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1. « Autobiographie » (Album Autobiographie, 1980)
« J’ai ouvert les yeux sur un meublé triste, rue Monsieur-le-Prince, au Quartier Latin, dans un milieu de chanteurs et d’artistes, qu’avaient un passé, pas de lendemain, des gens merveilleux un peu fantaisistes, qui parlaient le russe et puis l’arménien. »
Cette prodigieuse ouverture sera reprise en coda, et le tout dernier mot de l’histoire sera donc « arménien ». Comme le dernier mot d’« Ils sont tombés » fut « Arménie ». Et comme celui de « Pour toi Arménie », à la fin de la décennie, sera « Hayastan ! », en arménien dans le texte. Voilà déjà qui n’est pas rien.
Après le génocide, donc, et avant le tremblement de terre, l’heure est au chant de l’exil. Après l’Anatolie, et avant le « retour » à Gyumri et Yerevan, nous nous posons rue Monsieur le Prince. Les choses mettent du temps, mais ça valait le coup d’attendre : Aznavour consacre la plus longue chanson de tout son répertoire (plus de sept minutes), la moins conventionnelle (sans refrain), la plus directement personnelle aussi, et l’une des plus écrites, l’une des plus touchantes, l’une des plus belles tout simplement, à une minutieuse évocation de son enfance parisienne de fils de réfugiés, avec ses « fins de mois difficiles » où l’on va au « Mont de piété » mettre en dépôt « un vieux samovar, des choses futiles, objets du passé auxquels on tenait »... Bref, la Bohème, la vraie. La sienne. Pas celle d’Henri Murger, vécue par procuration ou par projection.
Rappelés pour l’occasion, Garvarentz et Mauriat composent et orchestrent ce qui restera comme le dernier grand album d’Aznavour. La chanson-titre déroule donc sur sept minutes une mélodie délicate, délicieuse, tranquillement lyrique, avec intro explosive, accalmie, couplets fredonnés, ponts musicaux, arrêts, recommencements, accélérations et ralentissements, qui donnent envie d’appeler ça « Armenian Rhapsody ». Mais mis à part le format et la forme découpée, en plusieurs « mouvements », pas grand-chose à voir avec le tube de Queen. On est même aux antipodes en termes d’esthétique. Le chanteur-acteur s’est en effet imposé pour l’occasion un cadre formel un peu inhabituel, tant pour l’écriture que pour le chant : un réalisme poétique d’une étonnante sobriété, plus réaliste que poétique, en tout cas sans grandes effusions ou grandes audaces métaphoriques, et un chant lui aussi plus retenu, sans envolées ni vocales ni orchestrales – mise à part l’ouverture en forme de bourrasque, qui ne dépasse pas les douze secondes, après quoi tout se déroule doucement, pas à pas, dans le calme et la délicatesse.
Est-ce une projection personnelle, un délire interprétatif ? Peu importe, les chansons servent aussi à cela : projeter. J’entends pour ma part, dans ce commencement atypique, l’expression d’une histoire collective en effet singulière. Dans cette inversion inaugurale, le boucan d’abord, le grand calme ensuite, puis l’installation d’un tempo médian, j’entends le « hors-champ » de ce retour aux sources : l’avant 1924, l’avant « Rue Monsieur le Prince ». En clair : 1915, l’Anatolie, la catastrophe. Le bruit et la fureur, suivi d’un silence de mort, suivi d’une lente et timide « remise en route » du phénomène de la vie.
Et le reste à l’avenant. La douceur du chant, sa délicatesse et sa retenue lorsque résonnent ces premiers mots poignants, « J’ai ouvert les yeux sur un meublé triste », est quelque chose d’assez unique à entendre. C’est tout un peuple qui, discrètement, à l’abris des regards, est en train de se reconstituer. Tout doucement.
La douceur est le secret de cette immense chanson. Même si la voix monte ensuite en puissance, progressivement, pour redevenir cette voix aznavourienne qu’on connaît et qu’on aime, cette voix plaintive et appuyée, cette voix qui donne de la voix, on ne s’envole jamais jusqu’à ces paroxysmes sonores qui sont presque devenus la signature de l’artiste. Le « cabotin » est congédié, comme si Charles, redevenu enfant, écrivait et chantait sous le regard affectueux mais intimidant de Knar et Mamikon, ses parents désormais absents. Nous sommes, une fois n’est pas coutume, dans le registre de la « chronique », sur fond de ballade presque bossa nova, avec synthé intimiste, et ça lui réussit.
Hommage est rendu à ces parents artistes du dimanche – et d’un peu plus que ça. Au père « chanteur d’opérette », « nanti d’une voix que j’envie encore ». À la mère cantonnée aux « emplois de soubrette », à leur troupe qui « ne roulait pas sur l’or ». Et bien-au-delà, à toute la communauté des noms en « ian ». Et plus largement encore, à travers cette joyeuse bande des copains de papa et maman, à toute la diaspora, voire – la chanson les nomme ainsi – à tous les « émigrants » :
« Tous ces comédiens chargés de famille, mais dont le français était hésitant, devaient accepter, pour gagner leur vie, le premier emploi qui était vacant : conduire un taxi ou tirer l’aiguille, ça pouvait se faire avec un accent ».
C’est un autre temps fort de la chanson, qui en compte plus d’un. De la sociologie rigoureuse, en même temps qu’affectueuse, et un jeu d’écriture à la fois malin et émouvant. Au moment même où il fait revivre l’accent et le « français hésitant » des parents, le fils multiplie les démonstrations d’hypercorrection linguistique : une syntaxe « soutenue » (la périphrase en « dont »), un vocabulaire tout aussi soutenu (« chargés de famille », « vacant »), voire précieux, parce que désuet (« tirer l’aiguille »). Ce qui est beau est justement le fait que cette hypercorrection se fait entendre au moment précis où est évoquée la langue approximative des parents, et qu’elle ne sert pas à s’en démarquer mais au contraire à honorer le mieux possible, de la plus belle des manières, ces parents avec leur accent : dans la plus impeccable des langues françaises, la plus « endimanchée », presque « Vieille France », la plus imparable aussi pour clouer le bec à tous les contempteurs d’accent et autres ricaneurs xénophobes.
Ce qui émeut aussi est la manière dont la catastrophe inaugurale n’est pas esquivée, mais différée et floutée. Parce qu’il faut laisser passer quelques couplets – représentant métonymiquement quelques années – de quotidienneté et de douceur de vivre avant de retrouver la force de dire cette catastrophe. Et parce que la catastrophe, à ce moment-là d’une vie (celle d’un enfant de rescapés, de réfugiés, d’immigrés, et au-delà celle d’un peuple qui se reconstruit), ne peut être contée que d’une manière ultra-pudique, allusive, « trouée » et euphémisée – exactement comme Jean Ferrat, quelques années plus tard, lorsqu’il mentionne, presque en passant, la simple « image d’un père évanoui, qui disparut avec la guerre » :
« On parlait de ceux morts près du Bosphore, buvait à la vie, buvait aux copains, les femmes pleuraient, et jusqu’aux aurores, les hommes chantaient quelques vieux refrains, qui venaient de loin, du fond d’un folklore, où vivaient la mort, l’amour et le vin ».
« Ainsi j’ai grandi sans contrainte aucune, me soûlant la nuit, travaillant le jour, ma vie a connu diverses fortunes, j’ai frôlé la mort, j’ai trouvé l’amour, j’ai eu des enfants qui m’ont vu, plus d’une fois, me souvenir, le coeur un peu lourd ».
