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Une histoire du national en exil

Présentation d’un livre important : La bibliothèque et le survivant

par Boris Adjemian
4 avril 2025

Quand s’abat la violence, l’exode et l’exil, quand la survie ordonne l’abandon d’une terre, les livres deviennent le territoire manquant. Quand tout est laissé derrière soi, la feuille et le crayon deviennent, plus qu’un viatique, une machine de résistance, la plus simple et la plus rudimentaire mais aussi la plus indestructible, face aux forces de mort et d’effacement. La bibliothèque fait alors office tout à la fois de refuge, d’hôpital, de préfecture, de cathédrale, de maisonnée et de cour de Justice. C’est une de ces histoires de vie et de mort, d’effacements et d’écritures, de dispersion, de collection et de récollection, de littérature et de résistance, que raconte le grand et beau livre de Boris Adjemian : La Bibliothèque et le survivant. Sous-titré Un intellectuel arménien au siècle des génocides, il re-collecte et re-compose, à son tour, les traces et les trajectoires d’Aram Andonian, rescapé du génocide de 1915, réfugié en France en 1919, créateur en 1928 de la Bibliothèque arménienne de Paris, connue sous le nom de Bibliothèque Nubar. De sa conception à sa réalisation matérielle, de sa construction à son ameublement, de la levée des fonds, dans toute les diasporas, à la constitution du fonds, comprenant des centaines de témoignages de rescapés mais aussi bien d’autres traces des disparus, bien d’autres preuves du crime, bien d’autres mises en forme du vouloir-vivre, c’est toute une histoire sociale de la survivance qui nous est délivrée dans cette oeuvre que nous qualifions de grande et belle à tous égards : par le format – plus de six-cent pages – comme par l’ambition et la puissance émotionnelle, par l’écriture comme par la mise en page et l’iconographie. Sans rechercher le moindre effet épique, sans esquiver tout ce que la réalité historique comprend d’accrocs, de résistances et de conflictualité (une longue partie est notamment consacrée à l’épreuve de l’Occupation nazie, et à la lutte contre le pillage), c’est malgré tout une épopée que Boris Adjemian nous donne à lire. Individuelle, bien entendu, puisqu’une personnalité singulière en est le coeur battant, mais collective tout autant, car l’aventure est collective. En faisant revivre cette aventure, Boris Adjemian fait donc oeuvre de littérature en même temps que de science, et aussi de justice. De cette oeuvre importante, voici, en trois parties, la longue introduction.

« L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) […] »
« Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. »
Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel

Le 23 décembre 1951, une figure des lettres arméniennes, ancien déporté, survivant et grand témoin du génocide de 1915, s’éteint à l’hôpital Necker, à Paris. Aram Andonian vient de passer ses derniers jours cloué au lit, dans sa chambrette de fortune aménagée dans une des salles de la Bibliothèque Nubar de l’Union générale arménienne de bienfaisance, square Alboni, à quelques pas des quais de Seine. Principale organisation philanthropique arménienne, l’Union avait été fondée au Caire, en 1906, par des membres de la grande bourgeoisie arménienne d’Égypte. Elle était présidée depuis sa naissance par Boghos Nubar, fils d’un ancien Premier ministre du khédive et héritier d’une véritable dynastie arméno-égyptienne, qui dirigeait également la Délégation nationale arménienne depuis 1912, et qui avait pris l’initiative de fonder la Bibliothèque arménienne, en 1927. Après la mort de son bienfaiteur, celle-ci fut renommée Bibliothèque Nubar, en son honneur. Mais, loin de ces élites politiques et économiques arméniennes de la diaspora dont il ne fit jamais partie, c’est bien Aram Andonian qui fut l’âme de la Bibliothèque.

Ancien journaliste et auteur d’Istanbul, rescapé par miracle de l’assassinat de son peuple, exilé depuis 1919 à Paris où il résida sans discontinuer jusqu’à la fin de sa vie, connu pour ses récits de souvenirs à caractère littéraire sur le génocide ainsi que pour sa contribution précoce à l’historiographie de cet événement, Aram Andonian fut à la fois le concepteur de la Bibliothèque jusque dans ses moindres détails et sa cheville ouvrière. Dans cette période fondatrice de son existence, il lui consacra toute son énergie, n’ayant pour lui-même « ni nuits, ni fêtes, ni dimanches », comme il l’écrivait peu avant l’inauguration pour définir sa mission future.

