1. « Comme ils disent » (Album Idiote je t’aime, 1972)
« J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement, rue Sarasate, j’ai, pour me tenir compagnie, une tortue, deux canaris, et une chatte ». Encore un début de chanson légendaire, qui nous plonge d’emblée dans le vif du sujet : la solitude, qui explosera dans les derniers couplets. Quant au reste, c’est une affaire entendue : « Comme ils disent » parle d’homosexualité. C’est même « la première chanson », dans la variété grand public, qui « aborde ouvertement le sujet », du moins sans chercher à faire ricaner l’hétéro. Mais la vérité est que ladite première chanson fait beaucoup plus que cela, et qu’elle restera donc, pour longtemps, inégalée. Aznavour ne se contente pas d’aborder un « sujet sensible » : il s’y plonge corps et âme, sans pudeurs ni précautions, sans surtout s’empêtrer dans la pédagogie ou la politique de la respectabilité. Aux antipodes d’un appel à la « tolérance », il aznavourise purement et simplement l’homosexuel objet et sujet de la chanson, en homosexualisant Aznavour. Comme dans « Mourir d’aimer », c’est une première personne du singulier qu’il offre à son « personnage », et non un plaidoyer distancié pour « ces-gens-qui-sont-aussi-des-êtres-humains-comme-vous-et-moi ».
Une première personne vraiment première – je veux dire : bouleversante, flamboyante – et d’un singulier vraiment singulier, assumé, incarné. Aucun évitement du stigmate, aucun « Je ne suis pas celui que vous croyez », ni « au fond je suis comme vous », et surtout pas de « on peut être homo sans être une folle ». Le personnage à « défendre », non comme une cause mais plus simplement, plus intimement, comme un acteur défend son personnage, possède et assume tous les stigmates de ladite « folle » qu’on aime « singer » pour « épater les tablées » : l’amour de la mama, le goût de la déco, le sens de la fête et de la punchline « mouillée d’acide », la communauté des copains « de tous les sexes », l’efféminement assumé et même poussé jusqu’à sa déclinaison la plus littérale – professionnalisé même, dans le monde interlope de « la nuit ».
Ce n’est donc pas contre « l’homosexuel caricatural » qu’Aznavour humanise, incarne et défend son personnage, mais avec lui, et même « en lui ». Ce n’est pas une homosexualité présentable, édulcorée et désexualisée qu’il choisit d’endosser, mais une homosexualité décomplexée, réellement existante, qu’il connaît d’expérience – puisqu’il l’a souvent confié, il s’inspire de son secrétaire personnel, et de sa bande d’amis. Il ne s’agit pas ici de donner des gages et de mendier l’acceptation, mais de montrer et de dire, haut et fort – et avec Aznavour on monte très haut et très fort – sans rien esquiver : l’intimité (« j’habite seul avec maman »), la profession « très spéciale » (et le final en « nu intégral »), l’expérience du rejet (« on rencontre des attardés, qui pour épater leur tablée, marchent et ondulent »), et surtout la résistance, la fierté, l’assomption du stigmate (« moi les lazzis, les quolibets, me laissent froid puisque c’est vrai : je suis un homme-oh !, comme ils disent »). Et enfin la rage, la détermination (« nul n’a le droit en vérité, de me blâmer, de me juger ») et pour finir, en apothéose, sans pudeur ni retenue, le désir brûlant et douloureux inspiré par un « garçon beau comme un Dieu ».
Si l’on ajoute l’une des plus géniales fulgurances poétiques et philosophiques de l’œuvre aznavourienne, le garçon en question ayant, « sans rien dire », « mis le feu à ma mémoire », le moins qu’on puisse dire est que notre Charles ne se moque pas du monde homosexuel. Je rêve d’une vraie étude socio-historique sur la – ou les – réception.s de « Comme ils disent » dans les milieux homo, mais en l’attendant une chose dont je suis certain est que cette chanson échappe à bien des écueils, y compris celui de la compassion pour une « condition homosexuelle » assignée au malheur. Quand bien même la chanson tire les larmes. D’abord parce qu’il y a bien « drame » dans « mélodrame », mais aussi « mélodie », et que c’est une putain de mélodie que nous sort Aznavour compositeur, peut-être bien sa plus belle ever. Ensuite parce que dans l’oeuvre aznavourienne, la grandeur est de toute façon toujours atteinte par le drame de l’amour malheureux. « Comme ils disent » sort dans la foulée de « Et moi dans mon coin », « Désormais », « Mourir d’aimer » et « Me voilà seul », et juste avant « Je meurs de toi », et ce qui frappe au regard de cette série, et des dizaines d’autres qui la précèdent ou la suivent, est l’absolue égalité de traitement du drame amoureux homo et hétéro. Pour le dire simplement : l’amour homosexuel est chez Aznavour un amour absolument normal, aussi normalement malheureux que les autres.
