Dans son dernier livre, Pierre-André Taguieff [1] écrit ceci :
"On ne peut qu’être stupéfait et consterné devant la multiplication et la banalisation, en France tout particulièrement, d’une corruption idéologique du débat public entre spécialistes reconnus par leurs pairs, ou supposés tels : cette corruption de la discussion scientifique, parasitée par des passions politiques intellectualisées, consiste à substituer la dénonciation et le dénigrement à l’argumentation rationnelle, à jeter l’anathème sur tout objecteur, à frapper d’excommunication tout contradicteur.’’ [2]
Le chercheur poursuit en déplorant les ’’règlements de compte fondés sur une logique de concurrence’’ et les ’’entreprises de dénonciation ou de diffamation qui, au nom de la lutte contre le ’’fascisme’’ (l’expression étant utilisée comme une catégorie polémique d’amalgame) visent en réalité à délégitimer ou disqualifier tel ou tel individu jugé politiquement suspect, tel ou tel concurrent inscrit dans le même champ’’.
À première vue, on ne peut que partager cette inquiétude face au tour agressif et malhonnête que prend souvent le débat intellectuel. Mais les choses se compliquent lorsqu’on apprend que sa critique vise, au premier chef, des travaux aussi rigoureux et étayés que ceux d’Hervé Le Bras, qui mettent en cause les dérives racistes ou ethnicistes présentes dans plusieurs publications de l’INED [3].
Ce que vise manifestement Pierre-André Taguieff n’est donc pas simplement l’injure ou ’’l’anathème’’, mais le discours critique en général - ou du moins un certain type de discours critiques : les discours antiracistes et antisexistes radicaux. Est-ce le fait d’être resté trop longtemps dans une position dominante ? Toujours est-il qu’il semble avoir perdu toute habitude du débat contradictoire.
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Cette phobie de la discorde est d’ailleurs très répandue : on ne peut plus, par les temps qui courent, s’inquiéter du caractère ouvertement ou accidentellement raciste, sexiste ou simplement ambigu d’un texte, sans se voir accusé de ’’terrorisme intellectuel’’. On en arrive à ce paradoxe : au nom de la liberté de pensée et d’expression, certains discours sont écartés avant même d’avoir été entendus et réfutés. Au nom de la lutte contre la ’’police de la pensée’’ ou la ’’dictature du politiquement correct’’ [4] se met en place un véritable chantage - qui peut se résumer ainsi : si vous trouvez à redire à mon propos, en particulier sur le terrain du respect des femmes ou des ’’minorités ethniques’’, c’est que vous êtes un ’’délateur’’, un ’’inquisiteur’’ ou un ’’lyncheur’’.
L’accusation de ’’lynchage médiatique’’, que seul Le Pen lançait il y a quelques années, est donc devenue un leitmotiv du débat politique et intellectuel. Par exemple, Alain Finkielkraut parle, avec le plus grand sérieux, d’un ’’permis de tuer’’ dont il serait la victime pour avoir soutenu Jean-Pierre Chevènement plutôt que les sans-papiers. De même, lorsque Régis Debray a été vivement pris à partie pour avoir prétendu qu’il n’avait pas vu au Kosovo de ’’trace de crime contre l’humanité’’, sa principale réponse a été de se poser en martyr, victime d’une ’’cabale’’, d’une ’’excommunication’’ et d’une ’’mise à mort’’, et de se comparer à Walter Benjamin aux prises avec la persécution fasciste [5]. Enfin, quand l’écrivain Renaud Camus a été mis en cause pour s’être, par écrit, inquiété du nombre de Juifs intervenant sur France Culture, sa défense a consisté dans une large mesure à se poser en réprouvé, victime de la ’’meute’’ [6].
Récemment, un incroyable ouvrage a même érigé le ’’lynchage médiatique’’ au rang de concept sociologique, et dénoncé le ’’lynchage’’ qu’avaient subi quinze ’’victimes’’, parmi lesquelles sept personnalités mises en cause pour des propos ou des actes racistes, antisémites ou négationnistes (L’Abbé Pierre, Roger Garaudy, Maurice Papon, Kurt Waldheim, le Front National...) [7]. Pour cet ouvrage, Pierre-André Taguieff a consacré un article au ’’lynchage’’ dans le champ de l’antiracisme, dans lequel il n’hésite à pas comparer et à renvoyer dos à dos
– l’antiraciste qui refuse de publier chez un éditeur antisémite,
– et l’antisémite qui refuse de publier chez un Juif.
Ce faisant, il reproduit exactement la posture intellectuelle qu’il dit déplorer : il utilise l’antisémitisme comme ’’catégorie polémique d’amalgame’’, il disqualifie a priori une position qu’il ne partage pas (une certaine intransigeance antiraciste) en l’assimilant à une autre position, indiscutablement infamante (l’antisémitisme).
