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Un « Deux poids deux mesures », mais lequel ?

Retour sur quelques dérives racistes, inégalement réprouvées

par Noémie Emmanuel
29 août 2022

De la nouvelle gesticulation martiale du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, celle qui vise à faire expulser l’imam Hassan Iquioussen, ou du moins à incarner la volonté de le faire expulser, au mépris de l’État de droit, l’essentiel a été dit, notamment la sidérante duplicité d’un aventurier qui s’en prend, aujourd’hui, de la Place Beauvau, à un homme qu’il courtisait il y a peu, lorsqu’il briguait un siège de député. Plus profondément, les griefs les plus graves invoqués pour justifier l’expulsion se retournent de manière particulièrement facile et accablante contre le ministre lui-même. Il est en effet reproché à Hassan Iquioussen de prêcher un Islam réactionnaire, contraire aux principes et lois de la République, et notamment à celles qui instituent l’égalité entre les sexes et les sexualités, alors même que le ministre expulseur est lui-même conu pour avoir mené ce qu’il nomme « une vie de jeune homme » pour le moins problématique, marquée par l’abus de pouvoir sexiste le plus grossier, avant de se faire connaître par un combat acharné contre le mariage pour tous, et même la promesse, après l’institution dudit mariage, de ne jamais en célébrer en tant que maire. Il est enfin reproché à Hassan Iquioussen des propos antisémites, alors que la controverse sur lesdits propos était ancienne et notoire au moment où Gérald Darmanin instaurait avec l’imam un dialogue cordial, et que par ailleurs, surtout, le ministre a lui-même proféré, par écrit, dans un livre écrit, lu, relu et signé de sa main, des propos d’un antisémitisme caractérisé – et cela bien plus récemment, puisque c’était l’an dernier. C’est sur ce dernier épisode, étonemment silencié par la quasi totalité du beau monde politique et médiatique, que nous souhaitons pour notre part revenir, en republiant un texte que Noémie Emmanuel lui avait alors consacré, et qui pointait un deux poids deux mesures : non pas comme on le dit souvent, un peu vite, « entre un antisémitisme qui serait unanimement et constamment combattu et d’autres racismes qui le seraient moins », mais « entre deux antisémitismes, inégalement réprouvés ». Selon que vous serez, précisément, prédicateur musulman ou ministre de la République.

Mercredi dernier est paru, en une de Siné mensuel, une caricature du président Macron qui a provoqué un malaise certain, et même une légitime indignation, du fait de ses profonds relents antisémites. C’est sur cette caricature et sur les différentes réactions qu’elle a suscitées que nous voudrions revenir, mais aussi sur quelques autres dessins ou écrits du même tonneau, parus récemment. Car c’est bel et bien un « Deux poids deux mesures », pour reprendre une formule consacrée, qui s’est manifesté une fois de plus, mais pas au sens où on l’entend souvent : la ligne de partage ne passe pas entre un antisémitisme qui serait unanimement et constamment combattu et d’autres racismes qui le seraient moins, mais entre deux antisémitismes, inégalement réprouvés.

La caricature parue en une du Siné mensuel du 7 avril 2021 mobilise les procédés iconographiques les plus éculés, produits de la longue tradition des caricatures antisémites : le nez transformé pour dessiner l’arc busqué caractéristique, le sourire carnassier, les lèvres lippues, les sourcils circonflexes, les doigts crochus et la bague au doigt, les traits transformés du président racontent la fourberie et l’opulence. Jusqu’à cette couronne rappelant celle portée par « le roi Rotschild » en couverture du Rire du 16 avril 1898 : Rotschild, y est coiffé d’une couronne surmontée d’un veau d’or et enserrant la planète, moitié couverte par ses mains griffues. Cette couronne est aussi celle du « roi de la finance », résumant, par le dessin, une figure bien connue du discours antisémite, et qu’Alphonse Toussenel a développée dans son pamphlet antisémite Les Juifs, Rois de l’époque. Les rois de l’époque sont ceux qui ont rendu « toute entreprise impossible sans leur appui », et « tout acte politique important dépendant de l’accueil qui lui sera fait par le monde de l’argent », les Juifs, donc. Rappelons, pour rendre encore plus explicite les codes tacites du dessin, qu’on reproche régulièrement à Macron son passage par la banque Rotschild, expérience professionnelle qui n’a pas fini d’alimenter les théories antisémites.

Dans le dessin de Solé, le texte est là pour étayer tout ce que les images charrient : le titre, « quoi qu’il vous en coûte », parodie le « quoi qu’il en coûte » de Macron et met en exergue la duplicité du président : ce sera à nous de payer. Le rire perfide dans la bulle, « hin hin », finit de rendre visible la perfidie : il nous a bien eu, le fourbe.