Tant de choses encore pourraient être dites en faveur de cette « autobiographie » paradoxale, d’une singulière et déroutante pudeur sur le fond comme sur la forme, qui « livre » et « dévoile » tellement peu au regard de ce qui est d’usage dans le genre autobiographique – et au regard aussi, et surtout, de ce que nous livre, corps et âme, en paroles et en musique, le Charles Aznavour des « œuvres de fiction ». Comment nommer la chose ? Une infra-autobiographie, une proto-autobiographie, une para-autobiographie ? Une anti-autobiographie ? Aznavour n’a pas cette ambition, à vrai dire il s’en contrefout. À vrai dire il n’est plus maître du jeu. C’est à son corps défendant, parce qu’il doit le faire, et le faire ainsi, et pas autrement, qu’il se plonge tête la première dans un nouveau jeu de rôles et de déplacements : après avoir toute sa vie pratiqué l’autobiographie déguisée, en endossant tous les « rôles de composition » possibles (le chanteur raté, le théâtreux cabotin, le résistant, l’homosexuel transformiste, le communiste dissident, et bien sûr la malheureuse Gabrielle Russier), voici que la même pudeur amène notre artiste à renverser le jeu et à simuler l’autobiographie – jusqu’à donner ce titre à la chanson mais aussi à l’album entier, et reproduire sur la pochette le design des grands volumes de chez Gallimard – pour nous faire passer, comme en contrebande, quelque chose de tout à fait différent, relevant même d’autres genres littéraires canoniques : un long et bouleversant chant de louange à la génération d’avant, celle de Mamikon qui vient alors de disparaître (en 1978), douze ans après son épouse Knar. À son courage et sa rage de vivre, à son charme et sa « fantaisie », à sa générosité :
« Nous avions toujours des amis à table, le peu qu’on avait on le partageait, mes parents disaient : ce serait le diable… si demain le Ciel ne nous le rendait. Ce n’était pas là geste charitable : ils aimaient les autres, et Dieu nous aidait ».
On pourrait – ou il faudrait – parler encore des heures de toute cette beauté. Mais arrêtons-nous là, et laissons chacune et chacun découvrir ou redécouvrir le long fil de cette longue et sublime élégie, qui vient nous dire, sur une musique évidente et fluide comme l’eau d’une rivière, dans une langue française parfaitement maîtrisée, ciselée, sans accent ni imperfection, la grandeur et la beauté de cette fraction du peuple de France qui disait « la théâtre » et « le Pharmacie » – et préférait, dans l’intimité du foyer familial, parler le russe et puis l’arménien.
2. « Ça passe » (Album Autobiographie, 1980)
De cet album de bout en bout excellent, on aurait aimé retenir bien d’autres moments forts, en particulier « Le souvenir de toi », dans la lignée bouleversante de « Mais c’était hier » et « Ne t’en fais pas », et pourquoi pas « Mon émouvant amour », et trois réjouissantes ritournelles disco-funk pour danser, chantonner et sourire : l’ethnographique et tendre « Allez Vaï Marseille », le coquin et désopilant « Je fantasme », et « L’amour, bon Dieu l’amour », carrément cochon, carrément génial. Faute de place, on a dû se contenter d’un seul titre, qui clôt en grande beauté la tétralogie stoïcienne paradoxale de l’amour perdu, après donc « Mais c’était hier », « Ne t’en fais pas » et « Le souvenir de toi » :
« Ça passe, un jour ce mal disparaîtra, ça passe, mon cœur peu à peu oubliera… la garce, qui m′a joué… la farce, la comédie d’aimer, la parodie d′aimer ».
Cela s’appelle, on s’en doute, « Ça passe ». Et cela parle donc, une fois encore, du temps. Mais pour une fois le temps et son passage sont davantage la solution que le problème. Ce n’est plus le temps destructeur qui est chanté mais le temps réparateur. Comme dans « Et pourtant », « Parce que tu crois » et « Un jour », comme également dans l’immense « Entrez sans frapper » écrit par Fugain pour Dalida, comme dans toutes les chansons de cette espèce, je veux dire mélo-dramatico-épiques, qui nous prennent tout en bas et nous remontent tout en haut, chaque couplet franchit l’une des étapes fondamentales du deuil. Désespoir, rage, oubli, retour à la vie et à de nouvelles fixations de la libido :
« Ça passe, je connaîtrai d’autres saisons, vivaces, réapprendrai d′autres chansons, et même, mes lèvres à nouveau rediront : je t’aime, je t’aime ! ».
Ce mouvement ascendant, du caniveau au ciel étoilé, est impulsé aussi et surtout par la musique, et par sa généreuse orchestration : une basse encore pour porter les cœurs et les corps abattus et disloqués, une batterie en renfort, lourde comme le chagrin, robuste et inexorable comme le vouloir-vivre qui s’affirme et se réaffirme envers et contre tout, le piano pour les enjolivements, et les violons en arrière-fond qui attendent leur heure, après le pont musical, pour prendre leur envol et envahir nos têtes. De la très haute volée, on l’aura deviné, dans l’art musical de la consolation, ou plutôt de la ré-animation et des premiers soins.
3. « Ma mémoire » (Album Je fais comme si, 1981)
L’album suivant n’a pas la force d’Autobiographie. Comme dans Visages de l’amour en 76, seule la moitié des dix titres résiste au temps. Ce n’est pas le cas par exemple de l’exercice de style qui ouvre la première face, un remake mineur du féroce et jouissif « Voilà que tu reviens », qui déjà revisitait le tango mélanco de « Comme des étrangers ». Ce n’est pas le cas non plus de tous ces disco-funks un peu exsangues qui désormais succèdent au jazz et au rock pour musiquer les textes les plus enjoués (« Ce n’est pas une vie », « La dispute »). Ce n’est pas le cas enfin de ces ballades exagérément lentes et chargées, ankylosées, noyées dans des saxos sans éclat et des choeurs cette fois-ci trop doucereux, à la limite de la musique d’ascenseur – comme cette inutile reprise de « Retiens la nuit » [1]. La basse caoutchouteuse, le ralentissement et l’épaississement du son ne se révèlent intéressants – et même efficaces, émouvants – que lorsqu’une mélodie sublime se présente, et tend une belle perche à la voix encore virtuose et bouleversante de l’artiste. C’est-à-dire quatre fois.
« Être », « Dieu », « Une vie d’amour », « Ma mémoire » : la lecture des quatre titres l’indique, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Rien de renversant à attendre sinon la musique, la voix, l’émotion, ce qui suffit amplement. Rien de révolutionnaire en termes de « thématique » ni en termes de « traitement », tout demeure ici cadré impeccablement, implacablement, par le plus classique des classicismes aznavouriens. L’amour perdu, la mémoire qui le fait revenir, et l’envolée métaphysique sur l’être et sur Dieu, le tout porté par une rythmique lente, lourde, majestueuse, et des mélodies imparables, d’un lyrisme fou. Et Mauriat, revenu l’an passé, qui reste aux commandes et s’acquitte excellemment de sa mission violonistique :
« Lorsque mes clairs-obscurs… agonisent, que mes eaux noires et pures… se précisent, ma mémoire… me lit à coeur ouvert ».
De toutes les chansons d’Aznavour sur la mémoire, nombreuses et marquantes, celle-ci est sans doute la moins sophistiquée dans son écriture, la plus pauvre d’un point de vue strictement formel, mais aussi la plus profonde et féconde philosophiquement – en particulier ce paradoxe tellement vrai d’une mémoire qui n’est pas agie mais agente, et qui nous lit plus que nous ne la lisons. C’est aussi la plus « physique », la plus prenante, celle qui par le sens comme par le son s’adresse directement aux tripes :
« Insensible au remords… que je forge, elle se plante encore… en ma gorge, ma mémoire… parle et parle trop fort ».
« Et je vis une vie… parallèle, qui m’appelle, qui m’étreint, je la souffre, la crie, je la lutte, la réfute, mais en vain ».
