Les médias viennent de mettre en vedette un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, présenté religieusement comme un oracle. Il avait déjà, il y a quelque temps, dans un ouvrage de vulgarisation consacré à la question (La Traite des Noirs, paru dans la collection « Que sais-je ? » [2]) présenté le sujet à sa façon :
« Concernant les idées, presque rien n’a en effet été véritablement inventé depuis le XIXe siècle, époque à laquelle les abolitionnistes faisaient de la traite la cause du malheur de l’Afrique, tandis que leurs détracteurs n’y voyaient que la conséquence de son anarchie. »
Renvoyer dos à dos les uns et les autres est déjà scandaleux ; mais l’auteur penche en réalité du côté le plus malhonnête :
« Il serait exagéré, à la faveur d’une lecture européocentriste dépassée de l’histoire africaine, de voir dans les effets démographiques de la traite l’une des raisons essentielles du mal-développement africain. »
Qu’est-ce à dire ? Où est cette lecture européocentriste dépassée qui aurait, dit-on, exagéré les effets de la traite ? C’est un pur fantôme que l’on désigne vaguement, sans apporter la preuve de son existence. Toutes les lectures européennes sans exception minimisent au contraire les chiffres, dans des proportions évidemment différentes. On aimerait par ailleurs savoir ce que serait une « lecture non européocentriste » : une lecture faite par des Européens comme M. Olivier Pétré-Grenouilleau, se mettant à la place des noirs et faisant leur Histoire à leur place pour dire que les Européens n’étaient pas racistes ? On est dans la divagation.
Il est hasardeux d’affirmer que la traite n’a pas eu d’influence sur la démographie africaine : la thèse est cependant soutenue avec aplomb. On va même jusqu’à évoquer « l’ensemble des phénomènes positifs et négatifs » de la traite, sans prendre conscience apparemment de la monstruosité d’une telle phrase, qu’aucun commentateur autorisé n’a, il est vrai, relevée. Quel phénomène « positif » peut bien être induit par tant de douleurs et de morts, sauf pour les bénéficiaires bien entendu ?
Suit une assertion qui fera bien rire les démographes :
« Cependant la nature polygame des sociétés africaines a sans doute eu pour effet d’atténuer voire d’annuler en bonne partie cet éventuel déficit des naissances. »
La natalité – c’est assez facile à comprendre – se mesure au nombre d’enfants par femme et non au nombre de femmes par mari. Que les unions soient monogames ou polygames, les femmes ne peuvent faire qu’un nombre déterminé d’enfants. La polygamie réduit au contraire le nombre d’enfants par femme, en instituant un délai d’isolement après chaque naissance. Le mari polygame est certes le père putatif d’un grand nombre d’enfants, mais c’est au prix du célibat forcé des jeunes et des pauvres. Par ailleurs, aucune société n’est par nature – toujours cet essentialisme raciste – monogame ou polygame. La polygamie est liée à une conjoncture historique et culturelle. On la trouve soit dans des sociétés guerrières où les hommes sont décimés, où les femmes sont un butin, comme chez les Grecs de l’époque homérique, soit dans les sociétés décimées par l’esclavage. Olivier Pétré-Grenouilleau prend les effets pour la cause. Avec la disparition de tant d’hommes – on a vu que les femmes étaient très minoritaires dans les cargaisons –, comment la polygamie n’aurait-elle pas été une réaction obligée de la société ?
Le simple bon sens permet de comprendre que la saignée de la traite a été pour l’Afrique une catastrophe, humaine, culturelle, économique, démographique. Dans un livre remarquable, Louise Marie Diop-Maes remet à leur place bien des aberrations intéressées – et d’abord elle pose la seule question pertinente :
« Les effets de la traite des humains en Afrique noire sont-ils évaluables ? » [3]
Entre les fanatiques de l’innocuité, voire des bienfaits de l’esclavage, à la suite d’un certain Philip Curtin, qui ne craint pas d’affirmer, par exemple, que l’introduction du maïs en Afrique aurait « compensé les pertes humaines » – comme si l’Afrique manquait de plantes comestibles, comme si l’alimentation remplaçait les bouches manquantes [4] –, et la majorité des universitaires français, considérés par les premiers comme des extrémistes de l’interprétation sévère de la traite parce qu’ils limitent l’effet négatif à une stagnation de la population, il n’y a pas une grande différence.
