« D’après les estimations de Bowker, la production de titres autopubliés était déjà de 458.000 titres aux États-Unis en 2013, chiffre en hausse de 17 % par rapport à 2012 et de non moins de 437 % par rapport à 2008. Selon l’enquête de FicShelf, la proportion de bestsellers autopubliés et écrits par des femmes serait quant à elle presque deux fois plus importante que dans l’édition traditionnelle.
L’étude de FicShelf portait sur les plateformes Blurb, Wattpad, CreateSpace et Smashwords, sans compter les ebooks publiés chez Amazon(…).
Selon FicShelf, l’enquête se veut représentative du marché global du livre autopublié, tandis que les plateformes observées croissent « à un rythme impressionnant ». « De plus en plus de femmes auteures rencontrent le succès via l’autopublication. Il s’agit d’un terrain parfaitement plat », a déclaré Monique Duarte, directrice générale, qui dévoilait les résultats lors de la Journée internationale de la femme. »
En questionnant l’impact de l’auto-publication comme un levier de diversité dans le monde éditorial, l’étude de FicShelf souligne sa crispation, relevée parfois selon les domaines littéraires, depuis plusieurs années. Par exemple, la campagne We need diverse books lancée par une organisation éponyme anglo-saxonne en 2014, lutte dans le milieu de la littérature jeunesse pour plus de représentativité de la « diversité » (qu’il s’agisse de parité des genres, de l’orientation sexuelle, des minorités ethniques, des personnes atteintes d’un handicap, etc), afin que tous les enfants puissent s’identifier, et non qu’ils se retrouvent en marge d’un lectorat normé.
Préoccupations militantes ou alarme lancée à l’égard des maisons d’édition de plus en plus figées, encore trop lentes dans leur évolution ? En France, des maisons d’édition jeunesse indépendantes comme Talents Hauts ont pris acte de cette réalité et le revendiquent dans leurs lignes éditoriales :
« Dès le début, les Éditions Talents Hauts ont défendu deux lignes éditoriales : la lutte pour l’égalité des sexes et la lecture bilingue sans traduction », peut-on lire dans leur présentation.
Toutefois, il est évident que l’immédiateté de l’autopublication semble être un outil beaucoup plus séduisant pour qui voudrait prendre part à ce changement. En effet, face à la conformité des choix des éditeurs, l’édition numérique est toujours apparue comme un accès alternatif à la publication, loin de la restriction des voies traditionnelles. Contrairement à l’autoédition, définie par Larousse comme l’« édition d’un ouvrage par son auteur sans autre intermédiaire qu’un imprimeur », l’autopublication se distingue par la variété des supports numériques qu’elle implique : e-books, plateformes streaming, et blogs.
On peut donc s’interroger : comment l’autopublication peut-elle servir de levier pour des contenus éditoriaux alternatifs, voire militants ? Quelles possibilités offre-t-elle et quelles sont ses limites ?
Dans un premier temps, nous verrons quel pouvoir de contestation constitue l’autopublication vis-à-vis des infrastructures éditoriales grâce au phénomène de la critique hydre.
Puis nous évaluerons l’effet Streisand pour mesurer l’impact de la diffusion numérique, et enfin nous étudierons son impact à l’échelle nationale face à une politique de censure et ses limites.
La critique hydre, ou : quand l’autopublication formule une critique de l’industrie du livre.
Le 29 mars 2013, l’entreprise de distribution Amazon® rachète le site Goodreads®. A l’image du succès de Facebook, Le rachat des réseaux sociaux littéraires est emblématique du potentiel économique que peut représenter un réseau social sur le marché, c’est la raison pour laquelle l’intérêt des entreprises pour ces nouveaux types de réseaux suit une logique de développement. Suite à ce rachat donc, la charte d’utilisation de Goodreads® destinée aux internautes a été modifiée. Les nouvelles conditions mises en ligne par Kara Erickson, directrice des relations usagers du site, annonçaient la suppression de contenus postés par les inscrits :
« Suppression du contenu relatif au comportement de l’auteur : Nous avons toujours eu comme politique la suppression des contenus qui évoquaient en premier lieu le comportement de l’auteur sur la page relative aux ouvrages. Une fois supprimées, ces critiques étaient toujours disponibles sur la page de l’usager. À compter d’aujourd’hui, nous les supprimerons totalement du site. Nous supprimerons également de Goodreads® les étagères et les listes de livres centrées sur le comportement des auteurs. »
Dès le lendemain de cette déclaration, une vingtaine d’internautes ont vu leurs bibliothèques virtuelles supprimées, et même leurs comptes, pour certains. Ce changement de politique a soulevé une vague d’indignation au sein de ses internautes, attirant un élan de solidarité au sein de la communauté, auteurs comme lecteurs. Si le choix de recentrer les critiques sur les livres semblait juste, le choix de suppression de contenus rédigés par des internautes fut perçu comme un acte de censure. Dès lors, la mobilisation des internautes a permis l’émergence d’un mouvement de contestation avec une stratégie très particulière : le commentaire hydre.
