Depuis la destruction des tours jumelles du World Trade Center de New York, l’"affaire DSK" est l’événement qui a reçu la plus large couverture médiatique en France. La nouvelle de l’interpellation de Dominique Strauss-Kahn et de sa garde à vue à la Special Victims Unit de Harlem le 14 mai, suivie de son inculpation le 15 mai, est un « coup de tonnerre » pour les chefs de file et les dignitaires du Parti socialiste. Ils ne peuvent pas croire, ne veulent pas croire qu’en quelques heures le Parti socialiste a perdu son « candidat en or ». Puis c’est au tour des amis, qui dénoncent une « erreur tragique sur la personne ». Le Strauss-Kahn présenté par la police « n’est pas l’homme qu’ils connaissent ». Ils savent exactement ce dont il est capable. Et ce dont il est accusé, il en est incapable. La victime présumée l’a reconnu, mais eux secouent la tête : ils sont formels, « ça ne lui ressemble pas ».
Deux jours s’écoulent pendant lesquels s’étalent dans les médias l’étonnement, l’incrédulité, la sympathie, le chagrin pour « DSK », pour sa famille politique, pour sa famille tout court. Pas un mot pour la femme de chambre dont le témoignage a déclenché l’action de la police, qui a mis en branle la justice. Leur ami est victime d’une erreur judiciaire, ou d’une machination. « On » verse sur Dominique Strauss-Kahn, selon son homme lige (Jean-Christophe Cambadélis), le « feu nucléaire » dont « on » l’avait menacé. La Russie est peut-être dans le coup. Ou Sarkozy. Toutes les hypothèses sont envisagées ; sauf une, celle que le procureur de Manhattan – un incapable, un puritain, un Américain pour tout dire – a retenue : que Dominique Strauss-Kahn aurait pu violer une femme de chambre, Nafissatou Diallo.
Toutes ces hypothèses françaises supposent que les faits reprochés au directeur du FMI sont faux. La femme de chambre, manipulée par une puissance étrangère ou par le gouvernement français, ou par son propre appât du gain, n’a pu que tendre un piège à un homme « vigoureux » (compliment de tonalité rurale, d’ordinaire réservé à un cheval). Elle n’est d’ailleurs mentionnée que dans le rôle du grain de sable qui cause la chute d’un homme immense, en l’occurrence le futur sauveur de la France.
Devant l’indifférence massive à cette femme dont on ne sait encore rien, les féministes, d’abord éberluées par le déferlement d’une solidarité à la fois masculine et de classe (car elle émane souvent, trop souvent, de femmes), commencent, dès le troisième jour (le 16 mai) à se frotter les yeux et à saisir leur ordinateur.
De leur côté, les amis de DSK comme la théorie du complot est apparue à tout le monde très fumeuse e raccrochent à une autre bouée : la « présomption d’innocence », par laquelle ils comprennent que même suspect, même inculpé, il doit avant tout être considéré comme totalement innocent.
Dès lors, tous les politiques et les journalistes en ont plein la bouche ; ils érigent la « présomption d’innocence » au rang de marqueur identitaire français : les autres pays ont-ils cette chose merveilleuse qui nous distingue ? Personne ne semble savoir que de nombreux pays, dont les États-Unis, possèdent ce trésor depuis des décennies. On ne parlait pourtant jusqu’ici assez peu de cette garantie judiciaire en France et pour cause : elle n’existe dans le Code pénal que depuis la loi Guigou de 2000, et dans les faits, que depuis le 15 avril de cette année 2011, et la réforme de la garde à vue.
S’il faut bien sûr respecter la « présomption d’innocence » de Dominique Strauss-Kahn, ne faut-il pas aussi respecter la « présomption de victime » de la femme de chambre demande Clémentine Autain dès le 16 mai, suivie de beaucoup d’autres féministes. Elles ne font pas la une des journaux, mais écrivent sur leurs blogs, et en quelques jours, trois associations féministes organisent un rassemblement à Paris le 22 mai. Pour défendre cette femme, accusée à mots couverts par les politiques, et ouvertement par les blogueurs, de mensonge et de vénalité. Pour dire que le viol est un crime, pas une « affaire de vie privée. » Une agression, pas une « relation ». Que non, c’est non.
