Chère Isabelle,
Cela fait un petit bout de temps que je voulais t’écrire ; enfin t’écrire une vraie lettre, car je trouve que sur Facebook, je n’arrive pas à exprimer une vraie pensée, autre que ces trucs consensuels et sans intérêt. De plus, entre les coupures d’électricité nombreuses et courantes, si j’ose le jeu de mots, et les coupures d’accès au réseau, je me dis que ce n’est pas le plus intéressant d’échanger par un chat qui ne cartonne pas.
Tu me disais que tu étais étonnée par le fatalisme qui règne chez les jeunes ici en Algérie. Tu me fais bien rire de venir avec vos vieilles histoires et votre regard éternellement orientaliste : franchement, qui est fataliste ?
Celui qui accepte d’être au chômage et faire partie de 10 % de la population sans emploi et accepte d’être traité comme un paria dans la société ?
Ou bien celui qui invente un système de débrouillardise pour survivre tant bien que mal avec du bezness et des petits trafics ?
Celui qui reste enfermé chez lui, fier d’acquis sociaux historiques – de plus en plus remis en question – ou bien celui qui veut migrer – au péril de sa vie – pour tenter d’améliorer sa situation économique, sociale, culturelle ? Celui qui manifeste …
Ah oui, j’ai oublié : vous manifestez aussi ; de moins en moins, mais quand même … Et souvent poliment. Lorsque, chez vous, des jeunes des banlieues poussent l’impertinence jusqu’à se révolter, la bien-pensance des autres jeunes les empêche de les soutenir. Je n’ose même pas citer la crise financière, qui vous touche à fond, où vous voyez des milliards s’envoler devant vos yeux et pourtant vous réagissez tellement peu. Et tu vas me faire croire que les jeunes chez vous sont moins fatalistes qu’ailleurs ?
Certes, j’ai connu, sur le net, beaucoup de jeunes Européens qui se révoltent, qui sont pour la révolution : ils soutiennent Chavez, ils encensent Cuba, ils veulent voir la révolution en Iran ; Révoluti-ON dans le monde, partout ailleurs, mais en Europe rien, leur rêve semble être la révoluti-OFF.
En fait, j’ai l’impression que ni toi, ni d’autres jeunes Européens avec qui j’ai chatté, n’acceptez l’idée que vous soyez satisfaits, au fond de vous, du monde actuel : les rapports de domination traditionnels entre vous et nous, pour en rester aux jeunes d’Europe et jeunes d’Afrique, sont renforcés par vos énormes possibilités de mobilité et nos possibilités très réduites. Et vous n’essayez pas grand’ chose pour changer cela collectivement, vous essayez parfois – plutôt rarement – individuellement.
Ainsi, quand je te demande de me faire un certificat d’hébergement et une attestation d’accueil pour que je vienne en vacances en Belgique, ça paraît rien pour toi ; pour moi ça compte énormément. Pour moi, en plus de m’aider à voyager, c’est une façon de lutter contre ce rapport de domination par la mobilité ; et le manque de liberté de voyager (même si c’est à nuancer), dans mon cas et celui de mes copines, ne provient pas de nos parents, ou d’une quelconque oppression dont nous serions victimes dans la société. Cela provient de lois faites par des pays du Nord pour nous limiter les possibilités de déplacement.
Tu comprendras ma grande déception de ne pas avoir reçu ce certificat d’hébergement ; d’autant plus que tu m’avais dit au début que tu le ferais rapidement. Bien sûr, idéalement, moi aussi j’aimerais ne pas dépendre de toi pour aller en vacances. Je ne sais pas si tu peux le comprendre mais je te le dis quand même : je sens comme une humiliation de devoir te demander de m’aider à voyager ; si, en plus, tu me dis oui et puis tu disparais dans la nature, tu imagines ma souffrance.
J’en viens ainsi, petit à petit, à ton envie de venir t’installer comme jeune coopérante ici, après que ton stage se soit bien passé à l’Alliance Française d’Alger. Ton envie d’ « aider », comme tu dis, et de contribuer à quelque chose qui fasse sens pour toi est touchante. Je ne vois pas très bien si tu as réfléchi au type de personne que tu vas aider en étant à l’Alliance Française, mais soit. Parce que, comme tu le sais, le public de l’Alliance Française est constitué de gens économiquement à l’aise, parfois riches, appartenant à un groupe social de rang élevé.
Je me demande d’ailleurs parfois si ce n’est pas la reconnaissance – que ces gens auraient pour toi – qui t’intéresse. Dans un certain sens, peut-être qu’ils t’aident plus que tu ne les aides. Au passage, je ne comprends pas bien d’où vous vient cette envie de nous aider. Et avec toute l’histoire tumultueuse entre nos peuples, d’Europe et d’Afrique, nous, anciennement colonisés, avons développé une authentique paranoïa dans nos relations avec vous, sur ce point entre autres. Est-ce que vous voulez aider par culpabilité ?