Cette égalité de traitement, cette capacité totale d’identification s’explique en partie par la haute température passionnelle qui fait littéralement fondre les barrières identitaires de genre et de sexualité, mais aussi me semble-t-il par un certain jeu de déplacements et de condensations entre les origines et les orientations sexuelles : le trouble dans la race entre en sympathie avec le trouble dans le genre, ou pour le dire plus simplement Aznavour ne s’inspire pas seulement de son secrétaire personnel, mais aussi de sa propre personne. L’Arménien se voit en miroir dans l’homosexuel, et il a d’autant moins de mal à entrer dans la peau du strip-teaser travesti qu’en fait, par bien des côtés, les mots de la chanson parlent tout autant de lui – lorsque par exemple on l’entend déclamer, avec cet orgueil si singulier, des mots comme : « Le travail ne me fait pas peur », « Je suis un peu décorateur, un peu styliste », ou « mon vrai métier c’est la nuit que je l’exerce, travesti, je suis artiste ». Strip-teaseur de l’âme exilée, du corps embrasé, du cœur calciné, « en nu intégral », Aznavour l’est depuis « L’émigrant », « Après l’amour » et « Mon amour protège moi », et bien sûr « Le cabotin » et « Je me voyais déjà ».
Quant aux « mâles » qui « n’en croient pas leurs yeux », quant aux « attardés » qui singent « ce qu’ils croient être nous », notre homme connaît aussi par cœur et par corps. Qu’on singe un accent plutôt qu’une démarche, qu’on dise « métèque » plutôt que « pédale », « levantin » plutôt qu’« inverti », Aznavourian connaît la chanson. Lui aussi a dû apprendre à rester « froid », « puisque c’est vrai », il « en est ». « Moi, je suis de ce peuple », chantera-t-il bientôt. Lui aussi a dû s’aguerrir face à l’impudence des dominants qui, du haut de leur bien blanche, bien masculine et bien hétérosexuelle mocheté, se piquent de représenter le beau et d’arbitrer les élégances. La séquence est mémorable, et il y en eut d’autres du même tonneau : un Aznavour quadra au sommet de sa splendeur, répondant timidement, sourire aux lèvres, à l’insignifiant Pierre Desgraupes qui l’interroge pour l’ORTF, et ose l’interpeller sur l’insolite concours de circonstances qui a pu mener au succès un homme aussi mal dôté, chauve, « petit », « sans voix », « incarnant le public le plus moyen ». Un demi-siècle plus tard, au lendemain de sa disparition, le métèque devenu monument national aura droit aux mêmes clichés bêtes, méchants et bien français, sous la plume du plus intalentueux des éditorialistes, Laurent Joffrin :
« Il n’avait rien pour réussir, c’est l’origine de son immense popularité. Ni voix, ni prestance, ni beauté, ni personnalité particulière... » [1]
La « petite taille », le « physique disgracieux », l’« absence de voix », la « laryngite », les sobriquets comme « Quasimodo », les articles de presse enjoignant à l’« infirme » de se cacher plutôt que s’exhiber sur scène, Aznavour connaît de très longue date. Le sursaut d’orgueil, qui fait clamer sur tous les toits que « nul n’a le droit, en vérité, de me juger, de me blâmer », il connaît aussi.