Je parle du son parce c’est du son que la chanson tire la plus grande part de sa puissance émotionnelle – à côté bien sûr des beaux déraillements lexicaux et syntaxiques – comme ce génial « je la lutte ». Encore et toujours ce son épais, lourd et néanmoins mouvementé, funky, porté par une grosse basse et une grosse batterie, un piano bien appuyé et des violons presque enfouis sous terre. Une production quasi hollywoodienne, au meilleur sens du terme, disons du côté de chez Quincy Jones, qui nous emporte dans de très hautes sphères musicales et dramatiques.
Passé le fabuleux pont musical, plus groovy que jamais, le propos simple et sobre, presque abstrait, sur la mémoire en général se fait de plus en plus incarné en passant à un « nous » et à son « histoire » – un nous et une histoire qui sonnent possiblement (et même nécessairement) « communautaires », et nous renvoient une fois encore, désolé, au génocide, jusqu’à ce qu’un autre tournant nous conduise à un « nous » romantique et même érotique :
« Éclairant d’un faux jour… illusoire… ce qui teintait d’amour… notre histoire… ma mémoire… me fait traverser mes enfers »
« Enfers et paradis que résume… un corps nu dans un lit qui s’embrume, ma mémoire me caresse et me perd ».
Le détour par le « nous » et par la catastrophe pourra donc être qualifié de contresens, mais à condition d’admettre ce qu’on a déjà entrevu par exemple dans « Mourir d’aimer » : que les contresens générés par une belle œuvre sont eux-même beaux, et qu’ils font sens à leur manière, et qu’aucun sens véritable n’a sur eux de véritable préséance. Ils sont au demeurant loin d’être ténus, les fils qui relient la catastrophe absolue, la perte de tout, le repli des forces de vie sur les sphères les plus intimes, et le surinvestissement de l’amour physique le plus physique, le plus vorace, le plus rageux.
On l’a par ailleurs signalé, plus d’une fois : l’amour heureux est moins logogénique, en tout cas en chanson, en tout cas selon notre auteur, mais ce dernier aimait ajouter spirituellement : « moi qui suis heureux, ce qui me sauve, c’est que j’ai de la mémoire ». La chanson ne mentionne certes pas ce pouvoir de sublimation que possède la mémoire humaine, elle se concentre sur son pouvoir d’accablement et de torture :
« Tandis que mon passé… se lézarde, elle entre en mon coeur et… le poignarde, ma mémoire, et j’en vis, et j’en meurs ».
Mais une fois encore, qui chante son mal l’enchante. Cette mémoire torturante et dévorante peut être à son tour mémorisée, chantée et enchantée, et le coup de poignard alors devient une étreinte, et l’agonie un délice.
4. « Une vie d’amour » (Album Je fais comme si, 1981)
Une autre grande tétralogie s’achève en beauté : celle des serments d’amours percutés et fracassés par le destin ou « le temps » – les deux termes sont synonymes chez Aznavour, comme nulle part ailleurs, et comme aucune autre paire de mots. Le texte est triste et beau, mais sans grande surprise. Le plus beau est en fait énoncé d’emblée, in medias res, dans le couplet introductif :
« Une vie d’amour, que l’on s’était jurée, et que le temps… a désarticulée, jour après jour, blesse mes pensées ».
D’abord un beau mot de cinq syllabes qui sonne bien et qui épouse rythmiquement l’état de casse et de morcellement subjectif dont il est question : « désarticulé ».
Ensuite une belle ambiguïté dans la simplissime formule « jour après jour ». Est-ce la désarticulation qui s’est faite « jour après jour », ou bien la blessure qui en découle, et la douleur qui continue de se faire sentir ?
Les deux compréhensions sont possibles : le temps peut désarticuler de manière lente, progressive et imperceptible les choses et les êtres, les amours et les vies (comme dans « Tu te laisses aller » ou « Il te suffisait que je t’aime »), mais il peut aussi frapper par surprise, d’un coup sec et brutal, et laisser ensuite les mécaniques endommagées encaisser le choc et s’enfoncer vers l’obsolescence. Aznavour ici en dit trop peu, sans doute à dessein, et l’on peut donc penser aux deux à la fois, et projeter dans les mots vagues de la chanson tous les films qu’on veut ou qu’on vit.
« Une vie d’amour » vient en tout cas conclure un cycle qui s’était ouvert en 55 avec « Sur ma vie » et qui s’était poursuivi avec « Paris au mois d’août » en 66 puis « Non, je n’ai rien oublié » en 71. Toujours la même histoire : celle du grand amour, tellement grand qu’il ne peut s’envisager que sous la modalité de la permanence et de l’éternel retour, mais tellement fragile que « le temps » vient le faucher en plein envol. L’idée du retour éternel se reterritorialise alors dans un ciel mental, sous la double modalité de la mémoire (du moment inoubliable) et de l’espérance (du retour dans l’Eden perdu) – « car un au revoir ne peut être un adieu », « car tout va, tout meurt, mais la flamme survit dans la chaleur d’un immortel été ».
Rien d’absolument nouveau et singulier, donc. On le concèdera. D’autant plus volontiers qu’ici encore c’est la musique qui fait tout le boulot. Composée par Garvarentz, orchestrée par Jean Musy, portée à sa plus haute intensité par le bel canto habité, voire possédé, du grand, très grand Charles.
5. « Dieu » (Album Je fais comme si,1981)
Parce que la place manque, décidément, j’ai dû choisir entre les deux ballades métaphysiques – et monosyllabiques – de cet Opus 81, quasi-jumelles, et longtemps tergiverser avant que finalement l’Être s’efface derrière Dieu ! Pourquoi ? Peut-être bien à cause de la mélodie. « Être » est une magnifique mélodie, mais « Dieu » c’est encore mieux. Peut-être parce qu’on y entend des échos de « Plaisir d’amour » – ce qui se comprend puisque ça ne parle que de ça. Peut-être parce que la production de Del Newman s’avère d’une efficacité diabolique… ou plutôt divine ! Une progression lente mais implacable, irrésistible, dans ce style aznavourien post-romantique des seventies finissantes, déjà évoqué et célébré précédemment : piano solo au premier couplet, basse et batterie qui se joignent au second, une basse bien ronde, une batterie bien carrée, et des violons qui ne se font entendre qu’en fin de chanson.
Les paroles une fois encore sont signées Jacques Plante, et une fois encore elles brillent par leur opacité ! L’homme blessé s’adresse à son Dieu pour lui dire Dieu sait quoi. Tout et son contraire. Qu’il lui est dévoué et qu’il lui en veut. Qu’il attend son intervention et qu’il n’attend plus rien. Que l’amour divin peut remplacer l’amour humain, et qu’il ne le peut pas. Un tissu de contradictions qui, à vrai dire, n’étonne pas chez un artiste incarnant la Contradiction comme Jésus a incarné la Divinité :
« Dieu, je ne suis qu’un homme, Dieu, aie pitié de moi, si c’est ta volonté, je suis résigné à porter ma croix »
« Dieu, si tu m’abandonnes, qui te remplacera ? Non, cherche autour de moi, personne ne m’ouvrira les bras »
« Dieu, si tu me condamnes, Dieu, qu’il en soit ainsi, si je n’ai plus d’amour, à quoi bon les jours, qu’importe ma vie ? »
Quelque chose en somme comme un « Amen » rageux. Un « ainsi-soit-il, mais » :
« Dieu, tu as pris mon âme, va, ne me laisse rien, va, jette aussi mon coeur aux flammes, je n’en ai plus besoin, mon Dieu ».
