On y apprend, maintes données chiffrées à l’appui, que la population du pays est passée de 13,5 millions d’habitants lors du premier recensement de 1927 à 84,7 millions en 2021, avec un indice synthétique de fécondité passant « de 6 naissances par femme à moins de 2 au cours de cette période », que la population « commence à montrer les premiers signes de vieillissement », du fait d’une diminution continue de sa mortalité, et que la Turquie est « progressivement devenue un pays de transit et d’accueil pour les migrants », principalement en provenance de Syrie et d’autres pays du Moyen-Orient, même si « l’intention d’émigrer de Turquie est élevée parmi les jeunes », en raison de « l’incertitude du pays confronté à des crises économiques et un chômage élevé »...
Rien de très contestable jusque là, mais quand vient le temps de la perspective historique, sur la longue durée, la sidération nous frappe. Une sidération hélas mêlée de lassitude, face au retour éternel des mêmes affronts, des mêmes outrages, du même mépris – en l’occurrence, pour être plus précis, d’une même vision singulièrement oublieuse, euphémisée, épurée, de « l’évolution démographique » du pays entre le dix-neuvième siècle et la naissance de la République de Turquie en 1923 :
« À partir du début du XIXe siècle, on assiste à des mouvements de masse de divers groupes ethniques à mesure que l’idée d’un État-nation se répand : les Arméniens et les Grecs ont quitté la Turquie, les Turcs et les Albanais musulmans, les Bosniaques, les Pomaks et les Tatars ont migré vers le territoire turc actuel, bien que la plupart de ces déplacements aient été forcés (Kirişçi, 2003). La fondation de la Turquie moderne en tant que nouvel État-nation à la fin de la Première Guerre mondiale a entraîné de nouvelles vagues d’immigration et d’émigration. »
Cette présentation occulte totalement le rôle central des persécutions, des pogroms, notamment des massacres hamidiens (entre 1894 et 1897) puis des massacres d’Adana (en 1909), dans ce qui est pudiquement nommé le « départ » des minorités en général, et des Arméniens en particulier. Départ vers les pays voisins, vers l’Europe, vers l’Amérique, pour ceux qui arrivaient à fuir, départ vers l’au-delà pour les autres, massacrés par centaines de milliers.
Cette présentation occulte tout autant la phase intensive de ce processus génocidaire : l’élimination pure et simple, la mise à mort planifiée, en quelques mois, à partir de 1915, d’un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, qui a quasiment rayé de la carte anatolienne et de l’État turc à venir toute présence d’une population arménienne – représentant alors près d’un dixième de la population ottomane, et près de la moitié de la population en Anatolie Orientale.
Tout cela n’est même pas ravalé au rang de « détail » dans cette « note scientifique » publiée par l’INED. Tout cela est purement et simplement tu.
Ni l’ampleur desdits « départs », ni leur cause éminemment violente, ni a fortiori la qualification de génocide, scientifiquement établie pourtant, depuis des lustres, ne sont mentionnées dans ce paragraphe qui se propose pourtant d’expliquer un processus de « recomposition démographique », et plus précisément d’homogénéisation ethnique.
Tout juste est-il concédé, en des termes aussi flous qu’euphémiques, que « la plupart » de ces « déplacements » ont été « forcés ».
Forcés par qui ? Voilà ce qui ne sera pas dit (on préférera nous dire qu’« on assiste » à des « mouvements de masse »).
Forcés comment ? Ce ne sera pas dit non plus. Le mot génocide est absent du paragraphe, comme il l’est des quatre pages de cette « note scientifique ». Comme sont absents les mots pogrom, massacre, persécution, comme sont absents les mots racisme, suprémacisme, nationalisme – tout juste est évoquée « l’idée d’un État nation » qui se « répand », et plus haut, en des termes bien choisis, eux aussi, un « conflit entre l’État turc et le mouvement séparatiste kurde ».
Serait-il concevable qu’en 2023, dans une publication scientifique comme Population et Sociétés, on résume l’évolution démographique de l’Allemagne ou de la Pologne durant les années 1930 et 1940 en ces termes évasifs : « les Juifs ont quitté l’Allemagne », « les Juifs ont quitté la Pologne » ?
Serait-il concevable que trois démographes évoquent le phénomène de l’émigration des Juifs d’Europe aux dix-neuvième et vingtième siècles sans jamais écrire les mots antisémitisme, pogrom, génocide ?
Serait-il concevable qu’un comité éditorial et scientifique valide un tel négationnisme en blouse blanche ?
Il nous semble que non, et que c’est tant mieux. Mais une question se pose alors : pourquoi cela ne vaut-il pas pour les Arméniens, et toutes les autres victimes, notamment grecques et assyro-chaldéennes, du suprémacisme turc ?