Dans Le rappel à l’ordre, Daniel Lindenberg insis- tait sur le rôle du « bon mot » dans les discours néo- réactionnaires, et sur le fait que ce groupe structure, au début des années 2000, son discours presque davantage sur la forme que sur le fond, et surtout, en ne prenant pas ce dernier trop au sérieux. L’excuse du « beau style » est l’une des façons dont les idées réactionnaires ont pu légitimer leur présence dans l’espace public sur le long terme : « Dans un pays où, comme on le sait, “Un bon raisonnement offense” (Rousseau), le beau style excuse tout » (Lindenberg, 2016).
Chez Elizabeth Sandifer comme chez Angela Nagle, on retrouve l’insistance sur ce rôle de la flamboyance rhétorique et de l’élégance littéraire (souvent plus fantasmée que réelle). La première montre comment la jouissance rhétorique dont se pare le mouvement néoréactionnaire aux États- Unis cache une pauvreté théorique : « Notre pilule rouge [1]
authentique n’est pas prête pour la consommation de masse », exulte l’idéologue néoréactionnaire Mencius Moldbug citée par l’autrice, « elle fait la taille d’une balle de golf, même si elle n’est pas aussi lisse, et quand on l’avale elle éclate en deux pour révéler un cœur de sodium et de métal, qui déchirera votre gorge comme un charbon ardent. Il y aura des marques ».
Le problème, c’est que la « pilule rouge » de Moldbug est de la camelote idéologique frelatée, ancrée dans la conviction que les États-Unis sont trop étatistes et qu’il suffirait de laisser le pays être gouverné par des PDG pour obtenir un bon gouvernement (Sandifer, 2017). Il en va souvent de même de la rhétorique censée pointer les incohérences du « wokisme », par exemple celle d’un absolutisme lié à la certitude d’appartenir au « camp du Bien » et de rivaliser pour ce faire de démonstrations hypocrites de bonne volonté, de « signalement de vertu » visant à se donner de bons airs : « On espère recevoir ainsi la bénédiction des minorités, transformées en autorités morales, pour conserver sa position professionnelle et sociale et, surtout, pour demeurer dans le camp du bien », explique Mathieu Bock-Côté (2021).
Hélas, on serait bien en peine de trouver une seule position, politique ou non, ne consistant pas à penser que l’on a raison, et pour laquelle le fait d’y adhérer nécessite de penser que la position contraire a tort.
De même, l’accusation de « signalement de vertu » ne fonctionne qu’en faisant volontairement abstraction du fait que les gens ne font en général pas grand-chose avec pour objectif de se faire mal voir, y compris quand ce qu’ils font est transgressif. La « tyrannie du camp du bien » semble bien se résumer, en réalité, au fait de dire que l’on n’est pas d’accord avec les gens qui ne sont pas d’accord avec nous.
Cette stratégie de la flamboyance et de l’exagération rhétorique fonctionne pourtant, dans une certaine mesure. Le discours de l’alt-right américaine dans les années 2010, nous dit Angela Nagle, s’est nourri de la capacité d’internautes à utiliser l’humour, l’ironie ou le bon mot à des fins de propagande. Face à une gauche en ligne en reconstitution et plus encline à policer son langage, l’extrême-droite, au contraire, apprend sur la période la valeur d’une forme particulière d’ironie décapante, d’autant plus efficace qu’elle ne se prend pas au sérieux : tout le monde se moque de savoir, dans la blague du kangourou qui fait du scooter [2], que les kangourous ne font pas de scooter. C’est cette absurdité qui fait la blague, essayer de la « debunker » serait incohérent.
L’émergence de l’alt-right repose sur la plaisanterie, multipliant les séquences ou images soigneusement sélectionnées pour caricaturer, réduire ou ridiculiser le propos de leurs contradicteurs, registre satirique et sardonique qui se généralise ensuite. Cette approche est défendue dans la note de la Fondapol, sur inspiration d’un compte Twitter, « Titania McGarth », sati-isant avec virulence les « wokistes » états-uniens :
« Le compte de Titania “prédit” régulièrement l’avenir woke, dans la mesure où ses tweets au second degré se muent régulièrement en article woke au premier degré quelques mois plus tard. Ce phénomène s’est pour l’instant produit treize fois. On retrouve bien évidemment ici la dimension infalsifiable du wokisme » (Valentin, 2021). En réalité, l’art de la caricature étant basé sur l’imitation, c’est moins à une
« dimension infalsifiable » que l’on a affaire qu’au faitque les « articles wokes » font généralement écho à des polémiques discutées de longue date, ou que, du point de vue d’une personne suffisamment distante d’une opinion, cette opinion et sa parodie peuvent aisément se confondre, surtout si elle part d’un pr jugé négatif. Et les kangourous ne se déplacent pas en scooter.