Il faut ajouter encore que tout au long de l’arc mélodique principal, déjà sublime, défile une parade infinie d’instruments, semblable au cortège des amis qui « ne font que passer » pour épauler et égayer notre mélancolie : des arpèges de piano, des violons suraigus comme du temps de Mauriat, secondés par des trombones ou, quand sonnent les « trois heures du matin » et qu’on va « diner entre copains », des leitmotivs de clarinette puis des espagnolades de guitares, puis les cuivres « à l’heure où naît un jour nouveau », la trompette triste et les trombones. Gaubert se cale en somme dans les pas du héros de la chanson en se faisant « un peu décorateur » – et même un peu beaucoup. Jusqu’à cette fin poignante, un peu styliste : ralentissement, extinction. Et comme le héros de cette épopée intime, nous tombons épuisés, lessivés, foudroyés par trop de nuits blanches, trop de joie amicale, trop de chagrin d’amour, trop de lutte sociale, trop d’émotions tout simplement, trop d’intensité. Ce n’est donc pas une simple reconnaissance, ce ne sont pas de simples mots sensibles qu’offre l’artiste au groupe diffamé, mais un poème symphonique beau comme un Dieu lui aussi, qui lui aussi, mine de rien, au fil des écoutes, met le feu à nos mémoires, et qui nous projette dans la tragédie, loin donc, très loin – et très au-dessus – de l’écueil « misérabiliste ».
La suite et le hors-champ de ces quatre minutes cinquante-quatre sont connus et ne sont pas du ressort d’un chanteur hétéro. Ils sont collectifs, politiques, auto-organisés. Notre artiste se contente, à une époque où personne d’autre ne le fait, d’accompagner de là où il est le mouvement (d’affirmation, de revendication, d’émancipation) en y mettant tout son art, toute sa puissance, toutes ses capacités, alors à leur sommet : l’empathie, le sens du drame et de la fierté, et une propension hors-norme à donner de la voix. Peuples en larmes, peuples en armes.
2. « L’amour c’est comme un jour » (45 tours, 1972)
Tout passe avec le temps : le soleil qui « brille à pleins feux » sur la blancheur d’un corps nu, et « l’amour » qui rime avec « le jour ». Voilà qui peut paraître bien pauvre, surtout après la singularité, la densité et la flamboyance de « Comme ils disent ». Un thème rebattu pourra-t-on dire, déjà traité cent fois ailleurs, cent fois mieux. Y compris par Aznavour lui-même. Ce ne serait pas totalement faux, mais ce serait oublier l’alchimie musicale et vocale particulière qui transfigure ces mots tout simples depuis leur écriture en 1962 : une mélodie somptueuse d’Yves Stéphane, et pas moins de trois orchestrations toutes parfaites, entre lesquelles il est quasi impossible de choisir, et qu’il faut plutôt faire jouer les unes avec et contre les autres [2].
La version originale de 1962, d’abord, portée par les cordes éthérées, romantiques ou post-romantiques, du génial Paul Mauriat.
La version « Live in Paris » ensuite, dépouillée, toute en nuances, portée par la contrebasse magique de François Rabbath et les « infinies caresses » du piano de son frère Pierre, plus quelques notes de guitare et des balayages de cymbale aussi discrets que pertinents, qui sont l’œuvre du troisième des frères levantins : Victor Rabbath.
Et enfin cette relecture slow-rock, dix ans plus tard, moins aérienne, plus grave, plus fatiguée et plus poignante peut-être, avec un afterbeat à la Sinatra, période « My way », des attaques de violon et de piano plus marquées, et bien sûr ces enjolivements de harpes à la façon du grand Christian Gaubert. Et aussi – surtout – ces coupes malines dans le texte, qui lui redonnent une urgence et une intensité nouvelles : « ça s’en va, ça s’en va », se contente-t-on de chantonner tristement, sans rappeler qu’il s’agit de « l’amour » – mais en supprimant le mot, l’idée gagne en présence. Nous ne sommes assurément plus dans la chanson à texte, mais dans la musique pure.
3.« Les galets d’Étretat » (Bande Originale du film de Sergio Gobbi, par Georges Garvarentz, 1972)
Au départ il y a un mauvais film de Sergio Gobbi, doté d’une sublime BO de Georges Garvarentz. Un film odieux même, puisqu’il commence en rape and revenge et finit en love story entre le violeur et sa victime. Un film qu’il faut oublier de toute urgence pour se laisser emporter par un texte qui, heureusement, tient à distance cette infâme aventure, et par un extraordinaire déluge de cuivres et de violons suraigus, de la trempe de « Paris au mois d’Août ». Puis les roulements de batterie qui « inquiètent » de l’intérieur les lentes et majestueuses nappes de cordes, vocales ou pas. Puis l’ensorcelant leitmotiv de flûte, sept petites notes qui s’insinuent en nous et qui ne nous lâchent plus. Puis enfin cette chorale féminine évaporée, lugubre, un peu cinglée, un peu menaçante, qui rend pensables un tout autre film et de tout autres dénouements.