De la même manière, dans son dernier livre, Pierre-André Taguieff disqualifie Hervé Le Bras et quelques autres en employant, pour qualifier leur travail, des mots aussi chargés de sens que ’’persécution’’, ’’épuration’’ ou ’’purification’’. Il parle même de ’’délationnisme’’, en soulignant bien, au cas où cela échapperait au lecteur, la ressemblance de ce néologisme avec un autre terme, lui aussi indiscutablement infamant :
’’Après le négationnisme, il existe aujourd’hui une autre maladie intellectuelle : la maladie de la gauche folle, le délationnisme’’.
Le moins que l’on puisse dire est donc que Pierre-André Taguieff se laisse aller au travers qu’il ne cesse par ailleurs de dénoncer.
C’est également ce qu’il fait lorsqu’il intervient dans le débat politique. Par exemple, il s’oppose au droit du sol intégral de type américain (qui consiste à accorder automatiquement la nationalité à toute personne née sur le sol du pays), mais sans avancer la moindre objection à cette revendication. Il se contente de l’écarter d’un revers de manche, en la qualifiant de ’’maximalisme résidentialiste’’. De même, dans Le racisme, un petit ouvrage publié dans la collection Dominos, destinée essentiellement aux lycéens et aux étudiants, Pierre-André Taguieff s’en prend violemment aux partisans d’une complète égalité des droits entre nationaux et étrangers, en parlant de ’’surenchère démocratiste’’ et de ’’xénophilie’’, ou en écrivant ceci, qui ressemble plus à une invective qu’à une véritable objection argumentée :
’’On reconnaît [dans cette position] la préférence pour l’extrêmisme chère aux intellectuels engagés, la forme idéologico-politique d’une posture maximaliste où se reconnaît la séduction d’un extrêmisme angélique, unitariste, pacifiste, humanitariste (...) transfigurés par une vision eschatologique.’’ [8]
Il n’est pas certain que les étudiants et les lycéens s’y retrouvent - en tout cas pas s’ils ont acheté le livre pour nourrir leur réflexion sur le racisme et les moyens de le combattre.
Il y a aussi la pétition de soutien à la loi Chevènement, que Pierre-André Taguieff a publiée dans Libération [9]. Ce texte, qui couvre une pleine page, n’évoque pas un seul des articles de la loi et ne répond à aucune des critiques précises qui ont été adressées à cette loi. En revanche, on y voit Pierre-André Taguieff se complaire dans l’exercice de dénigrement qu’il professe pourtant de mépriser et de déplorer, en adressant aux soutiens des sans-papiers une multitude d’attaques d’une violence rare :
– ’’démagogues’’, ’’pires ennemis de la volonté de réforme efficace’’,
– ’’instincts fourvoyés communiant dans la confusion et les bonnes pensées’’,
– ’’bons sentiments’’, ’’bonne conscience’’, ’’bien-pensance’’, ’’angélisme’’,
– ’’pieux rituel des lamentations indignées, de la dénonciation édifiante et de la
marche à pied’’,
– ’’extrémisme moralisateur’’, ’’intransigeance aveugle’’,
– ’’déni de réalité’’, ’’fuite en avant dans les exigences irréalisables’’,
– ’’idées fausses et fantasmes’’, ’’désinformation’’,
– ’’maximalisme’’, ’’extrémisme’’, ’’esprit totalitaire’’,
– ’’goût de la guerre civile’’
Une telle litanie est-elle vraiment propre à engager un débat constructif ? Ne contribue-t-elle pas plutôt à entretenir ce que Pierre-André Taguieff appelle les ’’passions politiques intellectualisées’’ ? Il est par exemple question de ’’confusion’’, mais il n’est pas dit entre quoi et quoi. Il est question d’’’exigences irréalisables’’, mais on ne sait pas lesquelles, ni pourquoi elles sont irréalisables. Il est question d’’’extrémisme’’, mais on ne sait pas de qui ou de quoi il s’agit. Pierre-André Taguieff ne dit en effet jamais qui il vise - ce qui en un sens vaut sans doute mieux, si l’on songe à certaines accusations très graves qui auraient pu lui coûter des poursuites et des condamnations pour diffamation : par exemple l’accusation de désinformation, qui n’est étayée d’aucune preuve [10].
Il y a enfin, dans Les fins de l’antiracisme, cette incroyable allusion à Frantz Fanon, dont les thèses seraient ’’proches de celles d’Hitler, par le primat qu’il donne à la supériorité de la race’’ [11].
Quiconque connaît l’oeuvre de Frantz Fanon sait qu’il n’a jamais écrit quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Bien au contraire, Fanon est l’un des théoriciens de la lutte antiraciste et anticolonialiste qui a écrit les mises en garde les plus lucides et les plus claires contre le repli identitaire - notamment dans les dernières pages de Peau noire, masques blancs. Pierre-André Taguieff pratique donc très exactement ce qu’il appelle lui-même la ’’diffamation’’, ’’l’anathème’’ ou la ’’délégitimation’’ d’un ’’concurrent inscrit dans le même champ’’ [12].
Nietzsche et Adorno [13] avaient décidément bien raison : dans le discours édifiant, c’est souvent celui qui le dit qui y est.