Le genre rap francophone et ses artistes ont, depuis leurs premières apparitions sur les écrans télévisés, lors de la deuxième moitié des années quatre-vingt, subi des traitements médiatiques délégitimant leurs pratiques en tant qu’activités artistiques ou musicales. Généralement convoqués en qualité de représentants des banlieues ou de figure archétypale du jeune arabe, noir ou musulman – voire émeutier en puissance – les rappeurs n’ont été que très rarement interviewés pour ce qu’ils étaient : des musiciens, auteurs/interprètes voire compositeurs, doués de compétences artistiques spécifiques [1]. Pour les médias généralistes, non spécialisés en culture hip-hop, le rap est davantage un phénomène social et politique à décrypter qu’un style musical à (faire) découvrir.
À la non-prise en compte de son caractère esthétique et musical se sont ajoutés quantité de discours infamants permettant, tout en déqualifiant une forme artistique, de déqualifier son auditoire et public supposé : les jeunes noirs, arabes ou musulmans des banlieues françaises. Eric Zemmour, feu chroniqueur de l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier, fut certainement un des hérauts de cette entreprise idéologique. Si je ne peux dresser un paysage de ses indénombrables provocations qu’il tenait face aux quelques rappeurs invités dans l’émission, je peux néanmoins citer sa fameuse phrase :
« Je pense que le rap est une sous-culture… Hein, heu… d’analphabètes. » [2]
Les mis en cause ne sont pas seulement les artistes de cette « sous-culture » mais également leur public dont l’illettrisme serait une évidence.
Bien entendu, certains rappeurs n’ont pas tardé à prendre au vol cette invitation à la joute verbale : une des pratiques originelle du rap n’est-elle pas celle de la battle où, du tac au tac, les rappeurs se répondent farouchement en faisant montre de leur inventivité orale ?
Parmi eux, le rappeur Youssoupha qui, dans le morceau « À force de le dire » de son avant-dernier album [3], rappait :
« À force de juger nos gueules, les gens le savent / qu’à la télé souvent les chroniqueurs diabolisent les banlieusards / Chaque fois qu’ça pète on dit qu’c’est nous / J’mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’Eric Zemmour. ».
A la suite de la publication de ce morceau, Eric Zemmour s’est empressé d’aller occuper la place de victime en déposant une plainte – contre Youssoupha, contre sa maison de disque, mais également contre des jeunes, dont un mineur, qui auraient relayé la chanson sur leurs blogs personnels – pour injure et… menace de mort [4]. Condamné en première instance à une amende avec sursis, Youssoupha fait appel de la décision du tribunal [5].
Au côté de ces traitements médiatiques généralisés, l’interview de Youssoupha par Audrey Pulvar et Natacha Polony du samedi 24 mars 2012, dans « On n’est pas couché », se contente de confirmer la règle. Rien de ce qui nous a été proposé ne pourrait détrôner Eric Zemmour de sa place de premier attaquant décomplexé, et pourtant, on observe invariablement les mêmes processus d’illégitimation d’une pratique musicale, de ses producteurs et de son public.
Les trois intervenants du cabaret de Laurent Ruquier, ont ainsi proposé vingt minutes d’émission durant lesquelles les rôles, comme on va le voir, étaient bien distribués.
Moment paternaliste :
Laurent Ruquier et « le-rappeur-qui-a-fait-des-études »
Pour commencer, Laurent Ruquier, sous un air débonnaire, présente Youssoupha avant de le faire passer sous le crible de ses chroniqueuses. Comme à chaque fois, le procédé peut sembler simple puisqu’il se contente de livrer des faits biographiques, en laissant le temps à son invité d’acquiescer lorsque son parcours lui est déroulé sous le nez. Les faits sont souvent exacts et n’offrent que peu de choix à l’interviewé. Il ne peut qu’admettre que ceux-ci sont justes, et n’a que très rarement une maitrise suffisante du cadre télévisuel en place pour débusquer les choix opérés par son biographe du moment. Car évidemment, lorsqu’il s’agit d’exposer une trajectoire personnelle et professionnelle en quelques minutes, la sélection des événements biographiques évoqués se révèle être un puissant outil idéologique capable de tracer les contours d’une personnalité au bon vouloir de la ligne éditoriale de l’émission, tout cela sous couvert d’objectivité empirique.
