Monsieur le conseiller du ministre [1],
Tout d’abord croyez en notre respect pour votre oeuvre de penseur politique, en particulier pour sa partie la plus engagée : votre Lettre ouverte à Charles Pasqua, rééditée sous un titre sans équivoque : Contre les lois Pasqua. Sachez, ensuite, que nous pouvons admettre, chez un intellectuel, le choix de participer au pouvoir et d’en affronter les difficultés, quitte à passer des compromis. Si nous rappelons à votre mémoire vos écrits passés, ainsi que vos prises de position de l’hiver 1997, et si nous les confrontons à votre discours actuel, c’est simplement que l’ensemble laisse apparaître un revirement complet, que nous aimerions comprendre [2].
Face aux protestations qui se sont élevées contre le projet de loi Chevènement, votre réponse est identique à celle que nous adressaient en leur temps Jean-Louis Debré et Alain Juppé, à nous et à vous-même : les pétitionnaires et les manifestants qui réclament une autre politique sont des "irresponsables".
En février 1997, pourtant, lors du mouvement de pétition contre les lois Debré, les mêmes pétitionnaires et les mêmes manifestants, portant les mêmes revendications, vous avaient inspiré un texte plus qu’élogieux :
"l’action des pétitionnaires est en réalité un vrai, un grand, un profond mouvement historique et symbolique".
Votre article, sans ambiguïté, s’intitulait "Pour les pétitionnaires". Il prenait pour cible, à juste titre, le délit d’aide au séjour irrégulier (sanctionné d’un à cinq ans de prison et de 10 000 à 200 000 francs d’amende). Vous déploriez qu’on ne puisse plus "héberger un immigré sans risquer d’être condamné s’il n’est pas légalement installé en France." Dans la loi que vous défendez aujourd’hui, ce délit d’hébergement n’est pas supprimé.
La loi que vous défendez aujourd’hui n’a pas supprimé non plus le jeu arbitraire des certificats d’hébergement et des visas, que vous dénonciez avec tellement de justesse en février 1997, en ces termes :
"Vous ne pouvez plus inviter d’ami étranger sans devoir vous débattre dans des difficultés kafkaïennes".
Ce diagnostic reste valable aujourd’hui, et il le restera demain : rien n’a changé, sauf le gouvernement et le nom de la loi. Et vous-même.
À toutes les critiques précises qui vous sont aujourd’hui adressées, sur le maintien du délit d’hébergement, des visas, de la double peine et des entraves au regroupement familial, sur l’injuste refus du regroupement polygame (assimilé à une "menace à l’ordre public"), sur l’extension des pouvoirs de l’administration et le manque de contrôle judiciaire, vous vous contentez de répondre qu’on "ne peut pas ouvrir les frontières".
Est-ce bien suffisant ? Vous savez aussi bien que nous qu’une grande partie des mesures que nous attendions, comme l’abrogation de la double peine ou du délit d’hébergement, était parfaitement réalisable y compris dans le cadre général de la fermeture des frontières.
Vous savez très bien, par ailleurs, que des arguments sérieux existent en faveur de l’ouverture des frontières, et qu’un débat est possible sur cette question [3].
Vous avez, il est vrai, un autre argument : le renoncement aux promesses d’abrogation, le caractère "modéré" et "consensuel" de la nouvelle loi, tout cela aurait le mérite immense de "dépassionner" et de "dépolitiser" le débat sur l’immigration. La nouvelle loi, parce qu’acceptable par la droite, serait le meilleur service à rendre aux étrangers de France : ils pourraient ainsi disparaître du débat politique, et cesser par là même d’être les boucs émissaires de la crise sociale.
Mais ce calcul est une faute politique grave, pour deux raisons.
Tout d’abord parce que le consensus n’aura pas lieu. Car si le projet de loi Chevènement est effectivement très acceptable pour la droite, cela ne signifie pas qu’il va être accepté. La droite française s’est illustrée depuis quinze ans dans la stigmatisation des "immigrés" et dans un jeu de surenchère électoraliste avec le Front national ; comment aurait-elle aujourd’hui, affaiblie et à court d’idées, l’honnêteté intellectuelle et les scrupules qu’elle n’a pas eus lorsqu’elle gagnait les élections ?