Cette réaction rapide des féministes perturbe l’entre-soi des hommes et des riches et les force à prendre en compte Nafissatou Diallo. Quoique, on s’en rend compte en écoutant les débats, après une brève mention de « la femme de ménage » quand ce n’est pas « la gonzesse » ou « la fille » , les conversations retournent, comme aimantées, vers le seul personnage qui intéresse les Français : Lui. Son Destin. Brisé. Sa Vie. Qui Bascule.
Et se focalisent, non pas sur le mal qu’il a (« peut-être », bien sûr) fait, mais sur le mal qu’il s’est fait à lui-même : « Ne serait-ce point un “acte manqué” ? » Tout cela est passionnant et très utile pour évacuer le fait que dans cette histoire, il y a une autre personne. Pourquoi, tant qu’à faire un « acte manqué » – s’il ne voulait pas vraiment, c’est-à-dire de tout son conscient et son inconscient – être Président, pourquoi ne pas attraper une bactérie très agressive, ou encore se faire moine ou bonze, ce ne sont pas les religions qui manquent ? Pourquoi aurait-il choisi l’« acte manqué » qui implique de blesser physiquement, psychiquement, et durablement, quelqu’un ? Pourquoi faut-il qu’il y ait, dans ces scénarios où l’on convoque le si complexe (et fascinant) inconscient masculin, tant de femmes détruites ? Pourquoi ne peuvent-ils s’autodétruire tout seuls, en nous fichant la paix ?
Nous avons réuni ici quelques-uns des textes écrits par des féministes au cours des premières semaines. Pas sur l’affaire judiciaire elle-même. Pas sur le fait de savoir si DSK est, ou sera, déclaré coupable ou non coupable. Non : le sujet de ce livre c’est ce que ces réactions unanimes de la classe politico-médiatique disent de la société française, de ses dirigeants et de ses journalistes, aujourd’hui, en 2011. Des cœurs meurtris des amis ont surgi des cris d’une sincérité rare, qui, perçant le mur de la langue de bois, nous ont révélé la vérité de ces cœurs : ils sont remplis d’une misogynie dont la profondeur n’a d’égale que leur arrogance de classe.
Les féministes sont les dernières à croire aux déclarations des politiques sur la « centralité » de l’« égalité hommes-femmes » dans les « valeurs françaises », les premières à s’en méfier. Et pourtant, nous avons été surprises : la distance entre les versions officielles et les vrais sentiments, la facilité avec laquelle ils passent d’un discours à l’autre, selon l’opportunité ; le mépris pour les petites gens qu’ils gouvernent et manipulent sans même se cacher nous ont laissées pantoises dans un premier temps, furieuses dans un second.
Certes nous pouvions voir le backlash, le retour de bâton, progresser, avancer comme une vague lente mais inexorable, recouvrant et démolissant comme autant de châteaux de sable les quelques avancées du féminisme des années 1970-1980. Avec cette affaire, la vague est devenue un tsunami de propos tous plus sexistes les uns que les autres. Pas plus bêtes que d’autres, nous avons mis deux et deux ensemble. Bien sûr !