À tous ceux qui, pour défendre le dessin de Siné mensuel ont jugé pertinent l’argument, « ce n’est pas antisémite puisque Macron n’est pas juif », nous répondons qu’ils se trompent. Si les juifs ne sont pas directement visés ici, les stéréotypes qui les accablent sont pourtant mobilisés pour dénoncer la politique ultra-libérale d’un président, l’accuser de duperie et, par le même geste, valider une fois encore une association d’idées antisémites. Si l’énoncé « c’est un travail d’arabe » est raciste, même s’il ne vise pas un arabe, c’est parce qu’il véhicule l’idée que le travail effectué par « les arabes » est, par essence, mal fait. Comme traiter un homme de « gonzesse » est sexiste, comme « sale pute » est putophobe en plus d’être sexiste, sans nécessairement viser une travailleuse du sexe, et comme « enculé » est homophobe, même lancé à un hétéro. Il en va de même pour des dessins : la caricature de Macron est antisémite, indépendamment de la personne qu’elle vise (Macron, donc), parce qu’elle reprend des clichés et entérine des amalgames de sinistre mémoire : Juifs, fourberie, finance, Rois du monde.

Cette publication a suscité de nombreuses réactions dont celles du président du CRIF, Francis Kalifat, ou de la LICRA. L’incontournable Raphaël Enthoven y est même allé de son tweet. En réponse, d’autres ont souligné le « deux poids, deux mesures » dans l’indignation, rappelant que si la caricature de Solé dans Siné mensuel suscitait des réactions chez certains, ceux-là ne réagissaient jamais aux caricatures racistes de Charlie Hebdo. Ce qu’il faut bien admettre.

Dans son intervention, Francis Kalifat a fait lui-même le parallèle en concluant son post par ces mots : « N’est pas Charlie Hebdo qui veut ! ».

On se demande bien, pourtant, quelle est la différence, à ses yeux, entre ce président dépeint à travers les traits du « Juif Süss » et la syndicaliste Maryam Pougetoux représentée avec un faciès de singe, ou celle des femmes enlevées par Boko Haram, voilées, sans dents, aux lèvres charnues, qui hurlent pour réclamer « leurs allocs » – renvoyant à deux des tropes les plus évidents et grossiers de l’imagerie raciste contemporaine : l’animalisation et le « y a bon les allocs » de Jean-Marie Le Pen.

Quelle différence, donc ? Si j’en vois une, elle tient peut-être à l’héritage foisonnant de la caricature antisémite en France et en Europe, qui a eu des centaine d’années pour s’alimenter, se renforcer, finissant par se suffire à elle-même, résumant par quelques traits des siècles de discours. Héritage de plusieurs siècles donc, que Charlie Hebdo semble s’être donné pour mission, depuis plusieurs années, de rattraper, afin d’offrir un répertoire, lui aussi foisonnant, de traits et de figures, humiliant et stigmatisant les noir.e.s, les musulman.e.s, les Rroms, les réfugié.e.s.

Il est donc incontestable que la caricature antisémite de Siné mensuel a été dénoncée par des gens qui tolèrent très bien – voire soutiennent avec ferveur – les caricatures racistes, islamophobes ou négrophobes de Charlie hebdo. Pour autant, le sinistre et désormais célèbre « deux poids deux mesures » ne tient pas, du moins celui qui s’énonce ainsi : « quand c’est les juifs on dénonce, quand c’est les musulmans on ne dit rien ». Il y a trois semaines, en effet, la révélation du contenu antisémite du livre du ministre de l’intérieur, jusque-là passé inaperçu, a déchaîné quelques foules – mais ni le président du CRIF, ni le CRIF, ni la LICRA, ni Raphaël Enthoven n’y ont vu une once d’antisémitisme. Pour être précise, si la LICRA a réagi, nous y reviendrons, le Crif est resté silencieux, comme Raphaël Enthoven, pourtant très présent sur les réseaux sociaux, et toujours prêt à donner une leçon d’antiracisme.

Dans son « manifeste », le ministre de l’intérieur reprend pourtant à son compte exactement les mêmes tropes antisémites que ceux que véhicule l’image de Solé : l’avidité congénitale du Juif usurier qui abuse les bons français. Citons le ministre de l’intérieur, pour être précise : « la présence de dizaine de milliers de Juifs en France » causait des « difficultés », car « certains d’entre eux pratiquaient l’usure » au détriment des sujets français et « faisaient naitre troubles et réclamations ».

Comment donc expliquer le silence de ces acteurs sociaux, si prompts à dénoncer l’antisémitisme de Siné mensuel, et restés totalement mutiques face aux si problématiques écrits d’un ministre de l’intérieur ? Comment l’expliquer autrement qu’en comprenant que, pour ceux-là, ce qui fait l’antisémitisme (ou en tout cas l’antisémitisme reconnaissable et condamnable), ce ne sont pas les propos ou les actes, mais l’identité sociale et politique des personnes dont ils émanent ?