On ne sait plus si l’on a bien ou mal compris : Aznavour est-il en train de rendre grâces ou de blasphémer ? Ou les deux ensemble ? Est-ce qu’il blasphème en célébrant, ou est-ce qu’il célèbre en blasphémant ? En tout cas on pourrait le croire. Car au moment même où il semble faire allégeance et glorifier la splendeur divine, il laisse transparaître un peu plus qu’un « quant à soi ». Un peu plus qu’une amertume. Comme s’il se fâchait avec ce Dieu à qui il semble reprocher, comme il le faisait dès les années 50, de détruire l’amour humain parce qu’il « n’aime pas les mondes dont il n’est pas le créateur ». La chanson ne vient donc pas par hasard, si l’on y réfléchit bien, en conclusion de l’album, juste après « Une vie d’amour » : notre artiste qui, pour revoir l’être aimé et lui « parler encore », et vivre donc cette vie d’amour, clamait : « Je m’en remets à Dieu », n’a finalement pas été exaucé.
Au fond, Aznavour est croyant, mais son Dieu est Amour, pour de bon. Au pied de la lettre. Il est Amour et rien d’autre, sans ligne de fuite vers un au-delà métaphysique, si bien que son double, Dieu le Père, le Créateur, le Démiurge, le Juge, celui qui réclame l’amour, et donc jalouse ou empiète sur nos amours terrestres et humaines, trop humaines, ne peut inspirer à notre homme que cette froide, triste, belle et finalement pieuse colère.
6. « Je ne suis pas guéri de mes années d’enfance » (Album Une première danse, 1982)
Malédiction ! Une première danse est sans doute, si l’on met de côté le « Christmas Album » de 78, le premier « vrai album » franchement raté de Charles Aznavour, et l’un des plus ratés de toute sa carrière. Comme McCartney, comme Dylan, comme Lou Reed et Neil Young et comme une foule d’autres Anciens, notre Charles est englouti par le trou noir des mid-eighties, qui aura eu raison des génies les plus divers. Paroles et musiques s’appauvrissent, production et prise de son s’enlaidissent et perdent en rondeur, en épaisseur, en profondeur. Christian Gaubert, qu’on avait connu infiniment plus inspiré, enrobe vite fait des chansons vite écrites dans une soupe « jazzy » ou « funk » et même « reggae » à la mode – disgracieuse – de ces sales années 80. Du naufrage émergent de justesse la chanson-titre, dans un emballage rock-FM ultra commercial mais pourquoi pas [2], le touchant « Comme nous », ou encore l’adaptation d’une superbe mélodie russe, « Stenka Razine », magnifié par le chœur des Compagnons de la Chanson – mais l’histoire racontée est bien glauque… Ce qui est aimable dans cet album est aussi et surtout le coquin « L’amour nous emporte », dans la veine funky de « Je fantasme » sur l’album précédent [3], mais il y a surtout, surtout, comme dans le disque de Noël, une aiguille en or dans la botte de foin. Un authentique trésor caché, un chef d’œuvre tout à fait méconnu qui vient clore en beauté la longue série des méditations sur le temps, la mémoire et la jeunesse perdue. La suite de « Je n’ai pas vu le temps passer » en 78 et « Ma mémoire » en 80, au même niveau, voire plus haut dans la splendeur musicale et textuelle :
« Je ne suis pas guéri de mes années d’enfance, qui viennent me hanter chaque jour un peu plus, quand revivent en moi des voix qui se sont tues, et me serrent la gorge et blessent mes silences »
« Et je perçois au coeur le poignard de l’absence, revoyant mes parents me tenant par la main, tous les hommes sont nés pour rester orphelins, hier à peine est vécu que déjà c’est demain ».
Cette approche « médicale », « clinique », dont Jean Ferrat saura se souvenir en écrivant « Nul ne guérit de son enfance », nous vaut une série de métaphores d’une beauté qui coupe le souffle et d’une justesse qui redonne ce souffle à la pensée :
« Je ne suis pas guéri de mes années d’enfance, et je n’ai pas trouvé de remède à ce mal, dont la mémoire exsangue est le lit d’hôpital, sur lequel mon passé cherche sa survivance ».
La chute, plus encore, est d’une justesse qui rend superflue toute explication. Chacune et chacun la comprendra de manière immédiate et profonde, « body and soul », à moins de ne pas avoir eu d’enfance, ou de n’en être pas encore sorti, ou de ne s’en être encore pas assez éloigné :
« Je ne suis pas guéri de mes années d’enfance, d’ailleurs je le pourrais que je ne le veux pas, tant j’aime, les yeux clos, revenir sur mes pas, et remonter le cours… fou de mon existence, jusqu’aux années d’enfance… »
C’est donc Christian Gaubert qui a été rappelé pour la mise en sons, et sans revenir aux sommets imprenables des années 68-72, il s’acquitte parfaitement de sa mission – toujours ce son lourd et rassurant : basse, batterie piano, un peu de violons, du synthé, et quelques jolis licks de guitares qui, dans la gravité de cette somptueuse complainte automnale, réinsufflent un peu de jeu et… d’enfance.
7. « L’Enfant maquillé » (Album Aznavour chante Dimey et Aznavour, 1983)
Une belle surprise. Après s’être endormi sur ses lauriers de crooner de luxe, notre Charles, choqué à l’évidence par la disparition précoce – à tout juste cinquante ans – de son collègue et ami, met en musique dix poèmes de Bernard Dimey, et l’hommage au disparu sonne paradoxalement comme une renaissance. Une cure de jouvence, que l’artiste se serait offert du côté de la butte Montmartre et de ses lilas.
On ne sera pas surpris, si l’on connait un peu l’oeuvre de Dimey, par la veine cafardeuse de l’ensemble, à laquelle manque souvent la malice et la gnaque aznavourienne – ce que Nietzsche aurait appelé sa « joie tragique ». Une fois encore, le chanteur fait l’acteur, et rentre dans la peau d’un « personnage », qui se nomme ici Bernard et revient sur dix titres. C’est déroutant mais aussi fascinant, et très émouvant. On devine très bien, au demeurant, ce qui a séduit Aznavour dans le monde en clair-obscur et sans flamboyance de Dimey, où l’on cherche toujours à sourire et faire sourire, mais où le sourire demeure toujours un peu triste – voire franchement triste. Les terrains d’entente sont évidents : le goût conjugué du trivial et de la belle forme, la poésie populaire parisienne et plus précisément montmartroise, l’amour des muses et des putes, des bars et de leurs piliers, du pavé et du zinc, et enfin ce goût enfantin et cette pratique zélée de l’alexandrin, avec son rythme métronomique, presque martial, qui fait de Dimey quelque chose comme le tambour-major de l’armée des titis parigots.
Les mélodies sont parfaites, et la production de Jean Claudric plutôt bien ouvragée. Hormis une tentative un peu loupée de chanson burlesque (« Un bel incendie »), qu’auraient avantageusement remplacé « On a toujours le temps » et « Les bateaux sont partis » du même Dimey, aznavourisés sur d’autres albums, respectivement en 69 et en 87, on écoute et ré-écoute avec un plaisir un peu particulier ce truc pas tout à fait pareil que le reste d’Aznavour, mais pas non plus tout à fait autre. À côté de « L’amour et la guerre », chant pacifiste déjà sorti vingt ans plus tôt et ré-enregistré pour l’occasion, se distinguent une étonnante et séduisante rengaine pop avec choeurs enfantins : « Le trèfle à quatre feuilles, qui donne un aperçu de ce qu’aurait pu être un vrai bel et bon album de Noël, et plusieurs (très) tristes et (très) belles ballades – comme « La planète où mourir ou « La mer à boire ». Et bien sûr « La salle et la terrasse », où l’interprète se glisse dans le corps d’un garçon de café habité par l’âme de Dimey, à moins que ce soit l’inverse. Chanson Actors Studio, plus que jamais. La mélancolie enfin se fait un peu plus acerbe et frondeuse, sur des airs plus syncopés, dans « L’oeil du singe » ou « Lorsque mon coeur sera » – et c’est à cette dernière catégorie, dansante et déjantée, qu’appartient la pépite de l’album : l’étonnant et détonnant « Enfant maquillé ».
