À la fin des années 1970, la mémoire du 17 octobre 1961 reste vive dans certains groupes d’extrême-gauche et chez quelques militant-e-s ayant directement vécu cette répression sanglante qualifiée de « pogrom » par Pierre Vidal-Naquet [1]. Mais le « mensonge d’État » construit dès l’automne 1961, et la « triple occultation » qui s’en suivit, font que ces journées restent « portées disparues » dans la mémoire collective et les manuels scolaires [2].
Au début des années 1980, sous le double effet de l’ouverture médiatique, favorisée par l’arrivée de la gauche au pouvoir, et des mobilisations d’enfants d’immigrés algériens – notamment autour de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 –, le massacre du 17 octobre 1961 commence à avoir droit de cité dans des médias de grande diffusion : quelques courts reportages, des séquences de documentaires, des articles de presse ou de rares analyses d’historiens permettent de sortir cette journée du silence [3]. En 1985, un premier livre d’enquête lui est même consacré par le journaliste et militant des droits de l’homme Michel Lévine. Cet ouvrage, aux qualités aujourd’hui unanimement reconnues, ne trouve alors pas de public. Son auteur, dépité, se débarrasse de sa documentation et abandonne ce sujet [4]. À l’époque, même s’il est évoqué dans les écrits et documentaires de Benjamin Stora notamment [5], le 17 octobre 1961 n’est alors pas un objet d’histoire légitime. La « Raison d’État » n’est absolument pas déstabilisée par le faible écho rencontré par les dénonciateurs de l’action de la police parisienne pendant la guerre d’indépendance algérienne.
C’est trente ans après le 17 octobre 1961, alors que pour la première fois s’organise une véritable commémoration militante, que paraît La bataille de Paris [6]. De par sa trajectoire et ses engagements militants, mais aussi grâce à son expérience accumulée d’« historien du dimanche » [7], Jean-Luc Einaudi est en situation de recueillir une centaine de témoignages (hauts fonctionnaires, ministres, militants et journalistes, et surtout Algériens et policiers), pour beaucoup inédits, ainsi que d’accéder à une petite partie des archives de la Fédération de France du FLN. Il propose ainsi une contextualisation et une reconstitution minutieuses d’événements, auxquels jamais une telle attention n’avait été portée. Les éditions du Seuil apportent leur crédibilité éditoriale et historique à un ouvrage qui, très vite, trouve un large public et que la presse relaie abondamment. Pendant des années, La bataille de Paris va être la somme indépassée et incontournable pour qui veut connaître un moment occulté qui peine encore à trouver place dans l’enseignement scolaire. Surtout, jusqu’à la fin des années 1990, aucune parole officielle ne vient apporter un démenti au récit mensonger forgé par les autorités de l’époque, et très rares sont les professionnels de l’histoire (universitaires, chercheurs) à dénoncer ce silence ou à faire avancer la connaissance des faits.
Jean-Luc Einaudi devient, lui, un infatigable militant de la lutte contre l’oubli. Il va à la fois compléter son enquête initiale, rencontrer des publics de plus en plus larges, et porter son combat pour la vérité historique dans de nouvelles arènes. Appuyé notamment par l’historien Claude Liauzu, il va inlassablement plaider la cause de l’ouverture des archives, en particulier celles de la préfecture de police. Dans un premier temps, ses revendications ne vont guère rencontrer d’échos, mais le procès enfin organisé contre Maurice Papon, en 1997, va lui ouvrir la possibilité d’être entendu [8]. Son témoignage devant le tribunal de Bordeaux en octobre 1997 fait date et contribue grandement à ce que des rapports sur les archives policières et judiciaires soient demandés par le gouvernement Jospin, afin que la lumière puisse être faite sur la répression et le nombre des victimes des manifestations d’octobre 1961. En mai 1998, une tribune de Jean-Luc Einaudi (« Octobre 1961 : pour la vérité, enfin »), publiée par Le Monde, lui vaut d’être poursuivi pour diffamation par Maurice Papon.
Un an plus tard, la relaxe dont bénéficie l’auteur d’Octobre 1961 [9], marque la première prise de distance des autorités, en l’occurrence judiciaires, avec le « mensonge d’État » forgé près de quarante ans auparavant. Afin notamment de préparer la défense de Jean-Luc Einaudi, ce procès a été l’occasion d’une nouvelle bataille pour l’ouverture des archives : le soutien de Philippe Grand et Brigitte Lainé (deux conservateurs aux archives de Paris, sanctionnés pour ces faits par leurs autorités de tutelle), l’engagement continu du quotidien Libération, les mobilisations citoyennes et associatives enfin relayées par quelques historiens de renom, etc. contribuent grandement à ce qu’une partie des archives d’État (police, justice,…) soit enfin ouverte à la recherche historique.
Même s’il personnalisa ce combat, Jean-Luc Einaudi n’en fit jamais une cause personnelle. Quand, en décembre 2000, après « un si long combat » [10], il obtient enfin une « dérogation » pour consulter les archives de la préfecture de police, un nouveau moment historiographique débute. Depuis cette date, des dizaines de chercheurs et chercheuses ont pu s’engouffrer dans les brèches créées par un éducateur spécialisé qui considérait que le travail des historien-ne-s ne devait pas s’arrêter aux barrières dressées par la législation sur les archives et la « Raison d’État ». Depuis, grâce à l’accès à de nouvelles sources [11], la connaissance sur le 17 octobre a largement progressé : les travaux de l’historien anglais Neil MacMaster, notamment, sont venus compléter et préciser ceux de Jean-Luc Einaudi [12]. Le 17 octobre 1961 est devenu un objet de recherche légitime et, avant tout grâce au large travail de sensibilisation et de dénonciation effectué par les militant-e-s de la lutte contre l’oubli, il a enfin pu trouver une véritable place au sein des manuels scolaires. Au point de devenir, en France, un des moments les plus commentés de la guerre d’indépendance algérienne.
En octobre 2012, la reconnaissance a minima par François Hollande du rôle de « la République » dans la « sanglante répression » du 17 octobre 1961 a marqué un moment important pour toutes celles et tous ceux qui, depuis des décennies, luttaient pour la vérité historique et pour la mémoire des victimes :
« Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »
Aucun acteur n’étant nommé dans ces trois lignes, pas même les institutions – telles la police parisienne – les plus évidemment compromises, il s’agit aussi d’une étape à dépasser. Jean-Luc Einaudi a donc continué inlassablement de faire œuvre de pédagogue et de citoyen auprès des publics les plus divers. Il n’a pas non plus abandonné la recherche historique et a ainsi récemment ouvert le dossier d’une des pages les plus noires de l’histoire de la Fédération de France du FLN. Son dernier ouvrage n’a pas encore connu les échos des précédents, mais le temps dira sans doute qu’il s’agit là encore d’une œuvre de défricheur [13].