Sur le site Censored by Goodreads (« Censuré par Goodreads® »), on retrouve de nombreux commentaires d’internautes ayant été supprimés et répertoriés par le site, l’expression de leur mécontentement, la dénonciation d’abus des suppressions du site (qui dépasseraient les critiques des auteurs comme écrit dans la charte) et l’évolution de la politique du site après l’incident. Parmi eux se trouve le commentaire « Le commentaire hydre original » d’un internaute prénommé Manny Rayner (la mention « original » distingue le document des autres versions du commentaire, postées par la suite).
En s’inspirant du roman L’Hydre de Bernard Evslin, Manny Rayner suggère dans son commentaire de récupérer, puis reposter de manière virale les commentaires ou critiques ayant été supprimés sur plusieurs sites, lesquelles seraient identifiables par une image d’hydre comme signe de contribution au cyber-mouvement de protestation.
« 1. Sauvegardez tous vos commentaires, afin que vous ayez une copie de tout ce que vous avez posté.
2. Si vous pensez que l’un de vos commentaires a été abusivement supprimé par Goodreads, rediffusé avec une image de l’hydre au sommet.
3. Si vous voyez quelqu’un d’autre avant de poster un avis Hydra, faire une copie et l’envoyer vous-même.
(…) Les gens qui connaissent leur mythologie grecque savent que Hercules a en fait vaincu l’hydre, et [les responsables de] Goodreads® peuvent utiliser la même méthode s’ils osent, ils peuvent fermer le compte de toute personne qui participe au programme. Cela fonctionne, mais je ne suis pas sûr que rien de moins drastique sera efficace. Je pense Goodreads® sera réticent à dégénérer à ce niveau. Une grande partie des auteurs les plus actifs font désormais partie du mouvement de protestation, et ils seraient en train de perdre beaucoup de contenu qui rend le site précieux. D’autant plus que les médias ont déjà commencé à s’intéresser (peut-être que vous avez vu l’article dans le Washington Post). Ils aimeraient l’histoire, et il serait de créer une montagne de mauvaise publicité pour Goodreads® et Amazon®.(…) Je promets de répondre à l’appel de l’hydre. » [1]
Il suffit alors d’entrer les mots clés tels que « hydra », « manny », « review » dans un moteur de recherche pour voir ce commentaire original reposté plusieurs fois sur différents blogs ou plateformes, ainsi que sur Goodreads. Le commentaire hydre a soulevé une telle mobilisation qu’il a donné lieu à la publication d’un e-book gratuit, Off-topic : the story of an Internet revolt (Hors-sujet : l’histoire d’une révolte d’Internet). Publié le 2 novembre 2013 par auto-édition via le site Lulu.com et écrit par des membres de la communauté de Goodreads, il retrace leurs réactions et leurs contributions au mouvement de contestation. L’ironie est telle que cet e-book a, désormais, sa propre fiche sur le réseau social.
Que pouvons-nous déduire de ce conflit ? Le commentaire ou critique hydre illustre un contre-pouvoir détenu par la communauté virtuelle grâce à l’autopublication :
– D’une part, ce contre-pouvoir manifeste une conscience politique virtuelle chez les usagers. Un vocabulaire politique est repris – certains membres emploient même le terme de « lecteurs-citoyens » – et une dénonciation d’abus de censure, ce qui induit une dissociation entre la communauté et l’entreprise propriétaire du site. À travers ce conflit, la communauté virtuelle se matérialise en défendant sa légitimité sur la politique du réseau social et la gestion du cyberespace.
– D’autre part, il y a une conservation des critiques littéraires rédigées par les usagers, comme la préservation d’un patrimoine qui serait caractéristique de cette communauté. La conservation de ces critiques collectives en dehors du site vise donc leur émancipation face à une régulation abusive pratiquée par Goodreads, mais aussi une réappropriation. De ce fait, ces critiques stockées et concrétisées par l’autopublication constituent une alternative à une critique robotisée et censurée par le site.
Comment expliquer le processus de diffusion des critiques hydre ? Que recherchent les auteurs en étant maître de la diffusion de leur contenu ? Si le numérique et les réseaux d’internet offrent les conditions requises, il est important de saisir le mode de communication de l’édition numérique, et la manière dont l’auteur prend l’avantage.
L’effet « Barbra Streisand » et l’auteur autopublié : acteurs d’une communication alternative.
Si l’autopublication est souvent dépeinte comme la possibilité pour un auteur de se faire publier sans acteurs extérieurs et intermédiaires, la critique hydre montre bien qu’elle peut aussi être un outil de contestation contre l’uniformité des contenus et des acteurs de l’industrie du livre – et, plus largement, des médias. Cette communication numérique peut se distinguer de deux façons.