La « Bibliothèque nationale arménienne de Paris », comme la dénommait Andonian à l’origine, ne pouvait en effet pas être un lieu anodin, eu égard aux circonstances dramatiques de sa naissance et à la situation du peuple arménien au moment de sa fondation. Îlot de culture arménienne en diaspora, son existence était la conséquence directe du génocide. Sanctuaire, selon les mots du bibliothécaire, érigé pour faire face à la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman et de leur patrimoine, comme une réponse à l’anéantissement, elle devait préserver les richesses d’une culture malmenée par l’histoire et permettre la renaissance intellectuelle d’une nation meurtrie. Son existence même avait valeur de témoignage d’un projet national qui s’évertuerait à perdurer, envers et contre toutes les désillusions, les promesses sans lendemain des puissances et la réalité crue des rapports de force politiques internationaux dans lesquels l’Arménie ne représentait rien, ou si peu, après la Grande Guerre, hors une pointe de nostalgie et de culpabilité.

Cette dimension particulière de la Bibliothèque arménienne explique le dévouement sacerdotal de son premier bibliothécaire, qui se dépensa sans compter pendant toutes les années de l’exercice de sa fonction afin de la doter et l’organiser méthodiquement, sollicitant inlassablement les dons de livres de particuliers, cataloguant un à un ses milliers de volumes, brochures et opuscules, archivant sans relâche manuscrits et documents autographes dans un rôle ingrat de moine copiste et de préposé à l’accueil des lecteurs. Plus tard, défendant bec et ongles la Bibliothèque lorsque, en 1941, les autorités allemandes d’occupation s’avisèrent de la transférer à Berlin. Vidant de nuit les caisses de livres remplies dans la journée par les pillards, se couvrant de suie en descendant secrètement les plus précieux d’entre eux par sacs entiers à la cave. Un dévouement absolu mais discret, dont bien peu ont eu conscience à l’époque et dont bien peu se souviennent depuis lors. Mais il est des tâches obscures qui offrent d’insoupçonnées récompenses, que seuls connaissent ceux qui ont passé des nuits entre ces murs. « Un an avant sa mort, bien qu’appelé à prendre sa retraite, Andonian n’avait pas voulu s’éloigner de sa bibliothèque bien-aimée. “Si je sors de ce lieu, je meurs”, disait-il », raconte un des derniers amis à lui avoir rendu visite : « Andonian mourut au milieu des livres, dans “sa” bibliothèque, comme il l’avait voulu. »

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’histoire d’un bibliothécaire arménien et de ses livres dans le Paris de l’entre-deux-guerres, puis leur devenir sous l’Occupation ? Dans l’histoire européenne des spoliations de biens culturels en temps de guerre, et dans l’histoire particulière des pillages des bibliothèques juives, russes, polonaise et ukrainienne à Paris, celle de la Bibliothèque arménienne n’apparaît que comme un épiphénomène. Pour Andonian et nombre de ses compatriotes, pourtant, la Bibliothèque possédait une valeur qui dépassait de loin celle d’une simple collection de livres. Il en allait de la sauvegarde d’un bien national. L’histoire de la Bibliothèque arménienne de Paris a trait au lien entre l’archive, entendue au sens large, et l’affirmation du national en exil. Hypothèse qui implique de ne pas considérer l’écrit pour sa seule valeur textuelle, l’archive pour sa simple dimension informative, mais l’un et l’autre comme des actes et, à ce titre, des objets d’histoire en tant que tels.

Une histoire du national en exil
Les années qui suivent la Grande Guerre voient l’effacement progressif de la question arménienne de la scène diplomatique. Les membres de l’ancien millet arménien ottoman, les groupements et les institutions qui les représentent, ou ce qu’il en reste après le génocide, se retrouvent quasiment seuls et démunis face aux énormes défis qu’ils ont à relever. Dans la nouvelle Turquie d’après-guerre, les tentatives des rescapés arméniens de reconstituer leurs communautés urbaines et villageoises s’avèrent vaines. L’impossible recouvrement des biens fonciers spoliés pendant le génocide, la persistance des menaces physiques, l’impunité générale garantie aux auteurs des crimes et des déprédations engendrent un mouvement de migrations sans retour vers les principaux centres urbains, en particulier à Constantinople, puis de là vers l’étranger. Les négociations des traités d’après-guerre, de Sèvres en 1920 à Lausanne en 1923, les dissensions entre anciens Alliés (notamment Britanniques, Français et Italiens), l’évacuation française de la Cilicie en 1921, puis la proclamation de la République turque en 1923 mettent fin aux chimères arméniennes de refondation d’un foyer national en Asie Mineure.

