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Un tournant réactionnaire et nationaliste

Le féminisme d’Etat à l’épreuve du voile et de la prostitution

par Morgane Merteuil, Rokhaya Diallo
5 décembre 2013

Depuis quelques années, de manière étrange dans un pays toujours dominé par un intense sexisme, la question des violences faites aux femmes fait l’objet d’une attention particulière, jamais leur corps n’a autant fait parler. Des diverses lois prohibant le port du voile par les femmes musulmanes à la volonté d’abolir la prostitution, rarement la nécessité de protéger la dignité des femmes n’a autant monopolisé le débat public. Mais, si l’on y regarde de plus près, on remarque que ce n’est que la condition de certaines femmes qui focalise toutes ces attentions : des femmes majoritairement non blanches et issues des couches les plus pauvres de la société...

Cependant, ce n’est pas une réflexion globale sur les mécanismes de domination de ces classes non privilégiées que leur condition provoque ni une dénonciation générale des industries dans lesquelles les femmes étrangères et/ou non blanches sont sureprésentées, mais un sentiment de supériorité de la part d’une catégorie privilégiée de femmes, qui s’arroge le droit de leur expliquer ce qui est bon pour elles.

Un complexe de supériorité

Que des femmes choisissent d’embrasser l’islam et de manifester cette appartenance en portant un foulard ou un voile, tandis que d’autres décident de gagner leur vie en se prostituant, semble inconcevable. Quant au respect de la liberté de conscience ou du droit d’exercer son travail dans les meilleures conditions possible, aucune de ces féministes ne semble croire qu’il s’applique aux prostituées ou aux musulmanes voilées.

Si l’oppression des travailleurs pauvres et précaires, les dommages physiques et mentaux infligés par la pénibilité du travail et les violences contre les femmes doivent êtres combattus, cela ne peut se faire sans la contribution des premier(e) s concerné(e)s.

Les féministes, qui ont lutté pour l’émancipation des femmes, ont permis la reconnaissance d’un droit fondamental permettant aux femmes de disposer de leur corps. Certaines d’entre elles seraient-elles indignes de faire valoir ce droit essentiel ?

Aux prostituées et aux femmes voilées traitées comme des mineures, incapables de comprendre les enjeux de leur propre libération, on ne laisse aucune option : leur choix ne peut en être un, seules les femmes privilégiées qui ne partagent pas leur condition seraient à même de décider pour elles.

Un racisme institutionnel

Comment pourraient-elles évaluer leur degré de domination, sans les ressources intellectuelles de leurs « sauveuses », convaincues d’être plus à même de décrypter la complexité du monde et de dénoncer leurs oppresseurs…

L’oppresseur qu’on s’empresse de dénoncer en chœur lorsqu’il apparaît comme un autre, étranger, menaçant l’ordre républicain (réseaux de proxénétisme, réseaux terroristes), mais qu’on s’empresse de rendre invisible lorsqu’il n’est autre que la République française, à travers le racisme institutionnel et la violence des forces de l’ordre dont pâtissent les populations les plus fragiles.

A la fois éternelles victimes et résolument coupables, ces femmes ne peuvent porter un discours sur elles-mêmes, lutter pour faire reconnaître la légitimité de leur choix, de leur stratégie sans être immédiatement accusées de n’être que des agentes de l’intégrisme ou du proxénétisme. Renvoyant les prostituées comme les femmes voilées à une altérité indépassable, ce féminisme condescendant refuse de considérer ces femmes comme les égales des femmes blanches, non musulmanes, non prostituées.

Parce que, au lieu de se battre pour l’acquisition de droits égaux pour les femmes rendues vulnérables par des lois discriminatoires, il encourage la répression, la précarisation et l’exclusion de l’espace public de femmes en majorité non blanches et précaires, sous prétexte qu’elles sont trop ou pas assez vêtues, ce féminisme ne sert qu’une politique réactionnaire et nationaliste, à l’opposé de l’émancipation collective qu’il nous promet.

P.-S.

Morgane Merteuil (Travailleuse du sexe et militante ) et Rokhaya Diallo (Journaliste et auteure). Ce texte, paru initialement dans Le Monde, est republié avec l’amicale autorisation des auteures.