Les mots qui nous submergeaient, c’étaient les paroles de la musique qui se fait plus insistante de jour en jour et d’année en année et qui accompagne le spectacle de femmes habillées – ou plutôt déshabillées – en bunnies sur les plateaux de télévision, en corps sans têtes, sexes ou fesses en avant, sur les murs de nos villes. Les paroles, nous les connaissions : elles sont dans neuf blagues sur dix de la radio « Rires et chansons », elles font rire Benoît Hamon, porte-parole du Parti socialiste qui les trouve « un peu sexistes » mais « amusantes quand même » ; elles sont dans neuf sketches sur dix des « humoristes » ; elles sont dans les chansons du rappeur Orelsan (« je vais t’avorter à l’Opinel ») ; elles sont dans les commentaires de nos animateurs de télévision, ceux qui font crouler de rire les audiences. Elles se résument à « du cul du cul du cul » – mais « le cul », c’est, en dépit de sa crudité apparente, encore un euphémisme. « Le cul » c’est en réalité la mise en scène de situations où une femme est humiliée, soit parce qu’elle est idiote, soit parce qu’elle se fait baiser, soit encore – ça c’est le fin du fin – parce qu’elle est si idiote qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle se fait baiser. Dans les cours de récréation, dans les bureaux, et jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale.
Car, qu’est-ce qui fait la fortune de ce « cul », de ce « salace », de ce qu’ils appellent des « grivoiseries » ou encore, en revendiquant le caractère identitaire de celles-ci, des « gauloiseries » ? Est-ce l’évocation de la sexualité ? Quand un député dit à sa collègue, députée comme lui, « je te passe ce papier si tu baises avec moi », peut-on vraiment croire qu’il exprime le désir d’avoir une relation sexuelle avec elle ? Que c’est ainsi qu’il lui parlerait si tel était son dessein ? Ou est-ce en premier, en second et en dernier lieu, une manière de « remettre les femmes à leur place » ?
Nous savions tout cela. Nous savions l’absence de volonté politique de lutter contre les violences faites aux femmes et contre les différences de salaires, nous savions les chiffres calamiteux sur l’emploi, sur les revenus, sur les retraites, sur le chômage des femmes, sur la fermeture des centres d’IVG, l’état de l’éducation sexuelle donnée aux adolescent·es. Le 21 juin, dans l’émission C’est dans l’air, Mme Cattan, de l’association Paroles de femmes, décrit le « patriarcat contemporain » dans les écoles : les filles ne parlent pas, elles ne se croient pas les égales des garçons, elles se plaignent à l’animatrice d’être sans cesse tripotées, mais n’osent rien en dire à leurs profs ou à leurs parents.
Depuis les années 1980 le féminisme est en chute libre. Pas partout, non – en Espagne il est encore vivant, car il a droit de cité. En France, il a été écrasé et remplacé par une révolution sexuelle masculine. Et quel est son contenu ? Celui de la pornographie. D’une pornographie autrefois confidentielle et qui s’est développée de façon exponentielle en quarante ans, d’abord avec le Minitel, maintenant avec la télévision et internet, et qui remplace toutes les autres formes d’apprentissage. C’est dans les films pornographiques que les garçons apprennent à quoi sert une femme, ce qu’on fait à une femme (car dans la pornographie on ne fait pas avec). Ce sont les gestes, les « gâteries » qu’ils voient dans ces films qu’ils demandent à leurs « copines » de 12, 13 ou 14 ans.
Comment des adolescents qui voient dans ces films des femmes humiliées et heureuses de l’être pourraient-ils réconcilier cette représentation d’une asymétrie radicale avec l’idée de l’égalité des sexes que l’école est censée « enseigner » ?, Cette idée reste… une idée sans rapport avec « la vraie vie » que leur montrent ces films.
Nous avions vu et entendu la meute des grands hommes défendre Polanski qui « n’avait rien fait », ou alors « c’était il y a si longtemps », ou alors « c’était un si grand artiste », ou encore « elle faisait plus que son âge » (elle avait 13 ans). Mais il a fallu l’« affaire DSK » pour nous réveiller complètement, pour que le découragement soit enfin surmonté ; elle a été pour beaucoup la légendaire goutte d’eau qui fait déborder une colère longtemps contenue.