Dans le Caucase, au même moment, les jeux d’alliance entre les bolcheviques et les kémalistes, puis la soviétisation de l’ancienne Arménie russe (à partir de décembre 1920) clôturent le bref chapitre d’une indépendance proclamée le 28 mai 1918. Partout les communautés arméniennes sont confrontées à l’urgence humanitaire, au déclassement socio-économique, à la dissolution des cellules familiales et villageoises, au désarroi. Les organisations nationales comme l’UGAB se retrouvent absorbées par l’urgence de l’aide aux réfugiés et aux dizaines de milliers d’orphelins qui subsistent au Proche-Orient, en Arménie soviétique, en Europe et en Amérique. Ces mêmes organisations se retrouvent bientôt parties prenantes des grandes campagnes de « rapatriement » des Arméniens de la diaspora vers l’Arménie soviétique, engagées dès les années 1920 et 1930.

Dans ce contexte cataclysmique, l’investissement réalisé en faveur de la fondation et du développement d’une bibliothèque publique dans le Paris arménien de l’entre-deux-guerres n’en revêt que plus de sens. Il rappelle la valeur accordée au développement d’écoles, de sociétés d’éducation et de tous moyens de nature à favoriser le maintien d’une identité collective dans la dispersion. À commencer par la transmission de la langue arménienne, voire sa réinvention et son inculcation, y compris dans des contextes socio-culturels arméniens où la langue turque est devenue depuis longtemps la plus parlée. Ces préoccupations sont centrales dans la vie des communautés issues du génocide, que ce soit en Turquie, au Liban, en Grèce, en France ou ailleurs. D’où l’importance accordée très tôt à l’enseignement de la langue arménienne dans les orphelinats et camps de réfugiés au Proche-Orient, qui accompagne l’aide prodiguée aux rescapés du génocide, tant par les organisations arméniennes comme l’UGAB qu’occidentales comme le Near East Relief.

Dans ce contexte, la Bibliothèque arménienne de Paris est conçue par ses fondateurs comme un moyen de préserver un héritage culturel et, à travers lui, l’existence d’une nation, d’une identité collective arménienne, après l’éradication de ses fondements sur la terre d’origine. Il s’agit de contrer la menace de dilution nationale qui guette un peuple brutalement déraciné et vivant désormais en exil. Tels sont les termes auxquels recourent les contemporains, pour lesquels les notions de préservation identitaire (le hayabahbanoum) et la défiance face à l’aliénation (odaratsoum) promise par la vie en diaspora sont les composantes d’une véritable idéologie du national. C’est la même idéologie qui guide l’attitude de ces organisations philanthropiques et de leurs partenaires européens ou américains face au sort qu’il convient de réserver aux orphelins, aux enfants et aux jeunes femmes réintégrés dans le giron national. Dans ce qui est perçu comme un chaos existentiel, les considérations qui président à la création d’une Bibliothèque arménienne sont fondamentalement les mêmes.

La dimension exilique est déterminante ici. À sa fondation, la raison d’être de la Bibliothèque est d’offrir un point de repère capable d’assurer la préservation d’une identité collective en diaspora. Comme s’il s’agissait de faire renaître une Arménie en exil, par le livre – ce livre arménien dont l’histoire se rattache si fortement à la diaspora et aux imprimeries arméniennes historiques de Venise, Amsterdam, Marseille, Madras, Calcutta, Vienne… Quant à Paris, dans les années 1920, elle est depuis plusieurs années déjà le lieu de résidence des institutions nationales comme l’UGAB et la Délégation nationale présidées par Boghos Nubar. La France est depuis la fin du xixe siècle un lieu d’immigration arménienne. Des périodiques en langue arménienne y sont publiés, comme Arevelk (« Orient ») par Stepan Voskan en 1855-1856, Massiats Aghavni (la « Colombe du Massis ») par Kapriel Ayvazovski en 1855-1858, ou le journal Armenia par Meguerditch Portoukalian, à Marseille, entre 1885 et 1923.

