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Un cri

Solitude arménienne, de Stepanakert à Paris

par Araxavan
17 novembre 2020

L’autrice présente ainsi les lignes qui suivent, publiées initialement sur Facebook le 8 octobre dernier : « Il m’arrive très rarement d’écrire sous le coup de l’émotion. Mais c’est arrivé, il n’y a pas longtemps. C’était alors que je regardais la diffusion d’une de ces manifestations organisées à Paris pour la paix en Artsakh ; ça s’est imposé à moi. Trop de fois, trop longtemps, j’ai refoulé ces paroles, espérant que, bientôt, un discours politique – qui n’est jamais venu – exprimerait tout ce que j’avais sur le cœur et me libérerait de ce besoin de crier. »

La publication de ce texte – initiative individuelle – est le témoignage de la faiblesse collective et politique, de la faiblesse intellectuelle et idéologique, de la lutte populaire arménienne. Je vais faire court, car j’ai des courbatures partout et je suis épuisée.

Je suis épuisée, car je ne peux rien faire, de là où je suis, pour mon peuple. Je ne peux rien faire contre les bombardements. Je ne peux rien faire contre ces fascistes. Je ne peux rien faire pour sauver les vies d’innocent.e.s et d’enfants que l’on perd chaque minute qui passe.

Je suis épuisée parce que je suis coincée entre plusieurs injonctions qui s’imposent à moi : expliquer les événements ; faire de l’agitation ; devoir me désolidariser de discours qui ne sont pas les miens, mais auxquels je suis forcément assimilée – parce que, de fait, on les tient en mon nom, bien que ce ne soit pas dit comme ça. Cela fait partie du jeu, et ça n’est la faute de personne.

La communauté arménienne a pour son ensemble de vieilles racines en France : son immigration massive date de 1916 : immigration post-génocidaire.

La communauté arménienne issue de cette immigration a été assimilée à « la blanchité » : en France, elle ne vit pas de racisme systémique. Mais à leur arrivée, ses ascendants étaient perçus et traités comme les Rroms le sont actuellement. Aujourd’hui, les « chiens de garde » de l’idéologie raciste et chauvine de ce pays la prennent souvent comme exemple d ’ « intégration » et de « bonne immigration ». N’est-ce pas également du racisme que de dire : « je vous respecte car vous faites semblant d’être blancs » ?

Ces « chiens de garde » veulent la « flatter » comme on cherche à flatter une foule, une masse informe, qu’on estime incapable de penser par elle-même. Malheureusement, ça n’a pas l’air de déranger certains représentants de la communauté – car, durant les rassemblements, je relève des ignominies dites à demi-mot. Des amalgames. Des choses dont je ne veux qu’elles soient dites en mon nom. J’entends que des politiques, invités aux rassemblements, jouent avec des mots comme on joue avec le feu ; ils soufflent sur le feu – en toute discrétion – lorsqu’ils disent qu’« en face » des troupes arméniennes et artsakhiotes « il y a des terroristes djihadistes islamistes ». Sans préciser : 1. qui sont les terroristes (quels types de terroristes), 2. qui sont les djihadistes, 3. qui sont les islamistes.

Que les trois termes soient péjoratifs, cela ne fait pas d’eux des synonymes – encore moins si on ne les définit pas clairement. Alors :

1. Aliev et Erdoğan sont des terroristes, mais des terroristes d’État. Ce ne sont pas les mêmes que les mercenaires de « l’État Islamique » – qu’ils envoient pourtant massacrer des Arménien.ne.s.

2. Je ne sais pas si Aliev et Erdoğan sont des islamistes. Je ne comprends pas bien la signification de ce terme – sans ironie aucune. Il est vrai que leur politique, dans leur discours, se mène au nom de la religion musulmane. Mais je ne peux pas en dire plus, car je ne maîtrise pas le sujet.

3. Si Aliev et Erdoğan veulent assimiler des populations non-turques (je rappelle que l’Azerbaïdjan et la Turquie ont comme devise commune « Deux États, une seule Nation »), c’est pour des raisons politiques. Ça n’est pas par ce que ce sont de méchants musulmans, que « l’Islam menace l’Occident et les tenants de la civilisation humaine ». Ils ont personnellement la haine des Arménien.ne.s, c’est certain, mais ça n’est pas la raison qui les pousse à faire une guerre. La raison se nomme expansionnisme.

Nous ne souhaitons pas que les Occidentaux – comme on a pu le voir dans un reportage diffusé par France 2 – se cajolent l’ego en empruntant le rôle du berger qui prend pitié de petites brebis fragiles et se positionne en protecteur à leur égard. Leur prétendue empathie est un pur « coup de com » d’arrivistes en retard, en direction des Arménien.ne.s d’Europe et des États-Unis d’Amérique. Leurs flatteries à six sous ne sont pas le remède pour le peuple d’Arménie, mais seulement le placebo que l’on administre à une identité fracturée, en terre d’exil. Pour les combattants sur place, elle ne changera strictement rien. C’est du bla-bla. Et en plus d’être sans efficacité, il est nauséabond.

Que dit ce bla-bla ? Il dit d’abord : « Dites Amen aux institutions ».

Il dit ensuite : « Faites confiance aux démocraties ».

Il dit aussi : « Nous vendons des armes à l’Azerbaïdjan, mais cela n’a rien avoir avec vous, car nous allons leur dire de les baisser. Tout ça c’est de l’économie, ça n’a rien à voir avec la politique. »

La preuve : des politiques se déplacent aux rassemblements communautaires pour se désoler du sort des Arménien.ne.s, au nom de la paix et de la démocratie, et parfois même au nom de la beauté de la faune et de la flore d’Artsakh – à propos desquelles ils improvisent quelques envolées lyriques déchirantes de sincérité.

C’est le camp de la paix. Le camp de la démocratie. Le camp de l’Occident. Le camp de la République. Quelle veine que cette guerre éclate maintenant, au moment où le gouvernement français s’apprête à sortir une « loi sur le séparatisme » – on ne pouvait rêver mieux ! Mais pendant que les téméraires chevaliers de la paix agitent leurs mains en hurlant des slogans vers eux, qui impose la paix en arrêtant l’armée azérie ? Personne.

Enfin, si : les armées arméniennes et artsakhiotes, composées de militaires et de volontaires qui essaient de retenir l’ennemi au prix de leurs vies. Mais ceux-là, personne ne leur vient en aide.

Alors vous savez, maintenant, qui sont les vrais héros. Et quand on vous dit que « tel pays », ou « tel.le politique » qui récite des discours de paix sur la place publique, est « avec les Arménien.ne.s », ne le croyez pas. Parce que nous, les Arménien.ne.s, même si on n’en a pas l’air (parce qu’on ne cesse de parler de nous comme de pauvres brebis que la République recueille en son sein, qu’on ne cesse de dire qu’on mérite la sympathie de l’Occident parce que l’on combat la Turquie, cette forteresse de l’Islam à la frontière de l’Occident, qui ne mérite pas sa place sur le continent des Droits de l’Homme), eh bien nous sommes bien seul.e.s.

Et s’ils veulent remonter les communautés opprimées en France contre nous, nous le serons encore plus. Et elles aussi.