Les auteures publiées ici, militantes de toutes les générations, journalistes, chercheuses, ont écrit chacune de leur côté ; et pourtant, ce qui frappe, c’est la similitude de leurs motifs d’indignation et de leurs diagnostics. Ces analyses du sexisme révélé par l’« affaire » sont la matière des textes.
Ce que ces textes montrent et dénoncent dans les propos des politiques et des amis de DSK
Le retour de l’idée que les hommes ont des « besoins », des besoins qui se traduisent par des demandes impérieuses adressées aux femmes : celles-ci ont le choix entre céder ou être forcées. Dans les classes d’ados, ces idées sont si répandues qu’on y entend parfois le mythe que les testicules pourraient « éclater » comme des grenades trop mûres. On peut en rire, mais nos intellectuels ne raisonnent pas autrement que les ados, pas en tous les cas quand il s’agit de nier la réalité du viol. Eux aussi font appel à des notions pseudo-psychologiques qui sont en réalité des mythes fabriqués pour la circonstance. Ce que nous appelons viol, c’est pour eux un rapport un peu passionné (le besoin, toujours le besoin, et si nécessaire, on l’appellera « pulsion »).
Les mots pour le dire
Il existe bien des viols, nos hommes politiques le reconnaissent. Et quand ils le reconnaissent, ils le condamnent fermement, et même très fermement. Mais ils ne le reconnaissent pas chez nous, et surtout chez eux.
« Vous dites que c’est un viol, j’appellerais plutôt ça un malentendu, vous savez que les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus ? » ; « Vous dites que c’est un viol, j’appellerais plutôt ça du libertinage de type sadien, ce qui d’ailleurs me fait penser à notre grande culture, aux Lumières, vous savez que c’est nous qui les avons introduites en Europe ? » ; « Vous dites que c’est un viol, j’y vois plutôt une forme de réflexologie, ce qui me fait penser à la réflexion qui caractérise nos philosophes depuis l’époque des Lum… »
Le viol n’existe pas dans les classes supérieures
Telle est la croyance entretenue par ces mêmes classes. Il est vrai qu’elles ont peu affaire à la justice. Alors que les enquêtes de victimation montrent que le viol existe également dans toutes les classes sociales, les classes supérieures ne représentent que 10 % des violeurs passant aux Assises. C’est en effet dans ces classes que la pression sur les victimes est la plus forte, que la solidarité de classe joue le plus. Cette solidarité exige l’omerta. L’omerta, c’est aussi le changement de vocabulaire pour décrire des faits semblables : le harcèlement se fait « séduction » et l’agresseur présumé devient une victime ne pouvant pas résister aux femmes.
En revanche, le viol est réputé exister dans les classes inférieures, n’exister que là, exister surtout dans la sous-classe inférieure de la classe inférieure ; le viol existe chez les Arabes et les Noirs, le viol existe dans le 9-3, aux Minguettes et dans les quartiers nord de Marseille. Et là, c’est une infamie, une barbarie, due au fait qu’il est commis par des gens pour qui les Lumières… c’est le plafonnier de la salle à manger et l’Astrée un type de margarine. Ils n’ont pas notre culture, refusent de l’acquérir ; ce sont des Barbares, et la preuve en est qu’ils commettent des viols (le raisonnement est circulaire, certes, mais ce sont encore ceux qui marchent le mieux).
La solidarité de classe unit les riches contre les pauvres, les Blancs contre les Bronzés
Elle produit du déni, mais surtout elle permet le déni, et d’autant mieux que depuis une dizaine d’années, les violences sont (prétendument) circonscrites de façon sociale, ethnique et géographique dans des enclaves barbaresques. Ce n’est plus un problème, ou plutôt ce n’est pas un problème de la société française. Ainsi le problème est redéfini comme celui du nécessaire contrôle de ces enclaves, et de la réduction du taux d’étrangéité sur le territoire français. Il existe bien sûr des exceptions à cette règle de l’inexistence du viol « bien de chez nous » : on admet qu’il existe des viols français, et même dans les classes supérieures, mais ce sont des cas pathologiques ce type est un malade ».