Ici, Laurent Ruquier alterne les marqueurs identitaires négatifs et positifs. Après une revue de presse rapide au détour de laquelle le présentateur s’étonne de la bonne réception critique du nouvel album, Noir Désir, de Youssoupha [6], Laurent Ruquier passe au parcours biographique du rappeur. Né en 1979 au Congo, élevé par sa mère, il est également né d’un père musicien. Youssoupha tente de se laisser aller à quelques mots à propos de ce dernier, Tabu Ley Rochereau :
Youssoupha : « C’était un chanteur de rumba, comment dire ça, de variété africaine, et qui a eu un grand succès dans les années soixante-dix, quatre-vingt, il… »
Mais Laurent Ruquier l’interrompt : « Sauf, qu’il a fait au moins 68 enfants ! »
Si l’anecdote semble faire rire l’ensemble du plateau, Youssoupha y compris, on peut déjà se questionner quant à la pertinence d’une telle information, à laquelle le dialogue va se consacrer quelques instants. L’évocation du père aurait pu être pertinente dans le cadre de l’interview d’un artiste s’il avait été question de la relation du chanteur de rumba à son fils, de l’inspiration réelle ou supposée de cette filiation artistique ou encore du fait que Tabu Ley Rochereau fut le premier chanteur africain à se produire à l’Olympia (ce dernier fait est rapidement évoqué). Mais non, Laurent Ruquier préfère réchauffer les stéréotypes à propos du « père africain » et mettre en exergue, à l’aide de la locution « sauf », le thème de la « polygamie ».
Pourquoi cet état d’exception ? Que vient nous dire le « sauf » sinon qu’il minore le prestige du « grand succès » des années soixante-dix et quatre-vingt ? Ainsi s’opère l’exotisation du rappeur noir, présenté comme venant de contrées lointaines où les pères ont plusieurs femmes et, ainsi, la fabrication médiatique de l’étrangeté. A une époque où la polygamie, avec le port du voile et l’excision, est citée fréquemment comme la quintessence de l’opposition aux valeurs qui fondent « notre république », son évocation s’insère dans un discours public stigmatisant les populations issues des anciennes colonies comme héritières ou porteuses de coutumes archaïques. Elle souligne, davantage que le reste, la différence singulière de la personne interviewée.
L’anecdote passée, le portrait se poursuit : arrivé à dix ans en France, élevé par sa tante dans un petit appartement aux côté de ses quatre cousins et cousines, Youssoupha ne vit pas l’Eldorado sur lequel comptait sa mère en l’envoyant loin de chez lui. Il est même expulsé de son logement à 14 ans. Cependant, il est brillant à l’école et poursuit des études supérieures. Laurent Ruquier souhaite le souligner d’une manière particulière :
Laurent Ruquier : « Mais ça ne vous a pas empêché de poursuivre une scolarité brillante : 18 sur 20 à l’oral du bac en français, la meilleure note de l’académie. Vous êtes ensuite allé à Paris 3 suivre vos études : études de lettres, maîtrise [il insiste sur le mot] en Médiation Culturelle et Communication. C’est ce qui fait que vous êtes un peu considéré aujourd’hui un peu comme l’intello du rap ! »
Youssoupha : « Ouais, je suis intello surtout pour moi-même et …. »
N’écoutant pas sa réponse, Laurent Ruquier s’adresse, hilare, à Natacha Polony : « C’est pas difficile, c’est ça, vous allez me dire ! »
Natacha Polony ironique : « Non, non, non, vous me prêtez des pensées vraiment très noires »
Laurent Ruquier : « J’ai lu dans vos yeux : par comparaison c’est facile ! »
Youssoupha : « Franchement Laurent, vous cherchez un peu la merde, quand même »
Même si Natacha Polony se défend d’avoir eu de telles pensées et si Youssoupha explique que ce ne sont pas les études qui fondent le talent, le marronnier est lancé. La récurrence de ces propos est notable, et l’opposition entre « le rap », genre artistique intellectuellement indigent, et quelques rappeurs, qui possèderaient, eux, une rare intelligence, est une figure qui revient fréquemment au sein des médias généralistes – et chez leurs bons élèves...
Ainsi, il s’agit bien moins de noter un parcours louable que de railler – par contraste – l’ensemble d’un genre musical et ses représentants. Ici, Youssoupha constitue la partie présentable de l’iceberg, celle qui agit avant tout comme révélatrice d’une partie plus importante et considérée – par le silence à son égard – comme imbécile. L’exposition de l’intelligence rare des uns induit précisément l’idiotie majoritaire des autres.
De l’étonnement de Laurent Ruquier devant les « compliments » qu’a reçus l’album de Youssoupha à l’évocation de son parcours scolaire exemplaire, tout est fait dans ces airs épatés pour souligner ce qui serait exceptionnel : un immigré africain, fils de coureur de jupons, rappeur de surcroît, ne devrait normalement pas faire preuve de tant d’intelligence. L’apparente légitimation de l’un permet ainsi la délégitimation des autres.