« L’enfant maquillé » est une joie et un mystère. Une joie parce qu’on décolle pour de bon des eaux profondes de la mélancolie dimeyenne, même s’il demeure un certain fond d’inquiétante étrangeté. Une joie parce que cette inquiétude, précisément, nous sort pour de bon de la quiétude désenchantée du reste de l’album, et lui impulse une énergie, un rythme et un mordant qui nous entraînent irrésistiblement sous la boule à paillettes et les lumières bleutées d’un nightclub de Pigalle – la dernière fois, ce n’était pas un enfant qui nous y invitait, mais un papa nommé Joseph. De Dimey à Demy, pour ainsi dire, « L’enfant maquillé » met les pieds dans le plat et sur le dance-floor pour nous propulser dans des territoires sensoriels, émotionnels et conceptuels à la fois plus diaboliques et plus innocents : ceux de l’enfance précisément, et de sa malice sans malice.
« L’enfant maquillé » est une fête et une joie parce que, pour une fois, on joue et on bouscule un peu cette régularité alexandrine implacable qui fait l’ordinaire de son charme rythmique, pour nous introduire dans l’univers magique du tango, mais un tango modernisé et queerisé. Un tango avec un peu de disco dedans !
L’ouverture donne le ton avec ce gros boum-boum de basse et de grosse caisse et ce génial refrain, rajouté par Aznave, metteur en sons malin, aux couplets de Dimey tout en alexandrins. Scandé par un choeur fou, furieux, d’hommes et de femmes, et d’enfants, ou des trois, on ne sait plus très bien :
« L’enfant maquillé ! Je suis… l’enfant maquillé ! »
« L’enfant maquillé » donc est une fête joyeuse, avant d’être mystérieuse, parce que ces simples mots produisent un enchantement qui précède toute question sur leur sens et celui de leur association. Ces mots parlent à notre âme, notre cœur, notre ventre, avant de questionner la raison raisonnante. Ils viennent nous aimanter avant qu’on sache pourquoi – enfin, en vérité, on sait un peu pourquoi : la nostalgie de l’enfance, de ses jeux, de ses fêtes, et puis le maquillage, au cœur même de ces fêtes. La farce, le déguisement et ce plaisir enfin, enfantin lui aussi, de faire face au bizarre, à l’inhabituel, ou bien à l’insolite, comme cette inversion : un chanteur bien adulte – et même sexagénaire – qui vient jouer les enfants. Avant même que s’enclenche un autre processus, également enfantin et également plaisant, celui de questionner et résoudre l’énigme, nous ressentons déjà – et en jouissons déjà – une double incongruité et un double amusement. D’abord le maquillage qui en lui-même suggère le jeu, la duperie et la filouterie. Puis l’autre filouterie qui se laisse deviner, au-delà de l’énoncé, dans l’acte d’énonciation : celui qui prétend être un enfant maquillé, et qui probablement se maquille en adulte, est en fait un adulte maquillé en enfant !
Ces va-et-viens étranges, on aura trois minutes pour bien les apprécier – dans tous les sens du terme : les savourer d’une part, et les élucider. Mais une chose est certaine : cette entrée en matière possède un charme fou et nous emporte loin.
Tout rebondit ensuite et le mystère grandit, car l’enfant maquillé nous file entre les doigts. ll paraît n’être fait ni de chair ni de sang, n’être qu’une statue, de pierre ou de métal, trônant au coin d’une rue ou au milieu d’une place :
« Je suis l’enfant dressé sur les places publiques, maquillé par le temps j’ai cinq siècles et demi, je connais de la vie paroles et musique, je fais peur quelquefois mais j’ai beaucoup d’amis ».
Il fait peur, nous dit-il, et il le redira. Il parlera aussi de ses peurs et de celles que les autres ressentent et qu’il ne ressent pas. Le mot peur est présent dans chacun des couplets, il rythme la chanson et vient donner le ton. Quel que soit le fin mot de cette complainte obscure, mystérieuse, hermétique, bourrée d’ambivalence, il s’agit en tout cas d’une chanson sur la peur.
Tout le reste en revanche verse dans le mystère. L’enfant qui nous fait peur est-il un simple spectre ? Faut-il prendre au sérieux les cinq siècles et demi ? S’agit-il de Paris, qui a un peu cet âge ? S’agit-il d’autre chose, ou bien d’une plaisanterie ? Ou bien faut-il tout prendre comme une métaphore : et l’enfant et son âge, et tout le reste aussi ? Le maquillage lui-même semble n’en être pas, ou alors en être un mais métaphoriquement, ou bien juste une patine déposée par le temps. Et la question de l’âge n’est plus dix ou cent ans, ou bien comme Aznavour pas très loin des soixante, mais elle se compte en siècles et veut dire autre chose :
« Je joue du tambourin pour les anniversaires… de ces dieux moribonds tournant au gré des vents… que sont l’orgueil, la peur ou le désir de plaire, vieillards, l’âge est venu d’avoir peur des enfants ! ».
Qui est donc cet enfant dont on dit et répète qu’il fait peur aux vieillards alors que d’ordinaire, c’est l’enfant qui a peur et le vieillard qui rit ? En quoi est-il grimé, qui puisse faire aussi peur ? Ou bien faut-il penser à ce que Freud appelle l’inquiétante étrangeté, celle qui nait, nous dit-il, d’une ressemblance troublante dans une altérité ? Celle qui unit deux choses qu’on pensait opposées. Freud parle d’une poupée qui parait animée, et Dimey d’un adulte qui bouge comme un enfant. Est-ce cela qui fait peur : le grimage qui fonctionne, et fait voir un adulte, mais que viennent traverser mille et unes traces d’enfance, des mouvements, des regards, des gestes, des mimiques, des jeux de tambourin ?
Cet enfant nous dit-on revient comme un esprit, qui hante nos vies adultes à chaque anniversaire. C’est-à-dire à chaque fois que nous prenons de l’âge, et qu’on l’officialise d’une manière chiffrée. Et qu’on le dramatise en soufflant des bougies. L’anniversaire en somme est ce drôle d’espace-temps qui rend sensible et grave notre vieillissement, et celui de nos « dieux », nos idoles, nos valeurs, et en même temps rejoue un rituel d’enfance. C’est donc le lieu rêvé, le point de chute idéal, pour cet esprit hybride, mi enfant mi vieillard, mi ange mi démon, qu’est l’enfant maquillé.
Statue sans âge ou d’âge qui ne se compte plus, l’enfant apparait donc comme un perturbateur, minant le jeu social, terrifiant ses agents, pilonnant ses idoles, et dans le même temps – armé d’un tambourin ! – égayant la partie, avec un peu de rythme et un joyeux boucan. L’enfant semble être en fait une puissance spectrale, un esprit, un fantôme qui revient sans prévenir tourmenter les adultes par le miroir tendu, leur renvoyant l’image de ce qu’ils sont devenus, leur rappelant les serments qu’ils avaient oubliés, tout en les amusant avec tous ses « amis » – que sont possiblement, du moins on peut le penser, les souvenirs heureux d’un âge moins empesé, sans orgueil et sans peur et sans désir de plaire, sans girouettes et sans dieux, enfin bref : insouciant. La suite en tous les cas file cette métaphore, en opposant encore au sérieux de l’adulte les « raisons » de l’enfance et sa douce folie :
« Je n’ai pas de parents, je n’ai pas de patrie, je parle avec les mains pour quelques initiés, et je sais travestir ma sagesse en folie, pour faire peur aux notaires, aux prêtres, aux épiciers ».