Une vision qui ne cadre pas avec les statistiques
Celles-ci montrent en effet que 47 % des viols sont commis par des membres de la famille ou des amis de celle-ci, et que dans 83 % des cas, la victime connaissait le violeur.
Comme un seul homme
L’une des expressions récurrentes dans les textes féministes. La solidarité principale, avant celle de classe, c’est la solidarité de genre. Lors de la manifestation parisienne du 22 mai, on a souvent entendu l’expression : la caste des hommes. En effet, indépendamment de leur classe, les hommes qui ont écrit sur l’« affaire » ont écrit en hommes : niant par avance qu’il ait pu y avoir viol dans la chambre du Sofitel de New York, mais aussi niant le viol en général, lui trouvant des « explications » qui sonnent aux oreilles des femmes comme autant d’excuses. Soit que le besoin de l’homme, ou encore une pulsion de type pulsionnel (les pires) l’ait emporté sur sa raison – l’excuse classique du crime passionnel – soit que la femme porte une part de responsabilité : elle était belle, ou au contraire elle était moche, elle était trop habillée, ou au contraire trop peu, elle « s’offrait » (ben voyons !), ou au contraire elle ne s’offrait pas.
Le silence complice des médias sur des événements qu’ils connaissaient est une complicité
Pour se justifier, les directeurs de journaux évoquent le « mur de la vie privée ». Ou celui de « la chambre à coucher ». Le privé, ici, est décrit comme ceint de murs ; mais on sait très bien que le privé est éminemment portatif. En réalité, le privé est une notion juridique : il est défini comme la sphère, qui n’est pas géographique, où le droit commun n’est plus appliqué. Une femme qui bénéficiait de toutes les protections du droit commun, les perdait quand elle se mariait il y a encore peu d’années : si elle était agressée par un homme, que ce soit chez elle ou dans la rue, et si cet homme était son mari ou son concubin, la police, convoquée, déclarait : « C’est une affaire privée. » Et s’en allait.
Ces comportements policiers se font plus rares ; mais beaucoup de maris violents, quand le juge leur signifie qu’ils sont inculpés de violences contre une personne, lui rétorquent « Ce n’est pas une personne, c’est ma femme ! » Le mariage, qui avant faisait des femmes et de leurs biens la propriété du mari, est devenu – entre 1960 et 1990 – »égalitaire », mais pas en matière « sexuelle ». Ce n’est qu’en 1992 que le viol dans le mariage a été reconnu. Avant 1992 le consentement de la femme était considéré comme donné une fois pour toutes, le jour du mariage, pour toute la vie et pour toutes les minutes que durerait celle-ci. Et encore aujourd’hui, les « viols conjugaux » ne représentent que 4 % des viols jugés aux Assises : ils sont très peu dénoncés, très peu poursuivis.
Un statut d’exception pour la « sexualité »
L’une des questions du bac de philosophie cette année était : « La liberté est-elle menacée par l’égalité ? » Ce qui manque à la question c’est une précision : la liberté de qui ? Les beaux discours qui nous ont remplis d’écœurement nous ont aussi ouvert les yeux : leur liberté, la liberté des hommes, est de toute évidence menacée par l’égalité. Leur résistance à l’égalité des droits est simple à comprendre : les droits que les maris avaient sur leurs épouses, celles-ci ne les avaient pas sur elles-mêmes ; ou dit autrement : les droits qu’elles n’avaient pas sur elles-mêmes étaient des droits qui avaient été transférés à leur mari le jour de leur mise en couple. Il en découle que l’égalité des droits signifie pour les hommes la perte des droits qu’ils avaient sur leur femme, et plus généralement sur les femmes.