On est obligé de les laisser à leurs chicaneries si l’on veut commencer à parler raisonnablement du passé de l’Afrique. Marie-Louise Diop-Maes conclut :
« J. Inikori (Nigeria), Walter Rodney et moi-même, par des méthodes d’analyse différentes, sommes arrivés à la conclusion que les répercussions de la traite ont provoqué une diminution de la population entre 1500 et 1900 et que, parallèlement, l’Afrique noire s’est progressivement sous-développée durant la même période. »
Le dépeuplement de cette période s’est accompagné de l’éclatement d’importants ensembles politiques, culturels et sociaux et d’un repli sur les unités de base : famille, clan, tribu. C’est l’image de l’Afrique contemporaine.
« Il ne s’agit pas d’un sous-peuplement chronique, d’un tribalisme perpétué depuis la Préhistoire, sur une terre étouffante et maudite, ou trop clémente, mais bien d’un dépeuplement et d’une atomisation qui ont débuté au XVIe siècle. »
Après la mise en cause des Arabes à égalité avec l’Occident, l’autre pilier de la science blanche pour tenter d’exonérer l’Histoire de France d’un chapitre peu glorieux est la collaboration des Africains à la traite. On sait [5] que Voltaire dit, dans le chapitre de Candide sur Le nègre de Surinam, que la mère vend son enfant, ce qui est bien sûr une calomnie manifeste à l’égard des Africains. La demande d’esclaves par les Européens a causé certes des expéditions destructrices. Dans toute situation de domination, il y a des collaborateurs dans le groupe dominé. Il faut simplement poser la question : dans un crime, est-ce que le recrutement de complices est une circonstance atténuante ou aggravante ? La responsabilité du complice vient-elle diminuer celle de l’artisan principal ? Des Africains sont-ils venus proposer en Europe leur collaboration et leur marchandise ? Encore une fois ce sont des questions de simple bon sens.
L’inventaire des ouvrages qui répandent des aberrations racistes sur l’histoire de la traite et de l’esclavage serait infini. On se contentera d’un seul, qui n’est pas marginal puisqu’il s’agit d’un banal et récent livre de vulgarisation, où les perles abondent, telle celle-ci :
« Sur place aux Antilles, les Noirs avaient conservé le culte du Vaudou, qui aggravait les mentalités de certains d’entre eux. Les “nègres marrons” armés de machette (sabre à couper la canne à sucre) étaient enrôlés par les plus criminels d’entre eux pour les massacres des Blancs. Mais tout cela n’empêcha pas les nombreuses unions hors mariage qui engendrèrent une nouvelle ethnie : les mulâtres. » [6]
Un véritable bouquet en quelques lignes. Des hommes qui, dans une situation d’écrasement et d’humiliation absolus, trouvent le courage surhumain de se révolter sont-ils des criminels ou des héros ? Pourrait-on, dans un ouvrage historique d’aujourd’hui, appeler « criminel » un homme évadé d’un camp de concentration, tuant quelques gardiens au passage, sans provoquer le plus grand scandale ? On est obligé de poser cette hypothèse si l’on veut donner le sentiment d’une monstruosité qui échappe manifestement aux lecteurs de pareils ouvrages, tant le racisme imprègne le subconscient. User du doux euphémisme de « unions hors mariage » pour désigner le crime le plus lâche par sa facilité et son impunité – le viol systématique des esclaves noires –, est-ce faire oeuvre d’historien ? Depuis quand les enfants nés hors mariage constituent-ils une « ethnie », sauf à adhérer à des distinctions racistes ?