Travail, famille, patrie : tout est déboulonné, et une fois encore, une quatrième fois, soit une fois par couplet, ce drôle d’esprit d’enfance cherche à nous inquiéter – au sens très littéral de nous faire bouger, de nous mettre en mouvement, mais aussi dans le sens de jouer à nous faire peur, de causer du « scandale » dans une vie trop rangée :
« Je suis né, j’en ai peur, dans une cathédrale, à deux pas d’un bordel et d’un bain de vapeur, ne vous étonnez pas si j’aime le scandale, je suis de ces enfants dont il faut avoir peur ».
Les vieillards sont nombreux puisque l’enfant dit « vous », comme s’il interpellait toute une communauté. C’est le « vous » du rebelle, de l’intrus, du bouffon, de l’idiot du village, bref de l’individu qui bouscule le groupe et joue à le hanter :
« Un enfant qui ressemble à vos rêves imbéciles, ceux que vous oubliez à l’instant du réveil, je n’ai pas pour mission de vous laisser tranquille, archange déguisé ou diable c’est pareil ».
Ce « vous » est donc celui, très manifestement, qu’on utilise toujours pour dire « la société ». C’est un ordre social qui mis en question : un « monde des adultes » qui réprime les enfants et refoule les enfances – bref un monde adultiste :
« Que ça vous plaise ou non, je suis de votre époque, un enfant maquillé qui a beaucoup vécu, je vous laisse en partant mon rire et ma défroque, Je suis l’enfant trouvé que vous avez perdu ».
Tout s’emballe à nouveau : l’enfant nous dit lui-même qu’il a beaucoup vécu, qu’il est de notre époque – bref qu’il n’est pas si loin des vieillards qu’il taquine, et que peut-être même il n’y a qu’un seul vieillard, que l’enfant lui dit « vous » parce qu’il est bien élevé, et enfin que le vieux et l’enfant ne font qu’un. Que Dimey se dédouble et se parle à lui-même. Que c’est Dimey le Jeune qui s’adresse à l’Ancien. Qu’il vient lui reprocher d’avoir grandi sans lui, d’avoir mûri sans lui et même contre lui, de l’avoir refoulé dans des mondes nocturnes, de l’avoir cantonné dans l’espace du rêve, de toujours l’oublier « à l’instant du réveil ».
Derrière le maquillage de l’enfant maquillé, il y a donc un adulte, mais lui-même maquillé ! Ou, pour parler comme Nietzsche, il n’y a « derrière le masque » rien d’autre qu’« un autre masque ». L’enfant qui se présente comme grimé en adulte est en fait un adulte de près de soixante ans, qui dit être un enfant et qui chante cette enfance, et qui donc en un sens, performe et « se maquille ». Et enfin pour finir et pour, une nouvelle fois, venir tout compliquer, retourner, « maquiller », ce que dit cette chanson d’adulte maquillé en enfant maquillé lui-même est singulier : il se sent pour de bon habité par l’enfance, pour de bon visité par ce démon « ancien » (ancien de plus en plus quand passent les années), qu’il prenne la forme heureuse de l’« archange » ou bien celle, un peu plus perturbante, dont « diable » peut être le nom. Bien plus profondément il se vit comme enfant, au point qu’on pourrait dire que son devenir-adulte – ou son devenir « vieillard » – n’est pour lui rien de plus qu’une comédie sociale, une simple performance, une triste mascarade et donc… un maquillage !
Le temps sort de ses gonds, encore, une nouvelle fois. Le passé fait retour et percute le présent, et l’enfance prend de l’âge, en un sens très précis : elle s’éloigne à mesure que passent les années. Le vieillard représente, si l’on a bien saisi, tout ce qui nous sépare de l’enfant que l’on fut. C’est cette séparation qui, de fait, prend de l’âge, et c’est ce vieillard-là qu’il nous faut chahuter ! C’est bien du vieillissement que parle la chanson, mais surtout d’autre chose, de bien plus impérieux : le besoin viscéral de retrouver l’enfance, et de la faire revivre – en pensée mais pas que. « L’enfant maquillé », donc, est là pour incarner ce que déjà le Charles, deux ans auparavant, venait nous révéler dans une grande chanson : « Je ne suis pas guéri de mes années d’enfance ».
Et les filles dans les chœurs répètent à l’infini, comme pour nous inviter à venir faire un tour sur ces rives sauvages et pourtant enchantées :
« L’enfant maquillé, je suis l’enfant maquillé, l’enfant maquillé… perdu ! ».
Mais au terme de ce tango-disco parigot plein d’enfance et de vieillerie, d’angélisme et de diablerie, de peur et de rire, de sagesse et de folie, de tambourins, de bordels et de bains de vapeur, après qu’on ait à tue-tête entonné ce mystérieux cri de ralliement : « Je suis l’enfant maquillé ! », ce qui reste est l’écho saisissant d’une voix affolée, hallucinée, crachant sa panique comme elle l’avait rarement fait, et cette Bonne Nouvelle annoncée au dernier vers mais pressentie tout au long de ce chant de danse et de peur : ce fameux enfant perdu, des deux côtés de l’électrophone ou de la plateforme, des deux côtés de l’ampli, des deux côtés des enceintes, a été retrouvé.
8. « La maison hantée » (album Embrasse-moi, 1986)
Encore une histoire de revenants, même si la maison cette fois-ci n’est plus hantée par des rires et des jeux d’enfant mais par des jeux d’adultes.
Mais pour commencer, rappelons le contexte. Comme Léonard Cohen, et comme un peu tout le monde en cette fin des années 80, Aznavour finit par se mettre aux synthés. Des synthés maladroits souvent (« Une idée », « Rouler », « Tu nages en plein délire »), mais franchement inspirés à l’occasion, au point qu’à l’écoute du fulgurant « Belle, belle, dis », on se met à rêver à ce qu’aurait pu être un Aznavour négociant sérieusement et férocement un virage electro-funk, et à regretter qu’un vrai bon producteur, vraiment adepte et expert de ce genre de machines, ne soit pas venu en renfort, comme Billy Rush auprès de Gainsbourg ou, carrément, la fine équipe de Rico Conning avec Daho. Comment ne pas y penser, en fait, puisque « La maison hantée » chasse sur les mêmes terres dramaturgiques et musicales que « 4000 années d’horreur », enregistré la même année par notre Étienne bien-aimé ?
En l’état, en dehors de ses deux fulgurances electro-funk, l’album Embrasse-moi n’est pas exceptionnel mais il tient plutôt bien la route. Une route bien balisée, cent fois empruntée : celles des violons et du Grand Lento, la tendance dominante depuis les années 80, et un fond de plus en plus mélancolique dans les meilleurs titres (« Déjà », « De moins en moins », « Je me raccroche à toi »). Le temps qui passe et la peur de la perte n’ont bien sûr rien de nouveau dans l’oeuvre d’Aznavour, mais la cinquantaine a donné à la chose une nouvelle gravité, que la soixantaine vient radicaliser. Tout devient plus tangible, sérieux, presque dépressif, dans « Je me ressemble de moins en moins » notamment, bouleversante variation sur le « J’arrive où je suis étranger » d’Aragon – que Ferrat ne mettra en musique que dix ans plus tard, en 95. Comme le compositeur est encore brillant, et l’interprète toujours habité, ces lamentations ont quelque chose d’un enchantement. Notons enfin, à l’heure où refont surface une extrême droite légitimée et une droite légitime extrémisée, toutes deux en guerre contre le droit du sol, un bel hommage aux « Émigrants », paroles de Jacques Plante, musique d’Aznavour.