Le viol le plus fréquent est le viol dit conjugal : les femmes n’ont pas récupéré l’entièreté de leurs droits sur elles-mêmes. Non seulement en tant que femmes mariées, mais en tant que femmes tout court. En effet, une femme est-elle vraiment propriétaire d’elle-même, est-elle la seule à décider de ses goûts, de ses choix, de ses actes, bref de sa vie, tant qu’elle doit répondre à des questions comme : « Pourquoi étiez-vous dans ce parking ? » « Pourquoi êtes-vous allée chez lui ? » « Que faisiez-vous dans cette forêt ? » « Avez-vous vraiment dit “non” » ? « Combien de fois ? »
C’est à la victime de prouver son non-consentement ; ce qui montre que pour la société, en l’absence de « preuves » du non-consentement, c’est le consentement qui est présumé. Et même cette acceptation passive - pâle ersatz du désir - est-elle encore vue comme une exigence exagérée.
Des libertés pour les hommes qui sont des droits sur nous, voilà ce que réclament la presse et une partie de l’opinion. Mais ils sont trop malins pour les revendiquer directement en tant que droits sur les personnes. Ce qu’ils demandent à cors et à cris c’est un statut d’exception pour la « sexualité ». Mais la question est, comme pour la liberté : la sexualité de qui ?
On continue de faire prévaloir le statut sacro-saint du « sexuel » des Uns sur les droits des autres
Et de véhiculer des notions de « sens commun » autour du viol, notions qui pourtant ont été renvoyées par la recherche dans le néant des idées reçues et des justifications pitoyables. Beaucoup de blogueurs doutent de la réalité du viol de Nafissatou Diallo, parce que le prévenu « a les moyens de se payer n’importe quelle femme ». Or tou·tes les chercheur·euses le savent : le viol n’est pas un substitut à la prostitution, comme celle-ci n’est pas un substitut à la sexualité dite « normale ». La plupart des prostitueurs sont mariés et ont une « vie sexuelle normale » ; la plupart des violeurs sont mariés, et ont aussi une « vie sexuelle normale ». Ce qu’un prostitueur veut ce n’est pas « une vie sexuelle normale », mais acheter une femme (ou un enfant, ou un homme).
Et ce qu’un violeur veut, ce n’est pas « un rapport sexuel » quelconque, c’est ce rapport précis : un rapport violent en soi, quels que soient les moyens qu’il utilise ; ce qu’il veut c’est vaincre la volonté de l’autre, exulter et se pavaner de cette victoire devant sa victime. Lui enlever toute once -d’individualité, de valeur ; lui donner en échange, pour longtemps, peut-être pour toute sa vie, le sentiment qu’elle n’est rien. La spécificité du désir du violeur, de la force qui meut le violeur, les spécialistes (qu’elles soient bénévoles dans les associations féministes, ou professionnelles) la connaissent bien : c’est la volonté de rabaisser, de détruire – psychiquement sinon physiquement – les femmes. C’est en un mot la haine des femmes.
Mais cette haine des femmes, qui parcourt toute notre société, nos contes populaires, nos chansons, notre culture, aussi loin qu’on remonte, cette haine qui est en arrière-plan – quand elle n’est pas au premier plan – de presque tous nos films, de presque tous nos romans, elle est comme la lettre cachée du conte d’Edgar Poe : si visible, si « évidente » qu’on ne la voit pas. Quand on la voit, dans des cas exceptionnels de tueurs en série, on fait mine de croire que tous les viols sont exceptionnels, sont « pathologiques ». On ne dira jamais assez que les violeurs, comme les délinquants de la route, ne sont justement pas des délinquants ; comme les maris violents, ce sont des hommes ordinaires ; les plus ordinaires des hommes. Des hommes « normaux ». Qui, comme les autres, ne demandent que leurs droits. Le droit d’être les maîtres. Des maîtres qui punissent les femmes au nom de tous les autres maîtres.