On ne résiste pas à l’envie de citer quelques perles de la même origine :
« Quelques années plus tard [7] , il ne resta rien des richesses accumulées dans ces îles et nombre de négociants métropolitains furent ruinés. Mais on peut considérer que ces derniers auront été le vecteur de l’implantation de l’ethnie noire. Par voie de conséquence, sans doute que les descendants de celle-ci auront ainsi échappé à d’autres fléaux. »
Ainsi les richesses se seraient évaporées. Cela n’existe pas, sauf dans des croyances magiques. Les richesses ont changé de main, elles ont servi à développer des industries, armement, accastillage, industries du luxe, etc. Mais le comble du cynisme ou de la stupidité, on ne sait, c’est d’indiquer comme seul bénéfice de cette période d’avoir permis aux Africains de quitter leur enfer d’origine… et en plus le transport était gratuit !
D’autres jugements, dans des ouvrages hautement scientifiques, laissent tout aussi pantois :
« Le chapitre qui venait de se clore en 1848 n’était pas complètement négatif. Une indéniable prospérité économique s’était traduite dans les faits dès les débuts de la traite des noirs. » [8]
Autant s’extasier de ce que le prodigieux effort de guerre allemand, entre 1940 et 1945, fut fi nancé par le pillage des pays occupés et l’extermination de la main d’œuvre déportée. Ce qui est escamoté avec la plus grande désinvolture dans ce jugement de « valeur », qui affiche de façon obscène la primauté de l’argent, c’est ce que certains appellent pudiquement la question morale. C’est avouer que le traitement réservé aux noirs ne relève pas de la moralité, comme le disait Montesquieu.
On ne recommandera jamais assez au lecteur de l’historien de faire preuve d’esprit critique face à une Histoire qui n’est jamais parfaitement objective. L’Histoire ment toujours d’une certaine façon, au moins par omission, puisqu’on ne saurait inventorier la totalité des faits. Surtout l’Histoire est une matière d’autorité, et l’autorité, en l’occurrence, est celle des vainqueurs. Un ensemble de faits aussi bien établis et documentés que la Révolution française a connu et connaîtra diverses présentations et interprétations dont aucune ne peut prétendre s’imposer comme dogme. Il y a eu la Révolution tueuse : guillotine, tricoteuses, tribunaux révolutionnaires. Les images de la terreur révolutionnaire sont bien ancrées dans la tradition scolaire. Cette terreur a causé, de 1792 à 1794, de trente-cinq à quarante mille morts dans toute la France, qu’ils aient été exécutés sommairement ou qu’ils aient fait l’objet d’une condamnation à la peine capitale. Mais l’Histoire a refusé une célébrité analogue aux trente mille communards que les Versaillais tuèrent pendant la seule « semaine sanglante » de mai 1871 [9] : les morts faits par la Révolution comptent toujours beaucoup plus que ceux dus à la répression.
Autre exemple : c’est l’Histoire qui a fait de la prise de la Bastille – une horde populeuse, type racaille de banlieue assiégeant un commissariat, se fait ouvrir les portes d’une forteresse quasi vide et tue sauvagement les gardes et le gouverneur – le mythe national par excellence. Tout est dans l’interprétation.
Si un événement aussi important de notre Histoire nationale peut donner lieu à de telles distorsions, combien doit être problématique l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ! L’Histoire de l’Afrique qui nous est racontée en France est celle des conquérants : c’est son premier défaut. Il ne s’agit pas d’un procès d’intention mais d’un constat. C’est une première et
fondamentale distorsion. Tout comme les peuples africains ne sont toujours pas émancipés de la tutelle politique de l’Occident, ils ne se sont pas encore emparés de leur Histoire pour leur propre usage et pour en imposer la vision au monde.
Les Traites négrières
La dernière et très douteuse contribution à cette Histoire dominée est l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau intitulé Les Traites négrières, essai d’histoire globale. Le titre, à lui seul, a son éloquence. Que peut bien vouloir dire d’abord une « histoire globale » ? Il s’agit apparemment de noyer les phénomènes un peu crus dans un ensemble flou. C’est le contraire d’un comparatisme
critique. On pourrait ainsi, si on l’osait, faire une histoire globale de l’antisémitisme qui dissoudrait et relativiserait la Shoah dans les millénaires persécutions contre les juifs.