Mais revenons à nos fantômes. Comme chez Daho, disais-je, synthés, sequencers et boites à rythme conspirent pour nous livrer un ébouriffant et désopilant funk d’épouvante :
« J’habite une maison hantée, de la cave jusqu’au grenier, c’est incroyable, c’est fait de rires aux éclats, et puis de plaintes quelquefois, insoutenables, des objets partent sans raison, me visant avec précision, je les évite, il y a des meubles renversés, et des tentures arrachées, des bruits de fuite ».
Rien ne nous est épargné, jusqu’aux effets sonores tout droit sortis d’une fête foraine ou d’un film de série Z : portes qui claquent, échos, grincements, jusqu’à ce chant frémissant, haletant et « hululant » d’Aznavour, qui s’apparente aux voix caverneuses des spectres, mais tout autant aux hurlements des humains affolés par ces spectres (disons Sami et Scoubidou), et tout autant à la voix défaillante de l’amant au bord de la « petite mort ». Une double ambivalence qui n’a rien de gratuit, la suite va nous le montrer :
« J’habite une maison hantée, que j’aurais du mal à quitter, car hypocrite, j’adore au plus profond des nuits, certains chuchotements et cris, alors j’hésite, l’esprit du mal et puis du bien semblent s’être donné la main, quand ils me pincent, je sens un souffle contre moi, dans le noir s’envolent les draps, et le lit grince… ».
On l’a compris : ce que tout l’attirail du film fantastique vient métaphoriser, comme chez Daho, et comme avant lui dans les comédies de Richard Quine avec Kim Novak, c’est l’inquiétante et excitante étrangeté de la rencontre et de la « possession » amoureuse. À ceci près que ce n’est pas la grande peur des commencements comme chez Quine, ni celle du délaissement comme chez Daho, mais de manière bien plus originale et profonde la stupeur et le désarroi qui adviennent, secrètement mais sûrement, entre les deux, dans la quotidienneté en apparence ordinaire et anodine de « la vie à deux ». Les terrifiantes scènes de ménage, bien sûr, les assiettes qui volent, mais pas que :
« J’habite une maison hantée, non par un monstre décharné, ou un fantôme, mais par un feu follet subtil, qui tient mon coeur au bout d’un fil… et dans ses paumes ! Un petit génie plein de vie, qui n’a rien, entre nous soit dit, d’un ectoplasme, et qui sait au-delà de tout, combler mes rêves les plus fous, et mes fantasmes ! ».
On aurait dû le voir venir : l’ultime mystère, l’utime vertige, l’ultime stupeur, ne viennent pas tant de l’amour en crise que de ce « grand Autre » qu’est l’amour heureux, dans sa plénitude, quand il s’accomplit dans un acte et devient physique, quand par la plus étrange des alchimies deux ne font plus qu’un. Il fallait y penser : les cris, les grincements, les chuchotements, tout ce vacarme sourd et un peu bizarre qui sonorise les films d’épouvante, peut aussi bien rappeler – et donc rejouer, métaphoriser, sublimer – la « bande son » tout aussi insolite et déconcertante qui accompagne l’étrange et convulsif ballet des corps enlacés. La peur elle-même n’est pas absente dans cette chorégraphie. L’auteur de « L’amour / hurle moins fort, pense un peu aux voisins » le sait plutôt deux fois qu’une :
« Je suis envoûté tant et tant, que j’en perds la notion du temps, et de moi-même, aussi pourquoi nous le cacher, j’habite une maison hantée… par toi qui m’aimes, et moi qui t’aime, à m’en damner ! ».
Le chant halluciné, la voix d’outre-tombe, indécidablement terrifiée ou terrifiante, trouvent enfin leur explication dans ce twist final : le chanteur n’est pas seulement le locataire-spectateur médusé de la hantise, mais l’un de ses agents. Il hante autant qu’il est hanté – et c’est en effet, quand on y pense, une plutôt bonne définition de l’amour, quand il se passe bien. Le spectre est co-locataire ou co-propriétaire, le hanté est co-hanteur, et cette hantise mutuelle (et joyeuse) se parachève en une hantise tierce (et joyeuse encore) : celle de la maison, c’est-à-dire du monde, par l’amour lui-même.
Aznavour décroche en somme, sur le tard mais haut la main, ses galons de hanteur de charme.
9. « Je rentre chez nous » (Album Je bois, 1987)
Je bois (1987) est un album du même tonneau que le précédent – un peu de funk, beaucoup de slow – mais un peu plus vite et mal ficelé. Les « grands sujets » n’ont droit ni aux grandes mélodies, ni à la grande littérature (« La saudade », « l’aiguille ») et une fois encore on bouche les trous avec des reprises sans réelle nécessité (même si « Les bons moments » est une grande chanson, qui fonctionne encore très bien avec le gros son des eighties finissantes). Il reste toutefois, à la fin des fins, une fabuleuse paire de chansons, une triste et une joyeuse. La triste est très triste, et même franchement lugubre (« Les bateaux sont partis », encore un texte de Dimey), et la joyeuse est très joyeuse, et même malicieuse, et même un peu féroce (« Je ne ferai pas mes adieux », un régal). Enfin il y a le chef d’oeuvre qui sauve tout, et auquel on revient sans cesse. Une fois encore, en cette fin de liste, c’est bien la dark side of the Charles qui s’avère la plus lumineuse, rayonnante et résonnante.
Comme « Et pourtant », « Parce que tu crois », « Un jour », « Je rentre chez nous » est une histoire de sickamour. Une espèce de croisement, aussi, entre « Je ne veux pas rentrer chez moi » et « Voilà que tu reviens » – en plus hardcore puisque ce n’est même plus l’amante volage qui finit par revenir, mais notre Aznavour en personne, pour une reddition sans conditions :
« J’étais parti jurant que c’était pour toujours, je devrais me cracher cent fois à la figure, et m’arracher le coeur pour l’offrir aux vautours, je rentre chez nous, parjure ».
Ici encore, comme souvent chez Aznavour, une bonne part de la puissance « naturaliste » vient du fait qu’on est jeté au milieu d’une histoire en train de s’écrire, sans que soit planté l’ensemble du décor, sans qu’on sache grand-chose des tenants et des aboutissants. On ne sait pas qui a versé le premier sang, mais on sait qui s’avoue vaincu. Dans « Voilà que tu reviens », Aznavour ironisait : « Tu ne demandes pas si mon âme est meurtrie, si j’ai trouvé l’oubli… dans d’autres bras », ici la distribution des rôles est chamboulée, et plus encore la manière de raconter :
« Ma bouche était salive et mon coeur était sec, quand je faisais l’amour sans amour par réflexe, aux vierges effrayées, prises du bout du bec, comme on prend un café sur le comptoir du sexe ».
Le contraste est saisissant – et à vrai dire bouleversant – entre cette parole frontale, brutale, crue, presque pornographique, et la jolie, douce et nostalgique mélodie qui l’accompagne, proche cousine du fameux « How Insensitive » de Jobim. Sans parler des arrangements à l’eau de rose de Bernard Gérard, dramatiques juste ce qu’il faut, avec leurs arabesques easy listening à la Romano Musumarra, très en vogue à l’époque [4]. Quant à la performance vocale, gosh ! Il y avait longtemps que notre chanteur n’avait pas habité et éructé de la sorte un texte. Encore une chanson Actors studio.
Enfin, tout autant que l’interprète et que le compositeur, c’est Aznavour auteur qui retrouve ici une rigueur, une vigueur, une verdeur et une noirceur qu’on ne lui connaissait plus depuis « Mourir d’aimer » ou « Comme ils disent » :
« Sorti de mes enfers en voulant voir les cieux, j’ai eu des paradis artificiels et fades, n’ayant ni vu le diable ni rencontré Dieu, je rentre chez nous, malade ».