Un prisonnier américain, dans un documentaire diffusé sur France 2 fin mai, disait : « Le viol en prison, ça n’est pas sexuel, c’est une punition. » Pas seulement en prison : le viol en général est une punition. Il suffit d’en punir quelques-unes : 75 000 par an. D’abord on ne court que très peu de risques : sur ces 75 000 viols, 10 000 donnent lieu à une plainte et 2 000 aboutissent à une condamnation. 73 000 viols chaque année sont impunis. Ensuite, pour une femme violée, des millions d’autres comprennent la leçon. Qu’elles doivent se tenir plus tranquilles ; plus discrètes ; plus humbles. Qu’elles doivent solliciter, contre les hommes dont elles ne savent pas lesquels sont dangereux, ni à quel moment ils le deviendront, la protection d’autres hommes.
La culture du viol est une culture de l’impunité
Les viols ne sont pas des accidents isolés, commis par des marginaux ou des fous. Le viol fait partie des violences masculines, et ces violences sont, comme Jalna Hanmer l’a dit dès 1978, un moyen d’instiller la peur dans toutes les femmes et de les contrôler.
Pour que le contrôle de la vie de toutes les femmes par le viol soit efficace, soit possible, il faut la collaboration de la police et de la justice. 10 000 plaintes pour 75 000 viols, ça fait peu. Mais 2 000 condamnations pour 10 000 plaintes… Qu’arrive-t-il aux autres ? À quel moment les juges décident-ils un non-lieu ou un classement sans suite, et surtout pourquoi ? Ces 8 000 personnes, presque toutes des femmes, seraient-elles toutes des menteuses ?
Cette culture de l’impunité, c’est d’abord la culture du soupçon, à l’endroit des femmes, des seules femmes. Revendiquée. Dès la première annonce le 14 mai, Maryse Burgot, debout devant la Cour suprême de New York, nous avertit : « Ici les affaires de délinquance sexuelle sont prises très au sérieux. » Qu’est-ce que cela veut dire, sinon qu’elles sont prises plus au sérieux que chez nous ? Mais ce n’est pas tout : « Il existe ici [aux États-Unis], une sacralisation de la parole des victimes. »
Voilà quelque chose dont on ne pourra pas accuser la France ! Entre le 24 et le 26 juin, on n’a entendu parler que de la libération d’un homme qui a passé huit ans en prison pour un viol. La jeune fille qui l’accusait s’est rétractée (elle avait vraiment subi des violences sexuelles, mais montré du doigt la mauvaise personne). On a raison de montrer une erreur judiciaire. Mais pourquoi les journalistes n’en profitent-ils pas pour parler aussi des 73 000 viols impunis chaque année ? Pourquoi, lors d’une émission sur le viol, le 23 juin 2011, Yves Calvi, qui s’inquiète beaucoup du risque de « fausses accusations », qui est soulagé d’apprendre que ses peurs sont fondées car deux femmes présentes sur le plateau lui confirment qu’il existe bien des « fausses victimes », pourquoi ne s’inquiète-t-il jamais des vraies victimes, qui sont 10 000 fois plus nombreuses, qui ne seront jamais reconnues, et dont le violeur court toujours ?
Deux poids-quatre mesures
Or doncques, les policiers et les juges nous expliquent que nous devons nous protéger nous-mêmes du viol, en acceptant les interdits posés par le risque de viol, donc par les violeurs ; que nous devons accepter ces limitations de nos libertés constitutionnelles. Pour parler clair, que les femmes ne jouissent pas des mêmes droits que les hommes, et doivent accepter cet état de fait - souvent présenté comme fait de nature.
Mais alors même que l’« affaire » bat son plein, Claude Guéant, ministre de l’intérieur de la République française, refuse la nationalité française à un Algérien marié depuis quatre ans avec une Française. Il déclare à RTL le 10 juin : « L’homme a un comportement qui ne respecte pas l’égalité homme-femme telle qu’elle se conçoit dans la République » (Rue89, 17 juin). Encore une fois, c’est grâce aux Maghrébins et à leurs requêtes ahurissantes que l’on apprend de la bouche d’un cabinet du ministre quels sont les comportements qui sont incompatibles « avec les valeurs essentielles de la communauté française ».