4. « Chérie laisse toi aimer » (Version 1972, parue dans la Compilation Raretés, documents, versions alternatives et inédites en 2014)
Après de telles amplitudes émotionnelles, le besoin de divertissement se fait à nouveau sentir. Deux chansonnettes toutes simplettes, toutes bêtes et toutes gaites sortent coup sur coup, parfaites dans leur genre. Deux chants de transe et de carnaval, pleins d’allégresse et de lumière nocturne, de tambours et de percussions, de pianos bastringue et de fanfares rigolotes, et de violons tout de même, toujours, qui nous embarquent à grande vitesse, entre Orient et Caraïbes, dans le grand flux de l’amour qui circule partout, sans s’arrêter. Le premier d’entre eux, et le plus confidentiel, est un appel à entrer dans la danse, à se fondre dans les courants de libido, à chérir et embrasser « cette houle où l’amour roule, que l’on se saoule… d’éternité ! ». La seconde s’intitule « La baraka », sort en quarante-cinq tours et fait un petit tube. Dans les deux cas, tout est dans le chant, fougueux, rageux, électrisant. La musique qui aide à vivre, c’est aussi celle-là.
5. « La baraka » (Album Visages de l’amour, 1974)
Suite du dyptique dionysiaque, donc. Ambiance de carnaval encore, pour le récit, toujours, d’une petite mort et d’une grande résurrection :
« Moi j’y croyais sans trop y croire, quand tout à coup ça m’est venu, sans s’annoncer, sans crier gare, quand soudain tu m’es apparue ! ».
Sonnez trompettes, trombones et tubas, résonnez contrebasses et batucadas ! La chorale s’égosille, « la la la la la la la la la la la », on est à Rio, à Brasilia, au Caire, à Beyrouth, à Yerevan, on ne sait plus bien où, mais dans une capitale en liesse, semble-t-il, surchauffée, survoltée :
« La baraka, c’est quand tu es entre mes bras, que tu souris, la baraka, c’est notre vie que l’on brûle avec insouciance, la baraka c’est rien que toi et rien que moi dans l’existence, et nuit et jour quand tu es là, c’est notre amour, la baraka. »
On l’a compris : le texte n’est rien d’autre que simple, simpliste et simplissime. C’est sa principale et très grande qualité. Un·e enfant peut se l’approprier très vite, et à son tour le hurler à tue-tête. De joie. Pure.
6. « Tous les visages de l’amour » (Album Visages de l’amour, 1974)
Fin de l’ère Gaubert, début de l’ère Newman. Un nouvel arrangeur entre en scène en 1974, qui est connu alors pour son beau travail sur « Goodbye Yellow Brick Road » d’Elton John et « American Tune » de Paul Simon, et qui vient de réaliser deux splendides albums de Scott Walker (« Stretch » et « We had it all »), ainsi que les mythiques « One Hand Clapping Sessions » de Paul McCartney et ses Wings. La collaboration sera fructueuse, la mise en sons parfaite, mais après les sommets des années 71 et 72, le nouvel album ne pouvait que décevoir – et de fait il semble un peu vite ficelé. Vingt-huit minutes seulement, dix très brèves chansons dont deux reprises qui n’apportent rien de bouleversant (« De t’avoir aimée » et « Le temps »), deux brouillons d’« Ave Maria » (« Hosanna » et « Un enfant de toi pour Noël »), jolis mais tout aussi dispensables, et une ballade nostalgique un peu paresseuse (« Un jour ou l’autre »), mal dopée par un habillage swing assez convenu, qu’aurait très avantageusement remplacé une splendide face B de 45 tours sortie l’année précédente : « Mon amour on se retrouvera ». Il reste toutefois, pour nous éblouir, le tropicalisme déjanté de « La Baraka », l’émouvant « On n’a plus quinze ans » joliment calqué sur l’air de « My way », le classique mais fabuleusement mélodieux « Nous irons à Vérone », et surtout la chanson-titre de ce trente-trois-tours en demi-teinte, d’abord sortie dans sa version anglaise, avec des lyrics d’Herbert Krezmer. Après un mois au sommet des charts anglais, qui vont faire de « She » un véritable standard (repris plus tard par Elvis Costello et mieux encore par Terry Hall), la chanson passe à la deuxième personne du singulier pour sa VF, dans un texte splendide signé Charles Aznavour himself, comme la musique :
« Toi, parée de mille et un attraits, je ne sais jamais qui tu es, tu changes si souvent de visage et d’aspect… Toi, quel que soit ton âge et ton nom, tu es un ange ou le démon, quand pour moi tu prends tour à tour… tous les visages de l’amour ! ».