Surtout, les besoins en main-d’œuvre liés à la reconstruction de l’économie française après la Grande Guerre créent les conditions nécessaires à l’afflux de dizaines de milliers d’immigrants arméniens après 1922-1923. Paris regroupe dans l’entre-deux-guerres une intelligentsia arménienne en exil, où voisinent des acteurs politiques et des écrivains, du poète Archag Tchobanian, qui y publie la revue Anahid depuis 1898, à la jeune génération littéraire de la revue Menk (« Nous »), et à une presse arménienne très active en France : plus d’une centaine de titres y paraissent dans les années 1920-1930, s’appuyant sur un vivier de nombreuses imprimeries. D’un point de vue culturel et intellectuel, Paris occupe alors, dans la diaspora arménienne, le rôle tenu par Beyrouth après 1945.

Cette réalité diasporique, faite de circulations et d’échanges, place Paris au sein de réseaux transnationaux qui relient Le Caire, Alexandrie, Jérusalem, Alep, Constantinople, Manchester, Boston et de nombreuses autres villes entre elles et à l’Arménie soviétique. La constitution des collections de livres, archives, imprimés, journaux et manuscrits de la Bibliothèque illustre cette dimension réticulaire. Mais l’histoire de l’institution dit aussi la part sédentaire du phénomène diasporique, où l’ancrage dans des lieux favorise des rencontres interculturelles fécondes et se montre propice à des recommencements sous l’angle du national, servant du même coup à la régénération de liens transnationaux.

La Bibliothèque est au départ conçue, selon les propres termes d’Aram Andonian, comme « un foyer pour les études arméniennes et orientales, ouvert non seulement aux nombreux amis de la nation arménienne et aux érudits français et arméniens qui s’intéressent à ces études », mais également comme « un lieu de réunion pour les intellectuels arméniens et autres, qui, en plus de la lecture, s’occupent des besoins les plus impérieux de la nation arménienne et des questions intéressant la vie arménienne ».

Si la vocation première de la Bibliothèque est purement intellectuelle, dans la plus droite tradition des études orientalistes, elle poursuit donc aussi un but politique : il n’est guère difficile d’interpréter ce que sont les « besoins impérieux de la nation arménienne », alors que sont encore vives les questions des réfugiés, des orphelins, des émigrants, de la perspective bafouée d’un foyer national, de la signature des derniers grands traités d’après-guerre, ainsi que de l’échec des actions judiciaires intentées contre les responsables du génocide. Dans les années qui suivent sa fondation, l’une des missions prioritaires dévolues à la Bibliothèque consiste à réunir des documents qui permettront, dans un avenir que l’on espère alors proche, de faire valoir les revendications politiques du peuple arménien. L’institution possède donc une dimension propagandiste pleinement assumée par le bibliothécaire et par les dirigeants de l’UGAB. Elle doit servir à « constituer des archives concernant la question arménienne en particulier et la question d’Orient en général », à regrouper « les documents de diverses délégations qui ont poursuivi en Europe, auprès des puissances, la réalisation des aspirations nationales des Arméniens », notamment ceux de la Délégation nationale anciennement présidée par Boghos Nubar, et au service de laquelle Aram Andonian est employé en tant que secrétaire au début des années 1920.

Au-delà de ces aspects politiques conjoncturels, à une époque qui suit de peu celle de la négociation des traités de paix de la Grande Guerre, et où les hommes qui ont dirigé la Délégation nationale arménienne comme Boghos Nubar et l’ancien ministre ottoman Gabriel Noradounghian sont encore de ce monde, la mission assignée à la Bibliothèque prend une envergure plus essentielle : au moment où les principales instances arméniennes en exil s’efforcent de préserver les éléments d’une nation détruite et dispersée par le génocide, elle est conçue comme un conservatoire de la mémoire arménienne. L’histoire d’une bibliothèque arménienne à Paris, de ses livres et de ses archives, pose donc des questions qui la dépassent : elle interroge le rôle attribué à la culture en lien avec le national, la notion même de patrimoine, le sens de l’archive et de l’archivage dans un contexte provoqué par l’anéantissement.

Suite

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Boris Adjemian, La bibliothèque et le survivant. Un intellectuel arménien au siècle des génocides, qui vient de paraître. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Éditions Anamosa.