Moment zemmourien :
Natacha Polony ou « la fin du racisme »
Laurent Ruquier passe ensuite la parole à ses chroniqueuses. La première à prendre la parole est Natacha Polony, qui est prête à reconnaître la qualité musicale de l’album. Cependant, très vite, sa critique du fond politique se fait dégradante. Youssoupha est un rappeur reconnu pour être « conscient » voire « engagé ». Ses albums sont empreints de thématiques politiques liées à une critique des oppressions post et néocoloniales et il s’engage parfois auprès du Collectif anti-négrophobie ou du Collectif Contre le Contrôle au Faciès. Il s’agit ici de l’attaquer sur ces positionnements :
Natacha Polony : « Vous dîtes à un moment ‘les abrutis diront que j’ai toujours le même thème’, je revendique le statut d’abruti parce que, quand, en fait honnêtement, quand… j’ai écouté toutes vos chansons, j’en ai tiré un peu la conclusion que ce qui ressortait de cet album c’est que […] les discriminations c’est mal, grosso modo, c’est à peu près, voilà ce que j’ai retrouvé dans beaucoup, beaucoup d’albums de rap. »
Youssoupha : « Rassurez moi, les discriminations c’est mal quand même ? »
Natacha Polony : « Ah Mais je suis entièrement d’accord que c’est mal, ça on est d’accord parce que, de toute façon tout le monde est d’accord, donc c’est pas compliqué d’être d’accord avec ça. »
Bien entendu, si tout le monde était d’accord que « les discriminations c’est mal », on se demande comment et pourquoi elles persistent et sont régulièrement mises au jour, par exemple, par les testing d’associations antiracistes ou les travaux du Bureau International du Travail.
Natacha Polony remet ici en question la nécessité de la dénonciation et d’une lutte contre les discriminations - puisque cette dénonciation serait banale et répandue.
Deux arguments viennent compléter cette prise de position. Tout d’abord celui-ci :
« J’ai entendu un discours que moi je trouve assez victimaire sur le thème : les profs m’ont pas orienté, on est discriminé, l’occident en gros nous impose sa vision. »
À quoi Youssoupha répondra : « Le rap, il décrit des faits, je sais pas, par rapport aux quartiers ou par rapport à l’immigration, qui sont redondants, mais le truc c’est que la réalité elle ne change pas. C’est-à-dire que moi je viens prendre le relais de quelque chose. Moi j’aimerai bien écrire sur les marguerites, c’est génial. »
Comme de nombreux commentateurs avant elle, Natacha Polony, du haut de son parcours d’excellence et de sa position dominante (elle est agrégée, diplômée de Sciences-Po, ancienne responsable politique chevènementiste et journaliste multicarte) ne peut s’empêcher de donner son avis sur la manière dont les dominés devraient exprimer le leur.
Le terme victimaire est lâché, et ôte le droit à quiconque de dire sa position de victime d’une injustice.
Enfin, c’est par son dernier argument que Natacha Polony s’enfonce, bien profondément, dans le siège d’Eric Zemmour :
« Le discours que vous tenez ne me semble pas particulièrement transgressif »
C’est ici que la rhétorique zemmourienne atteint son acmé. Le discours bien rôdé de l’ancien chroniqueur trouve ses adeptes : aujourd’hui ce seraient les opprimés qui auraient repris le pouvoir, en accablant leurs oppresseurs de leurs théories émancipatrices. Les féministes domineraient les hommes et leur désir de virilisme, les noirs auraient vaincu avec leur théorie de l’inexistence des races, et tous les opprimés qui se révoltent seraient les nouveaux conformistes - tandis qu’inversement ce serait le réactionnaire qui serait devenu transgressif…
Moment maternaliste :
Audrey Pulvar ou « Faut faire gaffe, c’est juste ça »
Enfin, la parole revient à Audrey Pulvar, qui va faire preuve d’une grande leçon de paternalisme, pardon : de maternalisme, intégrant parfaitement les discours dominants sur la censure du rap.
En premier lieu, la chroniqueuse se fend d’un commentaire critique sur le disque. Alors qu’on aurait pu attendre d’elle qu’elle nous expose ses impressions personnelles et la manière dont le disque l’a touchée ou non, elle préfère se positionner en spécialiste ès-rap :
« Déjà, sur l’ensemble du disque, moi j’ai beaucoup aimé le son, vraiment. Je trouve c’est un disque avant-gardiste, inventif (…) l’appel que vous faites aux voix, aux instruments, le fait de déstructurer un peu la rythmique du rap habituel, je trouve ça très intéressant. C’est vrai qu’il est un peu long le disque, il y a beaucoup de morceaux, donc on va pas s’en plaindre. Mais peut-être un peu moins, un peu moins de chansons, plus abouties, ça serait mieux. »
Le ton guindé ajoute au comique de la scène : la chroniqueuse tente de trouver des termes adéquats pour commenter un genre musical qu’elle ne connaît visiblement pas suffisamment. Telle une éditrice à son auteur ou une directrice de thèse à son doctorant, elle conseille le rappeur sur la longueur de l’œuvre ou la puissance des chansons. Le paternalisme du ton à l’égard du rappeur ôte à nouveau à ce dernier la légitimité de sa position d’artiste respectable.