Lento, largo ou adagio, je ne sais pas trop, mais la tendance, après les déchaînements et tumultes des années Gaubert, est à la décélération, à la décompression, voire une espèce de voluptueuse dépression. Un piano solennel et minimal, quelques accords plaqués, à la manière alors en vogue d’« Imagine » ou de « Without you », introduisent cette majestueuse machine à rendement faible, laissant à la voix toute la latitude dont elle a besoin pour faire son œuvre.
C’est d’une sérénade qu’il s’agit, du genre qu’aurait pu chanter McCartney :
« Toi, viens, fais de moi ce que tu veux, un homme heureux ou malheureux, un mot de toi, je suis poussière ou je suis Dieu… Toi, sois mon espoir, sois mon destin, j’ai si peur de mes lendemains, montre à mon âme sans secours… tous les visages de l’amour ! ».
Construit en miroir comme « Et moi dans mon coin », mais dans une variante heureuse, le texte revient en contre-champ et en contre-chant, au refrain, de ce « toi » tout-puissant vers un « moi » qui subit, en victime consentante, tous ses sortilèges et toutes ses métamorphoses. Comblé et même régénéré, transfiguré par la magie de l’amour, il est « le feu qui grandit ou qui meurt », « le vent qui rugit ou qui pleure », « la force ou la faiblesse », et c’est une plutôt bonne description de ce qui, ici comme dans toute l’œuvre, brille à son tour de mille et uns attraits : le chant aznavourien.
7. « Je meurs de toi » (Album Visages de l’amour, 1974)
Et voici enfin le joyau méconnu, qui rend indispensable l’album tout entier :
« Une porte s’ouvre et tu sors de ma vie, et je prends peur chaque fois, je deviens murmure et deviens agonie, à l’instant où tu pars, brûlé de désespoir, je meurs de toi… »
Par-delà bien et mal, pudeur et impudeur, raison et déraison, voici un chef d’ouvre plaintif sur l’aliénation amoureuse. « Le premier bonheur du jour », version masculine. Les noces d’Éros et Thanatos telles que Freud a pu les évoquer [3]. Thanatos aux violons, Éros au piano, et une basse pour les maintenir ensemble. Une lente et somnolente mélopée de cordes où le moi plonge et vient s’oublier, puis la pulsion de vie reprend ses droits, et le piano pianote, comme un forcené. Le refrain, alors, résonne comme un cri, un soulèvement, une protestation contre la mélancolie cotonneuse des couplets. Aznavour parolier, une fois encore, atteint le génie non par le choix des mots, tous simples, ordinaires, banals, mais par leur agencement et leur enchaînement :
« Je ne suis moi que si tu m’aimes »
« Mon cœur ne vit que si tu veux »
« Et loin de toi, de peur je meurs, de toi, de nous je meurs ».
Puis enfin, comme dans la chanson de Françoise Hardy, tout s’apaise avec le retour de l’être aimé, pour mieux recommencer plus tard. Comme chez Françoise Hardy, disais-je, mais avec de plus explicit lyrics :
« Une porte s’ouvre et tu es de retour, et quand tu m’emportes encore, je deviens faiblesse, je deviens amour, dès que tu rentres au port de mes émois, nue et blottie très fort, entre mes bras, je meurs d’amour, je meurs… de toi ».
On ne se refait pas.