Parfois, j’avoue que ça peut être un bon moteur de changement. En même temps, quand vous venez jusqu’ici pour nous expliquer qu’il nous faut rester chez nous, qu’il ne faut pas migrer car c’est la désillusion là-bas en Europe, qu’il faut changer la vision du monde chez les jeunes ici, est-ce que, inconsciemment, vous ne considérez pas que vous savez mieux que nous ce qui est bon pour nous ?
Est-ce que ce ne serait pas une énième tentative de domination, qui passe par la colonisation de nos imaginaires ? Pourquoi vous, jeunes Européens, pourriez rêver de tous les endroits de la terre, pour des vacances ou pour y vivre, et nous pas ? Vous voudriez dominer même nos rêves ? Nous en priver ? Exiger de nous un visa pour pouvoir rêver ?
Le pire, c’est lorsque des jeunes Européens, éventuellement progressistes, nous tiennent pareils discours « dans notre intérêt et l’intérêt de nos sociétés », disent-ils. Merci de vous préoccuper de nous et de notre intérêt.
Et si dans votre intérêt et dans l’intérêt de vos sociétés, nous vous proposions de rester chez vous, une année, une seule année ? Je le dis en souriant certes, mais je crois beaucoup à l’intérêt d’une « non-mobilité » temporaire – une espèce de ramadan du voyage.
Et je ne peux que me réjouir des avantages que j’y vois : déjà réduire les risques de propagation de maladies et de virus, nouvelle peur-panique chez vous (quand j’y pense, j’en ris).
Ensuite, faire l’expérience d’une telle forme d’abstinence pour vous mettre à notre place et mieux nous comprendre.
Et enfin vous permettre de vous mobiliser un peu plus pour changer des choses « dans votre intérêt et l’intérêt de vos sociétés ».
En effet, mon hypothèse est que le voyage et les vacances sont une puissante soupape contre la contestation et la mobilisation, et la disparition de cette soupape pourrait enfin vous aider à vous mobiliser pour changer les choses chez vous. Et là je t’assure que nous serions tout à fait disposés, nous jeunes d’Afrique, d’Amérique du Sud et de partout, à venir vous « aider » et contribuer à changer les choses là où les rapports de domination se décident et se construisent, consciemment et inconsciemment.
En quoi peut-on vous aider ? Peut-être déjà à développer vos capacités à vous mettre en colère, car ce que nous, jeunes Arabes, Africains ou Sud-américains, apportons au monde n’est peut-être pas énorme à vos yeux, mais est très important aux nôtres : nous apportons au monde notre colère. Ça vous intéresse de tels projets de développement de la colère ? On commence par un ramadan du voyage ? Chiche ?
Au moins ça pourrait inspirer les plus poètes d’entre vous pour écrire : connaissez-vous le poème Passeport du Palestinien Mahmoud Darwich ?
Ou bien encore le texte Une seule année sans vous tous de l’Irakienne Alia Mamdouh ?
Est-ce que de tels écrits (certes nés dans des contextes particuliers) pourront, un jour, être parlants pour vous ?
Pourriez-vous, un jour, être touchés et concernés par de tels écrits ?
Pourrons-nous vous aider à développer vos capacités à vous mettre en colère ?
Dans notre cas et pour notre amitié, je vais tenter de t’y « aider » en partageant avec toi un passage d’un texte de Alia Mamdouh. Elle l’a écrit suite au traitement subi dans un aéroport : en route pour New York, elle transite par l’aéroport de Montréal où elle se fait gentiment humilier. Ce texte (que tu peux trouver sur le site Bellaciao) se termine de façon majestueuse :
« Ainsi, nous mettrons notre doigt dans l’œil du maître du temps en disant : nous voulons que personne ne nous apprenne à panser nos blessures.
À cause de la sottise, de l’archaïsme, de la grossièreté et de l’arrogance, du manque de sagesse et de la passion de la peur, de la lueur de la souffrance et du courant de tristesse dans les cœurs, nous ne voulons pas de festivals de deuil pour nous, ni de votre admiration pour notre visage vigoureux et pâle, pour notre liquide ardent et impétueux, pour nos testicules chauds et nos bourses qui emplissent nos pantalons. Nous ne voulons pas de votre confort, de votre coquetterie, de votre grande taille qui n’améliorera pas notre descendance primaire et trapue. Nous ne voulons surtout pas être forts comme vous, pissant sur les bords de l’univers et ricanant devant les hommes qui rendent l’âme. Nous voulons nous rouler dans notre sable et mourir dessus comme les plus beaux brigands, les fous, les malins et les poètes. Nous voulons rester là-bas, face au soleil féroce et bon pour peupler la terre et continuer d’écrire sur les tablettes.
Que nous vivions un autre jour, pas trop long grâce à nous, ni trop court à cause de vous. Nous voulons une année, une seule sans vous, vous tous, car vous êtes seuls. Nous partageons avec vous la loi de la force, c’est là peut-être la raison de votre fureur, nous faisons partie de la loi universelle, le puissant peut anéantir le monde, mais le faible aussi. »
Je te laisse, chère Isabelle, avec toute mon amitié,
Meriem