Enfin, Audrey Pulvar évoque le procès de Youssoupha contre Eric Zemmour, la chanson qui l’y a mené et le fait qu’il ne faut pas s’étonner, quand on fait de la provocation, de susciter des réactions… Mais surtout, elle saisit, elle aussi, de cet épisode juridique pour installer un peu plus un climat de défiance vis-à-vis du public supposé du rap. En effet, ce qui poserait problème ne serait pas tant les propos virulents mais esthétisés de Youssoupha, mais plutôt la manière dont ceux-ci pourraient être interprétés par son public :
« Là où je ne suis pas d’accord avec vous, c’est sur le fait de cibler des gens…. nominativement. Parce que même si dans le propos que vous avez tenu vis-à-vis d’Eric Zemmour, vous, ne mettez pas une menace de mort, d’autres peuvent l’interpréter comme ça. Et on est dans un monde aujourd’hui d’instantanéité, de crispation, dans laquelle les nouveaux médias notamment internet, twitter, ont une grosse responsabilité, il y a une exacerbation terrible (…) et il suffit de pas grand chose pour que quelqu’un passe à l’acte. Donc faut faire gaffe, c’est juste ça. »
Ainsi, le public, trop stupide, ne serait pas en capacité de comprendre que la contestation mise en mot et en musique de Youssoupha appelle à une critique du chroniqueur cité et non à son assassinat. Ce public supposé serait bien celui que les médias construisent : une horde de barbares non-instruits, prêts à prendre les armes ou brûler des voitures sans discernement, ni visées politiques.
Alors que les rappeurs ont souvent été cités comme coupables lors des révoltes des quartiers populaires (dont une tentative de plainte contre sept groupes de rap en 2005 par le député UMP François Grosdidier), accusés d’attiser la haine, Audrey Pulvar irait presque plus loin : Aujourd’hui « il ne suffit de plus grand chose pour que quelqu’un passe à l’acte » dit-elle, et ce « plus grand chose » pourrait être l’incitation d’une chanson. Rien ne permet d’affirmer qu’elle pense aux actes de Mohammed Mérah, mais le contexte aidant, c’est ce que des téléspectateurs ont pu comprendre.
A aucun moment les paroles insultantes, racistes et sexistes d’Eric Zemmour ne sont prises en compte dans l’analyse de la haine qui lui est portée par des millions de non-blancs, femmes ou homosexuels. En cas de représailles, les responsables seraient donc ceux qui expriment la contestation de ces idées nauséabondes, et non celui qui les clame sur tous les plateaux télévisés.
Youssoupha répondra à ce commentaire insultant par un exemple tout aussi révélateur :
« Après c’est vrai que c’est mon parti pris, mais justement je compte et j’ai confiance en la responsabilité de ceux qui écoutent mes disques. Je me rappelle que lorsqu’il y avait eu le procès contre Eric Zemmour, par la suite j’ai fait une tribune dans le monde pour m’expliquer […] Une fois on avait eu l’avocat de Eric Zemmour, et un de mes managers lui parlait et lui disait ‘vous inquiétez pas on va pas vous assassiner, regardez la tribune dans le Monde’ et il lui a dit ‘c’est pas des lecteurs du monde dont j’ai peur’. Et j’avais trouvé ça super insultant. »
L’ennemi est pointé, le public supposé du rap de Youssoupha, le jeune non-blanc de banlieue, est dangereux. Lors de cette vingtaine de minutes d’interview, les animateurs et chroniqueurs de « On n’est pas couché » nous ont à nouveau démontré que le traitement du rap, des rappeurs et du public du rap à la télévision n’est pas celui d’un genre musical mais d’un phénomène social, contre lequel il s’agit en permanence de rappeler des normes et valeurs dominantes.
Your joke is not my joke
En guise d’apothèose, ce mot de la fin de Laurent Ruquier. Alors que Youssoupha raconte son expérience de professeur de l’émission « Pop star » et les rumeurs qui avaient couru à ce moment-là à propos de son éventuelle paternité de l’enfant de Sheryfa Luna, l’animateur coupe l’anecdote de Youssoupha et conclut l’interview par ces mots :
Laurent Ruquier : « Bah, à cause de votre père ! »
Eclats de rire.