« Selon quel critère moral la violence utilisée par un esclave pour briser ses chaînes peut-elle être considérée comme la même que celle d’un maître d’esclaves ? » (Walter Rodney, intellectuel du Guyana, militant de la cause noire assassiné en 1980)
Cinq enfants enfermés dans des cages. Ils ont quatre, cinq ou six ans. Une voix off, brouillée, se moque d’eux. Dès le 8 octobre, ces images circulent sur les réseaux sociaux, preuve accablante de la sauvagerie du Hamas. Sur CNews, Olivier Rafowicz, colonel de réserve et porte-parole de l’armée israélienne que nous retrouverons au chapitre suivant les accrédite. L’historien Georges Bensoussan le soutient : « J’ai eu des témoignages directs hier, que j’ai vérifiés quand même pour éviter de tomber dans les fake news, d’enfants pris en otages qui ont été exhibés dans des cages. Des cages à animaux, ça a été filmé. »
Diffusée par la chaîne israélienne en français i24, dirigée par le Franco-israélien Patrick Drahi qui contrôle aussi BFM [1], l’information de la découverte de 40 nourrissons décapités dans le kibboutz de Kfar Aza a été largement relayée. Le gouvernement israélien et le Jerusalem Post confirment l’authenticité de photos de bébés tués par le Hamas. Le porte-parole de Nétanyahou explique que la décision de publier ces « photos atroces » a été prise « pour que le monde voie une partie des horreurs commises par le Hamas [2] ».
Une vidéo du ministère des Affaires étrangères israélien, diffusée le 11 octobre sur YouTube joue sur la corde sensible. 27 secondes montrant des licornes aux robes bleu et rose, au milieu d’arcs-en-ciel et d’étoiles souriantes. La douceur est soudain interrompue par un message inquiétant. « Nous savons que votre enfant ne peut pas lire ceci. Parents, nous avons un message important à vous transmettre ». Le chiffre 40 apparaît au centre de l’écran. « 40 nourrissons ont été assassinés en Israël par les terroristes du Hamas (Daech – sic). » « Tout comme vous feriez tout pour votre enfant, nous ferons tout pour protéger les nôtres. Serrez votre bébé dans vos bras et tenez-vous à nos côtés. »
Toutes ces contre-vérités sur les bébés décapités ou les enfants enfermés dans des cages finiront par être démenties par les médias israéliens et occidentaux. Mais elles vont construire l’atmosphère qui imprégnera la France et l’Occident dans les premières semaines qui suivent le 7 octobre et au-delà, justifier le soutien à la guerre totale menée par Israël, rendre le génocide à Gaza « acceptable ». Un « génocide d’atmosphère » s’installe en Occident. Le compte X (ex-Twitter) @caissesdegrève a reproduit et traduit, le 26 janvier, une émission de la chaîne 13 de la télévision israélienne, qui revient sur certaines de ces rumeurs infondées. Une séquence évoque un soldat prétendant avoir vu le cadavre d’une vieille femme du kibboutz Beeri, nommée Jenya, avec un numéro tatoué sur le bras, « une survivante de l’Holocauste à Auschwitz ». Le présentateur explique que, après vérification, aucune femme nommée Jenya ne vivait dans ce kibboutz. Dans un autre passage, un porte-parole de la police, au cours d’une visite organisée pour la presse étrangère, décrit « une femme enceinte, éventrée. Les choses qui arrivent sont tellement terribles. Ce n’est pas Netflix ou une émission de télévision, c’est la vraie vie. »
Le problème c’est que cela ne s’est jamais produit poursuit le présentateur qui interroge Mickey Rosenthal, journaliste et membre du parti travailliste : « Pourquoi les gens propagent-ils de tels bobards ? ». « Je suppose que c’est pour augmenter la haine contre le Hamas, répond-il. Ces gens ont peut-être entendu des rumeurs qu’ils colportent » et il ajoute : « La guerre n’est pas seulement militaire et politique, elle est principalement médiatique et c’est le plus important. » L’émission évoque ensuite des témoignages tout aussi infondés que les précédents sur un bébé placé dans un four, autre allusion à l’Holocauste. Elle se termine en disant qu’il n’y a eu aucune volonté de manipuler, mais que ce sont les « erreurs humaines » de gens traumatisés.
Aucune volonté de manipuler ? Le 18 octobre, Nétanyahou a affirmé à Joe Biden en visite en Israël que des dizaines d’enfants avaient été « capturés, attachés ensemble, brûlés et exécutés ». Le président américain a confirmé en avoir vu les photos avant d’assister en personne à la réunion du cabinet de guerre israélien, devenant un protagoniste actif de l’offensive que venait de déclencher Israël contre Gaza. Mais qui pourrait soupçonner Biden d’être un menteur ?
Le 31 octobre, le secrétaire d’État Antony Blinken témoigne, devant le Congrès, qu’une famille de quatre Israéliens a été tuée au petit-déjeuner le 7 octobre, après que l’on ait arraché les yeux au père, scié la poitrine de la mère, sectionné les doigts de la fille et la main du garçon, un mensonge de plus qui sert à faire taire les voix critiques des bombardements massifs israéliens contre Gaza.