Le pays du silence
Cette culture de l’impunité, c’est la culture d’une société qui dénie aux femmes, à la moitié de la population, la -jouissance de ses droits fondamentaux : le droit que leurs plaintes soient enregistrées par la police, que leur parole soit prise au sérieux ; le droit que leurs libertés – dont celle d’aller et venir où elles veulent – soient protégées, comme celles des hommes. C’est ça le rôle de la police et de la justice. Au lieu de quoi, ces institutions payées par les impôts des femmes (des hommes aussi, mais il y en a moins) font la liste des lieux qui leur sont interdits sous peine de viol : « si vous joggez – si vous devez à toute force jogger – faîtes-le en plein jour, dans des endroits fréquentés, avec un homme, à défaut avec une femme, à défaut avec un chien, à défaut avec un sifflet ». Il y a plein d’autres conseils comme ça, qu’on peut résumer par : conformez-vous au contrôle, ne faites que ce que les violeurs ne vous interdisent pas.
Beaucoup d’entre nous l’ont dit, « il y aura un avant et un après DSK ». Le pays tout entier a été secoué autant par la réponse rapide des féministes que par le sexisme des « amis ». Personne ne peut plus ignorer qu’il se dessine là, à partir de cette dispute, une alternative : soit on suit une voie, soit on suit l’autre. Il n’y a pas de compromis, pas de réconciliation possibles entre les victimes de viol et ceux qui nient, minimisent ou excusent le viol.
Les apologistes de la « séduction à la française » ont eu leur heure d’écoute. Ils ont semblé gagner la guerre des mots, mais l’arme de l’euphémisme et de la confusion est apparue pour ce qu’elle est : elle ne deviendra pas totalement inefficace, mais on peut espérer qu’elle trompera moins de gens. Les appels des amis à un passé glorieux en défense d’un « libertinage » qui interdit aux femmes d’être sujets et maîtres d’elles-mêmes, et qui ne les calcule que comme objets d’un jeu masculin, ça ne passe plus. Ça ne marche plus, les féministes l’ont fait savoir, continueront de le faire savoir, et continueront de dénoncer les violences sur lesquelles les amis jettent le voile des jeux sur les mots et du double discours.
Nous recommencerons à lutter – si jamais nous avons cessé – contre le deux poids-deux mesures, contre les multiples deux poids-deux mesures qui manifestent la persistance d’une domination féroce. Le lavage de cerveau patriarcal, qui a réussi, au bout de quarante ans de campagnes ininterrompues des plus puissants groupes de presse, à persuader les femmes que les féministes sont leurs ennemies, a d’un seul coup montré ses limites. Les femmes, toutes les femmes, se sentent indignées par cette banalisation du viol, parce qu’elles sont toutes concernées par le viol.
Aujourd’hui, des femmes parlent de violences sexuelles qu’elles n’ont jamais dites, qu’elles taisaient depuis dix, vingt, trente ans. En France l’« affaire Strauss-Kahn » aurait été étouffée, c’est ce que disent la plupart des internautes (pour s’en féliciter ou pour le déplorer). Quand les intellectuels médiatiques disent que l’étouffement des scandales est la condition de l’« harmonie entre les sexes », ces femmes savent, elles, que c’est l’étouffement qui est scandaleux ; elles paient tous les jours de leur vie le silence que cette société leur a imposé.
Cette affaire marquera sans doute un sursaut : on peut parier que les féministes vont, à l’occasion de la campagne présidentielle, demander aux partis et aux candidats de prendre des positions claires sur les inégalités entre femmes et hommes ; et d’abord d’adopter enfin une loi-cadre contre les violences de genre, à l’instar de la loi espagnole, et de l’assortir cette fois de moyens. Ce pays appartient autant aux femmes qu’aux hommes ; il ne doit plus demeurer le pays du silence.