L’expression « les traites négrières », quant à elle, annonce la thèse et le sophisme fondamental du livre. Par ce pluriel l’auteur prétend qualifier trois traites : la traite arabo-musulmane, la traite interne à l’Afrique et la traite européenne. Il n’y a eu en fait qu’une seule traite négrière, c’est-à-dire à fondement exclusivement raciste, c’est celle pratiquée par les Européens. La traite arabo-musulmane, succédant à celle pratiquée par l’Empire romain dans toute son aire, a frappé des captifs de toutes origines non musulmanes [10]. Quant au servage ou au rapt pratiqués dans certaines sociétés africaines, comment pourraient-ils recevoir la qualification de négrier, qui traduit par essence la subjectivité du regard « blanc » ?
Dès le titre, la fonction idéologique du livre apparaît donc clairement. On s’explique alors le lancement médiatique dont il a bénéficié, sans précédent pour un ouvrage aussi indigeste, de facture lourdement universitaire [11]. On vit l’auteur accueilli par un chorus d’applaudissements
sur tous les plateaux de télévision, et son livre, loin d’être l’objet d’un quelconque débat, fut unanimement porté aux nues par des critiques qui n’en avaient certainement pas lu dix pages, mais qu’importe. C’est à l’idéologie professée par le livre qu’allait leur enthousiasme : ils ne
pouvaient que faire un triomphe. La véritable croisade entreprise alors pour le défendre contre toute contestation a atteint des sommets d’indécence.
Par un artifice assez grossier, l’auteur prétend débarrasser l’histoire de l’esclavage de ses « clichés » et de ses « poncifs » [12] – c’est ainsi qu’il qualifie aimablement les travaux de ses prédécesseurs, prétendument pervertis par leurs bons sentiments. Ceux-ci auraient, selon lui, dramatisé la traite et l’esclavage, qu’il se charge, lui, de banaliser.
En réalité, cette histoire telle qu’elle a été racontée par les Européens est toujours restée bien en deçà de l’horreur de la traite transatlantique et de l’esclavage tels que les ont vécus les noirs. Cette description, devant laquelle ont reculé les historiens blancs, même « bienveillants », est encore à faire.
Le racisme a en effet joué un rôle essentiel dans le déchaînement de ce que Rosa Amelia Plumelle-Uribe appelle « la férocité blanche » [13]. Cet aspect de l’étude de l’esclavage est et a toujours été, sauf chez quelques auteurs haïtiens, largement tabou. La rouerie consiste à présenter au contraire comme taboue la description adoucie et relativisée de l’esclavage, qui est pourtant la norme. Mais jamais on n’était allé aussi loin dans l’atténuation. Ainsi Pétré-Grenouilleau dénonce-t-il « le portrait apocalyptique » [14] qui aurait été fait du transport des captifs, le « taux d’entassement », « souvent exagéré par les abolitionnistes » [15], sans qu’aucune preuve ou référence soit apportée à l’appui de ces appréciations éminemment subjectives. C’est le second défaut majeur de l’ouvrage : des affirmations subjectives jamais étayées de la moindre preuve. C’est ce que l’on présente en France comme une grande oeuvre d’historien !
Pétré-Grenouilleau parvient, dans un livre consacré à la traite négrière, à prouver l’excellence de la moralité blanche : loin que l’esclavage raciste puisse être reproché spécifiquement aux Européens, l’abolitionnisme prouve leur supériorité. En effet le mouvement abolitionniste est, selon lui, né par génération spontanée. Nulle part n’est formulée l’hypothèse, pourtant la plus
vraisemblable, que l’abolitionnisme est né de l’atrocité toute particulière de la traite atlantique, l’opinion européenne s’émouvant légitimement des conditions terrifiantes du transport, et des débordements de cruauté de l’esclavage. À l’explication de bon sens on substitue une thèse hautement improbable mais flatteuse. La distorsion par une interprétation tendancieuse est ici
manifeste.