Guerres et mensonges, une symbiose
C’est classique : la guerre porte le mensonge comme la nuée porte l’orage ; les manipulations, de plus en plus sophistiquées, de plus en plus mondialisées, se répètent au fil des conflits pour servir à justifier des agressions et des violations du droit international. La guerre du Golfe de 1990-1991, menée à la suite de l’invasion irakienne du Koweït, s’était accompagnée de délires sur l’armée irakienne présentée comme « la quatrième du monde », qui ferait peser une menace sur la planète, et de bobards inventés par des agences de communication sur des bébés que les soudards irakiens auraient « débranchés » des couveuses dans les maternités.
Une dizaine d’années plus tard, d’aussi prestigieux journaux que le Washington Post et le New York Times entérineront les fictions du président George W. Bush sur les armes de destruction massive qu’aurait possédées Saddam Hussein en 2003, et justifieront une invasion qui a fait des centaines de milliers de victimes et détruit l’État irakien. Une nouvelle fois, en octobre 2023, les fake news servent à justifier une offensive du Bien contre le Mal et à mobiliser les nouveaux croisés d’une « guerre de civilisation ». Elles s’inscrivent dans une campagne soigneusement concoctée par le gouvernement israélien, soutenue par les pays occidentaux et relayée sans beaucoup d’esprit critique par la plupart de leurs médias, et résumée par la dénomination « guerre entre le Hamas et Israël ».
Cette formulation a persisté même après que les médias aient rapporté qu’à Gaza, au moins 30 % des victimes sont des enfants « C’est stupéfiant, écrivait le 13 mars, sur le réseau X, le commissaire général de l’UNRWA Philippe Lazzarini. Le nombre d’enfants tués en un peu plus de quatre mois à Gaza est plus élevé que le nombre d’enfants tués en quatre ans de guerres dans le monde entier ». Et la grande majorité sont des civils, non des combattants des brigades d’Al-Qassam. Les consignes dans les différents journaux varient, mais le Hamas est presque toujours désigné comme « organisation terroriste » – sauf par l’Agence France Presse. Cela présente l’avantage d’exonérer par avance Israël de tous ses crimes : face au Mal absolu que symbolise le Hamas, tout n’est-il pas permis ?
La campagne de propagande israélienne a aggravé l’état de sidération de l’opinion nationale et des pays occidentaux après le 7 octobre, et a permis de justifier l’objectif de guerre proclamé de détruire le Hamas et l’objectif (à peine) caché de pousser les Palestiniens hors de Gaza. Elle se déploie sur deux axes. Le premier, comme dans toute guerre coloniale, c’est la dénonciation des « barbares » qui luttent contre la civilisation, les crimes commis le 7 octobre justifiant la nécessité de « riposter », sans aucune limite.
Le second, c’est « la lutte contre l’antisémitisme » dont la définition extensive (sur laquelle porte le chapitre 6 de ce livre) permet d’inclure parmi les coupables, en plus des Palestiniens, la Cour internationale de justice, les Nations unies et toutes ses institutions, Amnesty International, Human Rights Watch et, au besoin, certains alliés coupables de la moindre réserve sur la stratégie meurtrière de Tel-Aviv. Comme le faisait remarquer ironiquement le secrétaire d’État américain Henry Kissinger, personnage peu recommandable bien que prix Nobel de la paix, à propos de ses négociations avec les Israéliens : « Si vous n’êtes d’accord avec eux qu’à 95 %, ils vous accusent d’être un dangereux antisémite ». Lui-même était juif.
Les médias occidentaux ont largement repris à propos du 7 octobre le terme de pogrom et évoqué « le plus grand massacre de Juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». « Le plus grand massacre antisémite de notre siècle » a prétendu Emmanuel Macron. Vraiment ? Ceux qui ont été tués l’ont-ils été parce qu’ils étaient juifs ou parce qu’ils étaient des occupants ? Dans les années 1920, les colons juifs arrivant de Russie se heurtaient à l’opposition, parfois violente, des paysans palestiniens ; pour les immigrés, c’était une répétition des pogroms tsaristes ; pour les Palestiniens, c’était une résistance à des étrangers qui auraient pu être chinois ou guatémaltèques et qui s’installaient sur leurs terres en proclamant vouloir les en chasser.
Libération et Marianne vont reprendre ce mensonge du ministère des Affaires étrangères israélien selon lequel le Hamas aurait appelé le 10 octobre à s’attaquer aux Juifs partout dans le monde. Alerté par l’association luxembourgeoise Jewish Call For Peace (JCP), le site Arrêt sur images, le 28 décembre 2023, a montré que l’intervention incriminée de Khaled Mechaal, dirigeant du Hamas, ne comportait rien de tel. La présidente du JCP Martine Kleinberg déclara au site que « c’est une bombe médiatique » qui confirme que « de nombreux médias ne prennent pas le temps de faire leur travail en remontant à la source première et prennent pour argent comptant la propagande de guerre israélienne ».
Il faudra encore des semaines pour que les journalistes se montrent moins réceptifs à la désinformation israélienne et prennent, parfois, un peu de distance avec les éléments de langage de Tel-Aviv, à savoir : « C’est une guerre défensive et existentielle qui commence le 7 octobre et dont la seule cause serait la haine d’Israël, des juifs et de l’Occident ; c’est une guerre qui a été imposée à Israël, qui est en état de “légitime défense” ».