8. « Ton nom » (Album Hier… encore, 1975)
Onze ans après la trilogie ré-orchestrée par Paul Mauriat, sept ans après une quatrième session dirigée par Claude Denjean, Charles Aznavour s’offre en 1975 une nouvelle douzaine de « ré-enregistrements », sous la houlette de son nouveau producteur, Del Newman. Hormis trois incursions plutôt réussies en territoires disco-funk (« Et pourtant », « Désormais » et surtout une étonnante et bouleversante relecture de « La Mamma »), la tendance est à l’amertume et au ralentissement. L’artiste déchante et désenchante plus qu’il ne chante, sa voix se fait plus qu’à l’accoutumée trainante et nasillarde, blasée, pincée, et le résultat est parfois saisissant, le temps par exemple d’un « Il faut savoir » qui prend aux tripes – et qu’il m’arrive de préférer à l’original. Mais l’effet le plus souvent est une forme d’atonie, et tout simplement une perte d’intensité – de « Hier encore » à « Bon anniversaire », en passant par « Entre nous » et « Si tu m’emportes ». Une exception toutefois : la plus récente de ces « oldies », créée tout juste trois ans plus tôt sur l’album Idiote je t’aime, revient ici dans une version qui surpasse l’original.
La première version ne manquait pas de charme mais souffrait, une fois n’est pas coutume, du zèle enjoliveur de Christian Gaubert : survoltée de bout en bout, surchargée d’idées musicales, trop indécise, jazzy, funky, tropicaliste, néo-classique, elle s’éparpillait un peu et nous perdait en chemin. La version moins baroque, plus ramassée, de Del Newman rend davantage justice à la beauté poignante de la mélodie et du texte, et leur offre surtout la progression dramatique qui manquait pour atteindre au sublime. Un début sobre, calme et tranquille, un cor anglais, une simple note de piano, puis le son d’un triangle, puis quelques flûtes sentimentales, puis l’épaisseur des clarinettes et des hautbois et enfin, à mi-chemin, pile, à une minute dix-huit secondes exactement, une explosion de cuivres et de percussions, et un chant soudain inquiet, fiévreux, qui épouse le mouvement du texte :
« Ton nom, c’est un mot merveilleux, un appel qui jaillit, et de souffle en murmure aboutit à ce cri, déchirant par instant le silence angoissant… de la nuit ! »
Sans nommer Ulla, Charles dédie à sa compagne une ôde tout à fait singulière, et met le doigt sur ce qui ne fut qu’approché lorsqu’il chantait « Lucie », « Sylvie », « Sophie », « Isabelle » ou « Sarah », la magie du nom :
« Ton nom, que répète ma voix et que reprend l’écho, met le trouble en mon âme et le feu sous ma peau, et tant qu’il vibre en moi, mon cœur ne connaît pas… de repos ! »
« Ton nom claque comme un drapeau, planté comme un défi, sur la terre promise au rêveur que je suis, car il flotte à présent dans l’azur, pour le temps… de ma vie ! ».
S’il existe un patriotisme de gauche, ça doit être celui-là.
9. « Mais c’était hier » (Album Voilà que tu reviens, 1976)
Hier, encore. La divinité aznavourienne par excellence, à laquelle est vouée un culte particulier. Un an après avoir réactualisé sa chanson la plus emblématique dans un album éponyme, l’auteur se lance dans une réécriture autrement plus ambitieuse, construite sur une idée simple mais géniale : une boucle temporelle qui commence et finit par ce même mot magique, « Hier », matrice de toute la confession, et de toutes les confessions si l’on y pense. De tous les poètes et de tous les chansonniers, d’où tout découle et où tout revient s’abolir :
« Hier nous étions deux, le temps était clair, le monde était beau, nous étions heureux, y’avait des printemps même en plein hiver, au fond de tes yeux, au creux de ton lit, le ciel était bleu »
« Le temps s’est couvert, je plisse les yeux quand luit le soleil, et j’ai froid l’hiver, je bois un peu moins, je parle un peu plus, sans en avoir l’air, et lorsque je dors, je rêve de toi, en rêvant de toi, je rêve d’hier ».
Entre les deux, un refrain prend en charge le principe de réalité – « Mais c’était hier, je me rappelle, c’était hier » – mais le plus beau, dans cette belle complainte de la dissymétrie amoureuse, ce sont quelques mots simples, une fois encore :
« Tu étais belle, et moi j’étais jeune, peut-être un peu sot, je me croyais beau ».