Il est bizarre, à ce propos, que personne n’ait relevé ce grave défaut de rigueur historique : ce dont l’ouvrage se prétend une réfutation n’est jamais clairement désigné, il s’agit d’une sorte de nébuleuse historique sans auteurs, sans titres, sans citations. En l’espèce, les « exagérations » incriminées par l’auteur seraient le fait d’un groupe désigné vaguement par le terme « les abolitionnistes ».
D’une façon générale, des assertions très douteuses ne sont pas étayées. Ainsi cette affirmation pour le moins étrange :
« Ajoutons que l’introduction d’Africains favorisa l’apparition d’épidémies chez les Indiens. » L’auteur explique la disparition des Indiens d’Amé rique essentiellement par le « choc microbien ». [16]
C’est faire bon marché des témoignages les plus anciens sur la question, à commencer par ceux de Las Casas, relayés par Montaigne, dès le XVIe siècle :
« Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples [17] passés au fil de l’épée. »
Un autre thème récurrent du livre est la récusation de la question morale :
« L’aspect moral mis à part, peu de choses distinguaient le trafic négrier des autres grands commerces maritimes » [18]
« La traite ne doit pas être réduite à une simple affaire de morale ». [19]
Il se trouve que, comme l’auteur lui-même le note, ce trait caractérise le discours des négriers :
« Ce type de discours [économique] permettait d’évacuer les dimensions morales et intellectuelles du débat. » [20]
Il s’inscrit donc directement dans l’héritage de l’idéologie négrière, dont tout le livre constitue une tentative de réhabilitation qui semble avoir porté ses fruits.
L’engagement idéologique, au détriment de la prudence du savant, est confirmé par le caractère catégorique des assertions. Bien loin que les chiffres de la traite et de l’esclavage soient connus avec certitude, ils sont toujours hautement hypothétiques et risquent de le rester définitivement. On s’étonne même de la pauvreté des connaissances derrière l’apparence de savoir produite par les répétitions. D’un ouvrage à l’autre, les mêmes informations sont présentées sans aucun recul critique. L’inventaire, évidemment partiel, des expéditions n’est qu’un élément qui devrait, loin d’être sacralisé, être complété par bien d’autres points de vue.
Dans la plupart des colonies américaines, notamment caraïbes, la population des esclaves était cinq à dix fois plus élevée que celle des colons. Ces chiffres pourraient utilement être commentés et se prêter à des projections. Mais non, on fait comme si on savait tout et comme si le dernier mot avait été dit : l’Histoire est définitivement établie sur ce point. L’acharnement à soutenir cette clôture est en lui-même suspect, aucune question historique ne pouvant être considérée comme définitivement connue. C’est cette assertion qui a été largement diffusée dans le public, sans aucune réserve critique.
On en sait encore moins sur les traites arabes, mais l’imagination et les « projections mathématiques » aidant on aboutit à des chiffres aussi péremptoires. Peu importe que l’on compare, entre autres sophismes, quatorze siècles de traite arabe et trois siècles de traite occidentale, l’important est de produire deux chiffres, lesquels seront ressassés jusqu’à plus soif par tous les mass médias. On est au coeur de la fonction idéologique du livre. Les deux chiffres, largement arbitraires – celui de la traite atlantique et celui des razzias arabes – ont été compulsivement martelés en effet sur tous les plateaux de télé, débats et même dans les bulletins d’information.
Une histoire se prétendant globale et comparatiste aurait pourtant dû souligner bien des différences. Les Arabes, nous dit-on, razziaient souvent pour lever des troupes. Ces razzias devaient donc ressembler assez aux rafles que faisaient les Français pour recruter des troupes coloniales au XXe siècle. L’histoire de ces « enrôlements forcés » reste à faire ; mais on ne les range pas pour autant sous l’appellation de trafic d’esclaves, même si cela lui ressemblait fort. Par ailleurs les noirs se sont fondus dans les populations arabes. Cela signifie qu’ils étaient peu nombreux par rapport à la population globale et que, même s’il y avait probablement des sentiments xénophobes à leur égard, il n’y avait pas de doctrine ni de législation racistes et ségrégationnistes.
