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Une lettre que les lycéens de France ne liront probablement jamais

En guise d’épilogue à la sinistre « Affaire Guy Môquet »

par Chafik Allal
7 novembre 2007

La récente journée nationale d’hommage à Guy Môquet, décrétée par le président Sarkozy, a provoqué de nombreuses et légitimes réactions et oppositions. Plusieurs textes ont circulé sur internet, dénonçant à juste titre l’instrumentalisation politique d’une mémoire prestigieuse, le révisionnisme et la récupération droitière et nationaliste d’une figure de la gauche révolutionnaire et internationaliste, le paradoxe odieux d’une célébration sur ordre présidentiel de l’esprit de résistance, l’obscénité de la référence anti-vichyste à l’heure où la police sarkozienne multiplie les rafles de sans-papiers, et enfin le « deux poids deux mesures » de la politique mémorielle sarkozienne, entre « devoir de mémoire » sur la « parenthèse Vichy » et « refus de la repentance » sur plusieurs siècles d’esclavage et de colonisation… [1] En guise d’épilogue à cette sinistre mascarade, nous publions aujourd’hui un texte de Chafik Allal, qui s’inscrit dans le même mouvement critique. Comme Brahim Senouci, nous invitant à redécouvrir une autre lettre que celle de Guy Môquet : celle de Ahmed Zabana, militant de l’indépendance algérienne, et comme les Indigènes de la République, nous invitant à redécouvrir la lettre de démission de Franz Fanon, Chafik Allal nous fait redécouvrir la lettre d’adieu d’un autre figure algérienne de l’esprit de résistance : le colonel Lotfi.

Je n’aime pas beaucoup les séances de lecture de lettres ; entre autres, parce que quand ça commence, on ne sait pas très bien jusqu’où cela peut mener. Et la force de la lettre de Guy Môquet ne changera rien à mon désamour de telles séances. Je m’apprêtais donc à soutenir, par mon silence, ceux qui refusaient de lire cette lettre, de la faire lire ou d’en parler. Malgré sa force. Malgré sa beauté. Malgré la personnalité de son auteur. Pour moi, trop lire cette lettre ne faisait que rendre plus forts et plus insupportables les silences sur tous les crimes que la France a commis depuis lors – violence symbolique du silence assourdissant – et finalement, rendre vains les combats des Guy Môquet.

Et puis ; et puis malgré moi, malgré nous, la rafale incessante des silences : silence institutionnel sur les crimes du 17 octobre 1961 – toujours pas reconnus par l’état français – silence sur les propos de Bigeard , silence sur les agissements d’Aussaresses, silence sur les crimes commis par l’armée française à Madagascar, silence (pendant 45 ans) sur les mines posées par l’armée française en Algérie ; et j’en passe. Et soudain, un coup sec, comme seule la diplomatie sait en tirer : satisfaction générale pour la remise à l’Algérie des fameux plans de pose de mines. Sans parler de toute la fumée autour de ce tir : « regardez comme nous sommes bons, généreux, humains », « si maintenant, y a un problème, c’est pas nous Monsieur, c’est pas de notre faute ». Faute ? Qui a parlé de faute ? Il n’y a jamais eu de faute commise, voyons, mon cher ami, retrouvez vos esprits. Et puisqu’il n’y a jamais eu de faute, il n’y a aucune reconnaissance de faute à attendre de nous. Rajouter de la violence symbolique – au mieux le silence, au pire le déni – à la violence physique.

Ah oui, en passant, puisqu’on parle des plans de pose des mines placées le long des lignes « Challe » et « Morice », je pense à une petite histoire, presque anodine. Vous savez, le long de ces lignes, du côté d’un Djebel qu’on appelle Djebel Amour, rodait un homme dans les années 50. On disait de lui qu’il avait le don de connaître intuitivement les plans de pose des mines. Il était jeune, il était indigène, il était Algérien. Il s’appelait Lotfi. A une certaine époque, il se trouvait au Maroc pour être en contact avec l’extérieur, avec le monde. Mais aussi parce qu’il se savait traqué par l’armée française.

Malgré les dangers qu’il encourait, il décida un jour de retourner au pays.
Et vous savez ce que Lotfi fit avant de prendre la route du retour ? Il écrivit une lettre que les lycéens de France ne liront probablement jamais.

« Le 16/03/60

A ma très chère femme,

Je m’excuse à l’avance de n’avoir pas osé t’annoncer de vive voix ce que je vais t’écrire. J’espère que lorsque tu recevras cette lettre, je serai bien loin en Algérie, ma Patrie Chérie.

En effet, je suis en pleins préparatifs et je dois rejoindre l’intérieur dans les plus brefs délais. Je crois ne t’apprendre rien de neuf en te disant que c’est la seule place possible pour moi en ce moment. Il m’est devenu impossible, intolérable, insoutenable de continuer à vivre à l’extérieur, ceci en dehors de toute considération de quelqu’ordre que ce soit. Ensuite, en tant que chef, que Révolutionnaire, qu’idéaliste imbu de principes, je dois être aux côtés de mes hommes pour les soutenir et du Peuple pour le réconforter et renforcer son moral.

De ton côté, je crois avoir tout fait pour t’ôter dès le premier jour toute illusion concernant ma présence à tes côtés tant que durerait la Révolution. Je t’ai toujours dit que je n’ai été et que je ne suis que par la Révolution et pour la Révolution. Il m’est même très difficile d’envisager pour moi une autre vie que la vie Révolutionnaire. Je te demanderai donc de faire preuve de beaucoup de courage et de patience ; je sais que tu en es capable. De mon côté, j’espère que tout se passera bien. Dans le cas contraire, j’aurais connu la plus belle fin qu’aurait pu souhaiter et rêver un jeune Révolutionnaire. Alors il faudra que tu fasses preuve de beaucoup plus de courage encore. Tu pourras être très fière de ton mari et celui que je te confie, mon fils, le sera aussi beaucoup de son père.
Au nom de l’Algérie, pour laquelle j’aurais vécu et j’aurais tout donné, et au nom de notre Amour, je te recommande instamment de veiller sur mon fils, sur son éducation, de lui donner une très solide instruction et d’en faire surtout un grand Nationaliste et un grand Révolutionnaire capable de réaliser ce que son père n’aura pas pu faire parce que la vie ne lui aura pas accordé assez de temps.

En ce qui te concerne personnellement, je te recommande encore une dernière fois de t’améliorer, de te perfectionner, d’approfondir tes connaissances et d’être toujours à l’avant-garde des jeunes femmes algériennes et un exemple sans reproche aucun.

C’est tout. Embrasse pour moi toute la famille.

Je t’embrasse. »

En prenant la route pour son pays, Lotfi et ses compagnons étaient attendus par le chef des services spéciaux de l’armée coloniale française et ses légionnaires dans une zone quasi désertique. Surpris, à découvert, Lotfi et ses compagnons ont été massacrés par l’aviation, les blessés achevés et ceux qui avaient tenté de se rendre, froidement abattus par les légionnaires français. C’était le 27 mars 1960 au cours d’une non-bataille parce que trop inégale.

A Guy Môquet, à Lotfi et à toutes celles et tous ceux qui se battent pour la Liberté.