C’est pour ce genre d’enchaînements qu’existe la forme chanson.
10. « Mes emmerdes » (Album Voilà que tu reviens, 1976)
« J’ai fait ma vie, mais il y a un mais »… De belles formules comme celle-là, bien frappées, simples comme bonjour, il y en a à foison dans cette chanson feel-good, et même marrante, du genre qui vous accroche en deux-deux un grand sourire béat au milieu de la figure, et le tient bien accroché pendant trois bonnes minutes. Un peu son « New York New York » à lui, mais sur la thématique de « My way » :
« J’ai travaillé, des années, sans répit, jour et nuit, pour réussir, pour gravir… le sommet, en oubliant souvent dans… ma course contre le temps, mes amis, mes amours, mes emmerdes ! ».
C’est une vieille rengaine, presque un genre musical à part entière. Rien que chez Aznavour, « Mes emmerdes » reprend (en un peu plus gai) « Je n’oublierai jamais », qui reprenait déjà « La Bohème » (en un peu moins triste). Une tous les dix ans, ou presque. Le regard en arrière du désormais quinquagénaire, désormais épanoui, heureux en ménage, socialement parvenu, sur un chemin de vie escarpé et cahoteux désormais assez éloigné pour laisser place au regret et à la nostalgie :
« À corps perdu, j’ai couru, assoiffé, obstiné, vers l’horizon, l’illusion, vers l’abstrait, en sacrifiant, c’est navrant, je m’en accuse à présent, mes amis, mes amours, mes emmerdes. »
Ce qui fait la drôlerie et le charme de cette complainte swingante n’est toutefois pas le contraste diachronique entre Aznavour le Jeune, poches trouées, et Aznavour l’Ancien, « haut placé » et « décoré » comme ses nouvelles « relations ». C’est plutôt l’écart synchronique et la joyeuse joute verbale qui se déploie entre plusieurs Aznavour-l’Ancien, tous bien connus des services de police – dans l’ordre d’apparition : le rageux, le flambeur, le nostalgique, le narquois, le malicieux… C’est la particularité de cette chanson : une dialectique espiègle entre deux avatars de notre quinquagénaire : un qui pérore et un qui cligne de l’œil. Un qui fonce à l’essentiel (« mes amis c’était tout en partage »), l’autre qui met les accents et qui ponctue (« Tout ! », « Bien sûr ! »). Un qui fanfaronne (« mes amours faisaient très bien l’amour », « mes emmerdes avaient peu d’importance »), l’autre qui commente (« Rhôôô-ouiiii ! », « Mwof ! »). Un qui imprime la légende (« Je donnerais ce que j’ai… »), l’autre qui s’empresse de corriger (« Pas tout à fait ! »).
Mais il y a plus et mieux encore que cette « dispute » savamment mise en scène. Non content de « se donner la réplique » le temps d’un ego trip loufoquement assumé, notre Narcisse dédouble aussi sa voix, et « harmonise avec lui-même » son chant nostalgique, avec une élégance, une nonchalance, un à-propos et un bonheur lui aussi assumé – et communicatif.
Tout y passe, comme dans « Je n’oublierai jamais » : les années de galère, la camaraderie à toute épreuve, les compagnes au « corps brûlant », et puis – en un fabuleux inventaire – « les canulars, les pétards, les folies, les orgies, les jours du bac, le cognac, les refrains », tandis que l’orchestre, derrière, swingue juste ce qu’il faut pour ce genre de fantaisie. Avec cette bonne idée de ne pas en rajouter dans les cuivres, comme ce fut trop souvent le cas par le passé – de « Ce sacré piano » à « For me formidable ». La basse et les violons suffisent ici à porter l’ensemble, et le piano, aussi économe qu’aérien et virtuose, ne fait que « commenter » laconiquement, à coups d’accords chirurgicaux ou d’ornements-miniatures, la mélodie parfaite qu’Aznavour a composée et qui se « déroule » toute seule. Une chanson qui « coule », comme on dit. Une chanson cool, dit-on aussi. Ou encore : une musique « enlevée ». Ou enfin : une musique « irrésistible ».
Et comme on est loin d’avoir fait le tour du fabuleux Opus 76, rendez-vous dans un mois !