La différence fondamentale est là. C’est une différence qualitative essentielle, qui ne tient pas dans la comparaison des chiffres. La dénégation péremptoire d’Olivier Pétré-Grenouilleau – « Les anciens poncifs (du type : la traite est la conséquence d’un racisme à l’encontre des Noirs) étant aujourd’hui complètement dépassés, il serait utile de les remplacer par des hypothèses plus scientifiques » – est d’ailleurs, par son insistance même, l’aveu que l’on a affaire non à une intelligence mais à une volonté. L’énormité de cette allégation, démentie par trois siècles de textes racistes – il est vrai passés sous silence –, n’a choqué personne. Notons, dans cet ordre d’idées, la curieuse présentation de la communauté noire américaine :
« Aux États-Unis […] la force de la minorité noire s’explique surtout par la tendance à l’endogamie et par une forte natalité depuis la guerre de Sécession » [21]
Cette « tendance à l’endogamie », comme euphémisme de la ségrégation raciste, est vraiment une trop belle perle historique. Que penserait-on d’un historien de l’Inde qui noterait une « tendance à l’endogamie » chez les Intouchables ? Il sombrerait sûrement dans le ridicule.
Les thèses développées par Pétré-Grenouilleau ne sont pas nouvelles, elles rejoignent celles exposées beaucoup plus grossièrement et avec beaucoup moins d’efficacité par l’historien raciste [22] Bernard Lugan, notamment dans son ouvrage Afrique, l’histoire à l’endroit. Elles s’inscrivent dans un courant minoritaire de l’historiographie américaine. Ce qui est nouveau, c’est la diffusion forcenée de ces thèses dans les médias à l’occasion de la sortie de ce livre.
Le florilège des titres de presse est éloquent en lui-même :
« La vérité (sic) sur l’esclavage » [23]
« Quelques vérités gênantes (sic) sur la traite des Noirs ». [24]
S’y ajoutent les déclarations tous azimuts d’un historien déchaîné. La plus idéologique, sous le titre :
« Traite négrière : les détournements (sic) de l’histoire » [25]
Avec, en bandeau :
« 11 millions d’Africains furent déportés vers les Amériques de 1450 à 1867. Les traites orientales conduisirent à la déportation de 17 millions de personnes ». [26]
Pétré-Grenouilleau y stigmatise, entre autres, en toute objectivité scientifique, « une certaine gauche tiers-mondiste », au long d’un article qui est un chapelet d’assertions virulentes non étayées et qui, avec un peu de recul, paraîtra bientôt assez époustouflant. La plus scandaleuse de ces assertions est passée comme une lettre à la poste, devant un public extasié :
« Il faut admettre qu’il s’agit du premier exemple de grand commerce
international entre Blancs, Noirs et Arabo-Turcs, rentable pour toutes les parties. » [27]
Après ce tir groupé assorti d’une tournée télévisuelle complète sur les talk-shows supposés culturels, peut-être enivré par tant d’exhibitions solipsistes pendant plusieurs mois, Pétré-Grenouilleau se surpasse enfin et dénonce la loi Taubira dans une déclaration haineuse où il confond (bêtement ? intentionnellement ?) « crime contre l’humanité » et « génocide » et s’en prend explicitement aux noirs et à leurs « choix identitaires » [28]. Un collectif d’Antillais ose enfin protester et porter plainte pour négation de crime contre l’humanité. Mal leur en a pris. On assiste alors à une mobilisation massive contre les fanatiques persécuteurs des honnêtes scientifiques. Rebelote dans tous les médias, sur tous les plateaux de télévision, de la troupe des historiens indignés se portant au secours du malheureux injustement persécuté, pétitions pour l’abolition de la loi Taubira, pilonnage de la bonne parole. N’en jetez plus, la cour est pleine ! Piteusement, le collectif des Antillais retire sa plainte. Force reste à l’autorité, à sa « bêtise au front de taureau ».