Il y a trois semaines, la LICRA était donc allée plus loin que le silence pudique d’un Enthoven ou d’un Kalifat, puisqu’elle avait pris la peine de réagir au scandale Darmanin, mais pour absoudre le ministre, en invoquant de manière pour le moins spécieuse le refus de « l’anachronisme », pour conclure (on ne sait en vertu de quelle logique) que les propos d’un ministre qui reprend à son compte en 2021 des poncifs antisémites « d’un autre âge » ne sont pas antisémites.

Cette semaine, la LICRA se fend d’un tweet humoristique, détectant un « variant anglais » à Siné mensuel, le « Corbyn-19 », faisant ainsi allusion au scandale qui a agité le parti travailliste britannique, menant à la suspension de Jeremy Corbyn, ancien chef du parti.

Le président du Crif, lui, dénonce la caricature antisémite, et insiste : ce « mensuel d’extrême gauche se distingue par son côté ignoble », « comme à son habitude ». Enthoven, après avoir indiqué qu’il refuse de « faire de la concurrence victimaire », s’empresse de mettre en concurrence la caricature de Solé avec la polémique actuelle concernant Gérard Darmon qui se grime en noir pour jouer Othello, et déclarer que le premier est « autrement plus grave et abject » que le second. Dénonciation de l’antisémitisme de la caricature de Macron, donc, pour, par la même occasion, délégitimer la dénonciation de la pratique du blackface encore d’actualité en France, qui s’inscrit dans le sillage de siècles de caricatures négrophobes.

Pour Kalifat, le Crif, la LICRA ou Enthoven, il semble donc urgent de réagir quand les poncifs antisémites sont diffusés par un journal de gauche ou, comme dit le président du Crif, « d’extrême gauche ». Comme, on l’a vu par ailleurs, ils sont prompts à réagir quand ils sont diffusés par des noirs, des musulmans, des gilets jaunes, des figures politiques de la gauche. Mais quand l’antisémitisme est véhiculé par un ministre de l’intérieur de droite, voire d’extrême droite (rappelons brièvement ses affinités avec l’Action française et la Manif pour tous), il n’existe pas.

C’est à se demander si, dans leur esprit, la dénonciation de l’antisémitisme a pour but de soutenir et défendre les Juifs, ou bien de taper sur les racisés, la gauche, les gilets jaunes, bref de maintenir l’ordre inégalitaire tel qu’il est.

Tout se passe comme si la dénonciation de l’antisémitisme devenait, chez ces gens, l’instrument du maintien de l’ordre social – donc, pour être claire : une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme à de tout autres fins. Mais pour autant, cette instrumentalisation ne doit à aucun moment nous faire oublier que les stéréotypes antisémites sont bien là, en Une de Siné mensuel comme dans le livre du ministre de l’Intérieur, et que s’il existe à l’évidence un « deux poids deux mesures », les Juifs sont loin d’en être les bénéficiaires.

Que conclure ? Les temps sont durs, puisqu’en l’espace d’une semaine, juste après avoir découvert les écrits nauséabonds de Gérald Darmanin, nous avons pu voir passer au moins trois dessins publiés dans la presse française, qui nous ont gravement interpellés :

 un dessin de Kino sur la maire de Strasbourg, Jeanne Barseghian, paru dans le Canard enchainé, qui, comme la montré Betty Papillon, puise lui aussi dans l’imaginaire judéophobe-xénophobe de l’entre-deux guerres ;

 un dessin de Coco publié dans Libération, amalgamant l’épidémie mortelle de Covid et les réunions non-mixtes entre racisé·e·s de l’UNEF, qui lui aussi puise dans l’imaginaire antisémite en remobilisant la figure du vampire, suceur de sang, vecteur de maladie, instigateur de trouble dans l’ordre français [1] ;

 le dessin de Solé dans Siné mensuel.

Dans tous ces cas cités, Coco, Kino, Solé, les tropes antisémites sont là en sous texte, ils aliment le racisme, l’islamophobie, la haine anti-arménienne, la stigmatisation des racisées et notamment celle des Juifs. La caricature raciste a le vent en poupe et elle puise dans le répertoire d’une longue tradition d’iconographie antisémite. Ces images deviennent des supports autonomes, se suffisant à eux-mêmes, et rendant superflus tout discours. Et de la sorte elles renforcent considérablement toutes les propagandes racistes et xénophobes : celle qui vise les musulman·e·s, les noir·e·s et les arabes qui souhaitent se réunir en non-mixité pour combattre l’ordre social raciste (comme dans le dessin de Coco), mais aussi celle d’une élue de gauche et d’origine arménienne prise dans la ligne de mire d’un ministre sans foi ni loi (comme dans le dessin de Kino) – et bien d’autres encore, hélas. Et l’on voit mal comment les Juifs eux-même en sortiraient indemnes – le dessin de Siné mensuel vient nous le rappeler