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Une indignation pas si facile

A propos du mépris pour la cause anti-spéciste

par Sylvie Tissot
21 avril 2016

L’Humanité du 20 avril propose un « Débats&Controverses » sur le scandale des abattoirs, où, comme le révèlent plusieurs vidéos, les animaux sont tués et dépecés dans des conditions atroces. Quatre pages passionnantes, dans lesquelles s’est glissé un billet atterrant. Dans le rôle du philosophe venant donner des leçons d’« indignation », François Wolff revoit à la baisse nos obligations « morales ».

L’indignation serait « facile ». Moi qui soutiens depuis peu, et très modestement, la cause anti-spéciste je n’ai pourtant jamais été frappée par la « facilité » ou l’ « unanimité » de ce combat, pour reprendre un deuxième qualificatif utilisé dans la tribune. D’après mon expérience, l’antispécisme est presque plus décrié encore que le féminisme, et suscite des réactions on ne peut plus curieuses : du silence gêné, comme si j’avais une maladie honteuse, à la bonne rigolade incrédule (« nnnoonnnh, pas toi !!!!! »).

C’est rarement le consensus en effet que rencontrent tous ceux qui, de manière individuelle (par un régime végétarien ou végétalien) ou collective (comme l’association L214) s’opposent au système de souffrance et de torture inouïes que les êtres humains imposent aux animaux.

Je ne peux m’empêcher de citer les propos de cet hôte par ailleurs très accueillant qui, alors que je refusai poliment sa côte de bœuf, m’a demandé assez sérieusement : « et ton mari, il n’a pas demandé le divorce ? ». Véridique. L’alliance sacrée de l’idéologie franchouillarde sexiste et de l’esprit franchouillard viandard contre celle qui ne communie pas dans le saucisson de l’apéro et le poulet du dimanche. Pour le coup, je n’avais plus faim du tout.

Assez fréquents aussi les rappels à l’ordre : mais tu t’es trompée de combat, tu manques de cohérence (« et la feuille de la salade, elle ne souffre pas ? et le cri de la carotte, tu l’entends ? »), et surtout tu oublies les autres combats, forcément plus importants : les guerres, la pauvreté, la misère, autant de problèmes dont on nous rendrait presque responsables.

Pour François Wolff, ce sont les « réfugiés » qu’on oublierait : « On aimerait la même unanimité quand, au vu de tous, on traite des êtres humains comme des animaux (je pense aux réfugiés) ». En gros : au lieu d’aller faire des films dans les abattoirs, pourquoi est-ce que vous n’allez pas manifester à Calais. Mais qui vous dit qu’on ne fait pas les deux ? Qui vous dit qu’on ne donne pas de son temps pour militer, manifester, pour les deux ? Qui nous dit que, parce que vous ne perdez pas votre temps dans les luttes antispécistes, et parce que vous ne vous refusez pas le plaisir d’un bon steak, vous êtes sur la brèche, disponible, mobilisé, pour soutenir la lutte des réfugiés ?

Comme souvent devant l’évidence des oppressions, devant l’énormité des violences et des souffrances, des commentateurs savants nous enjoignent à voir les choses de façon plus « complexe ». Ecoutons donc la vision « complexe » de François Wolff qui refuse de faire de l’homme le bourreau et l’animal la victime : « L’Homme n’existe pas : il y a des hommes ».

Certes, les hommes sont divers. Chez les êtres humains, il y a des patrons, des employés et des ouvriers, comme il y a, parmi les hommes, des hommes violents et des pro-féministes. Mais derrière cette diversité, qu’on peut décliner à l’infini, les individus existent aussi comme membres d’une classe dominante, ou de plusieurs. Les hommes sur les femmes entre autres exemples, et les êtres humains sur les animaux.

Plutôt que de considérer la cruelle vérité sociologique des rapports de domination, notre philosophe préfère en revenir à l’imagerie enchantée « des milles histoires entre hommes et animaux, parfois belles, parfois tragiques : le chasseur et son chien, le pêcheur tranquille, l’éleveur prudent, le cochon de la famille qu’on tuait les jours de fêtes ». La belle vie des campagnes (françaises), dans la douceur des champs, et des bords de rivière. Les cochons se souviennent avec nostalgie de ces fêtes incessantes.

Que faut-il donc faire devant ce « scandale des abattoirs » dont François Wolff admet l’existence ? Rappeler aux êtres humains qu’ils ont un « contrat moral », nous explique-t-il. Un peu comme l’homme violent ne doit pas frapper trop fort, et le patron être bienveillant avec ses ouvriers. Il ne faut pas oublier ces « « animaux de rente » qui nous donnent, depuis plus de 10000 ans, leur miel, leur lait, leur cuir ou leur viande ». Donner ? J’avais plutôt l’impression qu’on leur prenait. Mais je n’ai sans doute pas entendu les cris de joie des animaux à l’idée de nous nourrir et de nous habiller.

Voilà donc le contrat moral : « Les élever dans les conditions qui les préservent des prédateurs et respectent les exigences biologiques de leur espèce ». Dans la vision de François Wolff, les fermes industrielles, les abattoirs et les étals de viande disparaissent. Ne reste que le grand méchant loup qui vient tuer les brebis, fort heureusement protégées par leurs bergers.

Pourtant à lire François Wolff, la réponse à la question posée par le journal en exergue (« Quels enseignements doit-on tirer des scandales des abattoirs ?) paraît claire : si l’on veut respecter les exigences biologiques des animaux, en d’autres termes le droit à vivre, il faut les fermer.