Mais il y a pire : le consensus recherché est malsain. Vous le disiez vous même en février 1997 :
"L’action des pétitionnaires est en réalité un grand mouvement historique et symbolique. Pas seulement parce qu’elle dénonce l’infamie progressivement imposée aux étrangers et aux immigrés en France, mais aussi et surtout parce qu’elle brise le consensus qui s’est établi ici entre les partis politiques de droite et ceux de gauche. Consensus dont le contenu est fondé sur une idée simple : il n’est pas possible de se battre contre la montée du néo-fascisme en défendant la légitimité du droit des immigrés à une vie décente et des étrangers à être accueillis convenablement."
Ce consensus que vous dénonciez, vous le défendez aujourd’hui. C’est le même : un consensus entre la droite et la gauche française, autour d’une législation d’exception qui continue de stigmatiser, d’exclure et de précariser les résidents étrangers. Un accord pour "sentir ensemble ceux qu’on ne peut pas sentir" [4] : ceux que le rapport Weil appelle, de manière parlante, les "travailleurs non-qualifiés non-européens".
Le projet de loi que vous soutenez reproduit en fait à l’identique la stratégie Pasqua-Debré, dont vos livres, pourtant, démontraient bien l’inefficacité : lepéniser la législation afin de récupérer l’électorat lepéniste ou tenté de le devenir. Pasqua avait en effet justifié les lois de 1993 de la même manière : elles étaient censées faire disparaître en deux ans le Front National du paysage politique français. On connaît le résultat : des lois xénophobes appliquées par une administration zélée, et une percée électorale du FN aux élections présidentielles et législatives de 1995. Il ne faut pas s’en étonner : toute concession a pour effet profond d’ancrer l’électeur lepéniste (ou tenté de le devenir) dans sa certitude d’avoir raison et dans sa demande xénophobe.
Votre prétention à "en finir avec ce débat empoisonné" nous rappelle finalement une analyse très juste que vous faisiez en février 1997 :
"Certains vous disent : moins on parle d’immigration, mieux ça vaut, car plus on en parle, plus on fait le jeu du front National. La politique du silence est très précisément ce que recherche le pouvoir actuel, qui pioche dans le programme du FN en feignant de le dénoncer et fait de l’institutionnalisation de la xénophobie une règle de comportement politico-électoral."
Là encore, rien n’a changé, sauf "le pouvoir actuel". Et, manifestement, vous-même.
Et là encore, c’est une faute politique : car on n’en finit pas avec un "débat empoisonné" en supprimant le débat, mais en supprimant le poison. Ce qui, justement, nécessite un débat.
Mais un débat réel. C’est-à-dire un débat prenant en compte d’autres voix que le discours consensuel sur la "nécessaire maîtrise des flux migratoires". Il est donc temps, comme le demandent les pétitionnaires et les collectifs de sans-papiers, de rendre publics les divers travaux existants sur l’immigration en Europe et son effet sur l’économie, ainsi que les avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Il est temps surtout d’entendre les immigrés eux mêmes, avec ou sans papiers. Il est temps de parler de la double peine, et de reconnaître qu’elle viole un fondement du droit démocratique : le principe de l’égalité devant la loi.
Au lieu de cela, le gouvernement légifère dans l’urgence, sur la base de deux rapports bâclés [5]. Il a même été question de légiférer par ordonnances et d’utiliser la "procédure d’urgence". Dans ces conditions, le "débat empoisonné" a de beaux jours devant lui.
Monsieur le Conseiller du Ministre, nous vous laissons le dernier mot. Ou plutôt, nous laissons le dernier mot à votre alter ego, au Sami Naïr de février 1997, évoquant avec force le mouvement de solidarité entre Français et "immigrés" qui s’est construit depuis quelques années, en particulier autour de l’Église Saint Bernard :
"Il fallait être singulièrement aveugle pour ne pas voir que le mouvement de solidarité, loin de disparaître, ne faisait que plonger profondément au fond de la société pour réapparaître, ailleurs et sous d’autres formes, plus déterminé encore".
Au revoir, donc, M. le conseiller du ministre.