« Et comme un roi déchu abdiquant par amour, avec encore aux lèvres un âpre goût de cendre, mon coeur au grand galop fait le compte à rebours, je rentre chez nous… me rendre ».
« Étouffant tout orgueil tout en me vomissant, aux sources de mes maux pour retrouver mes chaînes, et célébrer nos noces de larmes et de sang, je rentre chez nous, sans haine ».
Jusqu’à cette une rage mélancolique, presque nihiliste, sur la fin :
« Ouvertes ou fermées, mes prisons sont en moi, ma vie n’est pas ma vie si tu n’en es le centre, et crever pour crever, autant crever sur toi, esclave de ton corps, planté dans ton bas-ventre »
« N’ayant rien résolu je reviens sur mes pas, pour toute honte bue rabâcher mes “je t’aime”, sachant qu’à petit feu tu me suicideras, le coeur à genoux, revenu de tout, je rentre chez nous… quand même ! ».
On sort lessivé, dans tous les sens du terme, de ce déluge de quatre minutes qui nous a secoué, épuisé, tétanisé, mais aussi lavé, raffraichi, régénéré. Ne me demandez pas d’expliquer pourquoi, je ne fais que constater.
« 10. « Je me voyais déjà » (Live in Paris, 1962, sorti en 2013)
Et pour finir, un retour en arrière ! Un album sorti en 2013, mais enregistré cinquante ans plus tôt. Un superbe album Live en petite formation, avec un excellent quartet de jazz composé essentiellement du grand François Rabbath et de ses deux frères. Où l’on peut trouver des versions plus intimistes et plus sobres – et souvent plus belles, plus poignantes – des premiers standards d’Aznavour, notamment « Tu étais trop jolie », « Lucie », « J’ai perdu la tête », « L’enfant prodigue », « Parce que », « Tu n’as plus », « Je veux te dire adieu », « Comme des étrangers », « Tu te laisses aller », et enfin le classique des classiques qui a fait tant gloser, cette fameuse histoire du gars qui lorgnait vers le haut de l’affiche, avec son ouverture désormais légendaire :
« À dix-huit ans j’ai quitté ma province, bien décidé à empoigner la vie, le cœur léger et le bagage mince, j’étais certain de conquérir Paris ».
On pourrait dérouler toute l’entièreté de ce texte d’anthologie, tellement bien connu qu’il en devient mal connu. Tellement « légendaire » – ou « iconique » comme on dit maintenant – qu’on en oublie la très réelle perfection, dans ce style photographique ou cinématographique tellement typique de l’écriture aznavourienne, avec ce sens tellement absolu du « bien vu bien dit » : captation du détail signifiant, puis mise en mot de ce détail dans un « haiku » aussi précis que concis. Cette fixation par exemple sur le « complet bleu », qui fut taillé chez « le meilleur couturier », et qui à la fin de la chanson dira la stagnation mieux que n’importe quel long discours – « ce complet bleu, y’a trente ans que je le porte ». Mais aussi « les photos, les chansons et les orchestrations », qui « ont eu raison » des maigres économies, puis « les trains de nuit et les filles à soldats », « les minables cachets, les valises à porter, les petits meublés et les maigres repas »… Et bien sûr ces rêves de célébrité, singulièrement incarnés, singulièrement ironiques et visionnaires aussi, puisque ce qui est ici présenté comme un fantasme d’éternel loser est la très exacte réalité de ce que sera, très peu d’années plus tard, la vie réelle d’un chanteur qui déjà n’est plus un loser :
« Je m’voyais déjà en photographie, au bras d’une star l’hiver dans la neige, l’été au soleil, je m’voyais déjà racontant ma vie, l’air désabusé à des débutants friands de conseils »
« Je m’voyais déjà cherchant dans ma liste celle qui le soir pourrait par faveur se pendre à mon cou ».
Il y a enfin bien sûr ce talent de dramaturge, cette capacité déjà présente dans « Tu te laisses aller », et qu’on retrouvera notamment dans « Me voilà seul », de produire le recul et l’autodérision en mettant en scène leur absence criante :
« On ne m’a pas aidé, je n’ai pas eu de veine, mais au fond de moi, je suis sûr au moins que j’ai du talent »
« Si tout a raté pour moi, si je suis dans l’ombre, ce n’est pas ma faute mais celle du public qui n’a rien compris »
« Moi j’étais trop pur ou trop en avance, mais un jour viendra je leur montrerai que j’ai du talent ».
La musique elle aussi est devenue tellement familière qu’on en oublie la subjugante beauté, les faux airs de tango et de musique de Chaplin – et bien sûr la touche burlesque apportée par le xylophone. Un xylophone que, cela dit, j’ai choisi d’écarter, en préférant la version plus minimaliste, moins pétaradante, du Live de 62 avec les frères Rabbath. Justement parce que ce minimalisme laisse une plus grande place à l’appréciation d’un merveilleux texte sur une merveilleuse musique.
Épilogue
La boucle est donc bouclée, et nous voici arrivés à bon port. L’année du centenaire s’achève, les cent chansons ont été honorées. Le temps qui s’ouvre est désormais celui du regret : celui de n’avoir pas tout dit, ou pas assez bien, et celui d’avoir exclu injustement. Mais la règle de ce jeu cruel était connue d’avance : choisir cent chansons d’or de Charles Aznavour, c’est exclure au moins cent autres chansons d’or. Certaines ont déjà été citées, au détour d’une phrase, d’autres pas encore, puisqu’elles furent produites après la date fatidique de 1987, à laquelle j’ai dû m’arrêter.
Après la fin des années 80 – et une ultime trilogie de ré-enregistrements remis au (pas toujours très bon) goût du jour [5] – il y aura pendant deux décennies, jusqu’à la fin, une dizaine d’albums certes inégaux mais méritant tous l’écoute – et même des tas d’écoutes. La voix se fatiguera au fil des ans, ce qui va s’avérer plus difficile à « intégrer » que pour beaucoup d’autres, Moustaki par exemple, dans la mesure où Aznavour s’est d’emblée construit et imposé dans une forme de « bel canto » de haute volée, avec beaucoup de tessiture et beaucoup de décibels. C’est dans cette forme qu’il a appris à composer, sans jamais avoir – comme Moustaki justement – à apprendre à faire avec des limites vocales qu’il n’a jamais eues.
Les arrangements aussi vont perdre en éclat et en inventivité, mais les belles mélodies et les beaux textes seront là jusqu’au bout. J’aurais en particulier aimé retenir, si mon forfait de cent chansons n’était pas épuisé, le désopilant « Vous et tu » (1992), et deux ans plus tard l’espiègle « Je t’aime A.I.M.E » – dont je garde un souvenir ému, au Palais des Congrès à la fin de l’année 2000. Et aussi le réjouissant remake de « Mes emmerdes » intitulé « À ma manière », ou encore des choses plus majestueuses – et néanmoins érotiques – comme « Toi et moi ». Puis en 97 « Nous nous reverrons un jour ou l’autre » – et son émouvant refrain : « Touchons du bois », « J’y tiens beaucoup ». Puis quelques jolies escapades blues (« On m’a donné ») ou latines (« Je danse avec l’amour », « Je ne savais pas »). Puis « On s’éveille à la vie » (2003), puis encore « Le souffle de ma vie » (2005), « Avant pendant après » (2007), « La vie est faite de hasards » (2011), « Et moi je reste là », et pour finir le poignant « Avec un brin de nostalgie » (2015). Il faut se rendre à l’évidence : l’animal fut coriace, résistant, mais aussi prodigue, et un Top 100 ne suffit pas à lui rendre justice. Nous nous reverrons donc, un jour ou l’autre. J’y tiens beaucoup.