C’est, d’abord, une communication autonome : les phénomènes de « buzz » sont souvent le produit d’une communication virale, à travers les réseaux sociaux. C’est une communication sensible aux interactions des usagers. Par sensibilité, on souligne cette capacité à réagir à l’interactivité d’un contenu. C’est le cas, par exemple, de l’effet Streisand : si un contenu jouissant d’une certaine visibilité fait l’objet d’une censure et d’un retrait, il est par la suite reproduit par les usagers, soucieux de faire connaître ce que l’on a voulu faire disparaître.
Cette diffusion presque épidermique d’un contenu censuré entraîne sa popularité, sans que cela ne fasse l’objet de stratégies de communication : au fondement de l’effet Streisand, il n’y a que l’acte d’un individu lambda ayant posté une image. C’est une communication quasi organique, dès lors qu’elle est le résultat de plusieurs interactions.
Toutefois, cette communication numérique ne se limite plus… au virtuel ! En effet, le second type de communication autour de contenus autopubliés se distingue par l’implication de l’auteur comme premier référant en termes de communication et de diffusion de ses écrits. Outre une diffusion virtuelle donc, l’auteur autopublié diffuse également son contenu numérique auprès de relais « physiques », dans la vraie vie. Par exemple, les supports numériques ont fait leur entrée dans les bibliothèques, et l’autopublication a dissout les intermédiaires entre l’auteur et ces institutions « physiques ». En Chine, ce type de communication a permis à plusieurs auteurs de contourner la politique restrictive du gouvernement, grâce à l’aide de bibliothèques numériques comme Cloudary Corporation :
« L’intérêt de ce genre d’initiatives en Chine s’explique par le contrôle du Gouvernement sur les publications et les nombreuses contraintes qu’il impose dans ce domaine. « Nous avons plus de liberté que l’édition classique. Par exemple, en Chine, il est impossible de publier, de manière traditionnelle, des livres dont le sujet est l’homosexualité", affirme Mme Zhang. Avec un peu moins de 580 maisons d’édition en Chine, le numérique permet une véritable liberté de publication et d’expression. »
Les bibliothèques sont utiles pour une communication plus directe, à l’échelle virtuelle ou IRL. Qu’en est-il concrètement ? Comme le montre Antoine Oury dans son article « Des autopubliés américains prêtent leurs ebooks "pour toujours" », aux Etats-Unis, certains auteurs autopubliés ont mis en œuvre des initiatives :
« JA Konrath est un auteur indépendant américain, connu pour son activisme en matière de diffusion de ses écrits : l’année dernière, il promettait un service de prêt numérique enfin satisfaisant pour les bibliothèques. eBooks are forever permet aux auteurs indépendants de vendre leur ouvrage aux établissements de prêt « pour toujours ». Autrement dit, on se débarrasse du système des contrats individuels, particulièrement pénible pour les bibliothèques (…) JA Konrath et son confrère August Wainwright ont décidé de faire un pas supplémentaire avec eBooksAreForever. La startup propose aux établissements d’acheter des titres numériques, mais sans DRM et sous une licence éternelle (…) Dans le cadre de PNB, Prêt Numérique en Bibliothèque, en France, rappelons que les fichiers sont protégés par le verrou Adobe, ce qui oblige au paiement d’une commission et à une bonne dose de patience avec des usagers souvent désarmés devant les manipulations techniques. »
A l’image de la start-up de JA Konrath, les contenus autopubliés peuvent faire l’objet d’une communication indépendante, c’est-à-dire qu’elles n’ont pour seules conditions que celles de l’auteur et bénéficient d’un accès plus direct dans des espaces de partage publique.
Et la loi ? En effet, devant l’évolution de ces circuits alternatifs rendus possibles par l’autopublication, il est inévitable que les lois autour du livre et l’encadrement des institutions soient conduites à s’y adapter. Des dispositifs comme le Prêt Numérique en Bibliothèque montrent la difficulté à concurrencer une édition dite sans contraintes, et les réflexions toujours d’actualité autour des DRM ne font qu’accroître un peu plus le fossé d’une littérature « des écrans ». Il en est de même pour des textes autopubliés sur des sites Internet, difficilement protégeables face au plagiat.
L’autopublication est-elle nécessairement contestataire ? Si elle permet l’expression d’une contestation politique et sociale par la mise en avant de contenus en marge et par le militantisme de ses acteurs, l’autopublication conteste surtout par sa nature alternative. Elle force le monde de l’édition à remettre en question ses acteurs et la crispation de son système, tout en déployant un circuit parallèle rendu accessible à chaque individu et à la demande. Son interactivité et son accessibilité permettent une édition alternative et collective :
Néanmoins, la précipitation de ces nouveaux acteurs au sein de l’édition numérique devra se justifier sur le long terme par des initiatives solides, s’ils ne veulent pas demeurés de simples épiphénomènes dans l’évolution lumière du numérique.