
’’La communauté catholique est la seule minorité persécutée, culturellement parlant, dans la France contemporaine’’ confiait Marcel Gauchet au journal catholique La Vie (7 décembre 2000). Cette envolée du directeur de la prestigieuse revue Le Débat mérite le rappel de quelques faits, pris parmi beaucoup d’autres.
Par exemple :
– que la communauté musulmane de Marseille, forte de 200 000 membres, attend depuis cinquante ans l’autorisation de construire une mosquée, afin d’en finir avec l’image déplorable donnée par les hangars et les caves où les fidèles sont encore aujourd’hui réduits à prier ;
– ou bien que le foulard est l’unique signe religieux susceptible de provoquer l’exclusion d’un établissement scolaire, pour la seule raison que l’islam est considéré comme une menace dans notre culture (plus précisément par ceux qui font cette culture et la diffusent) ;
– qu’aujourd’hui encore, aucune synagogue de France ne peut donner sur des artères importantes, contrairement aux édifices catholiques ;
– que tous les congés scolaires prennent en compte le calendrier des fêtes catholiques, à l’exclusion de tous les autres cultes y compris chrétiens ;
– sans compter les 175 mouvements religieux que les pouvoirs publics regardent comme sectaires, et qui sont sur le point de faire l’objet d’une ’’législation d’exception’’ selon les propres termes du ministère de l’Intérieur.
Il est possible que M. Gauchet ignore ces faits, ce qui en dirait long sur sa connaissance des choses du monde à laquelle il doit son prestige. Mais il est plus probable que Marcel Gauchet, ainsi que les lecteurs auxquels il croit s’adresser, ne veuillent rien en savoir. Cette ’’docte ignorance’’ s’appuie sur des formules aussi ambigües que ’’culturellement parlant’’. Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que les quelques faits dont nous avons fait mention ont pour condition de possibilité une culture qui ne s’est pas encore dépouillée de tous ses traits persécuteurs. Mais l’admettre implique aussi de reconnaître que cette culture de la persécution culturelle, c’est aussi la culture catholique qui a largement contribué à la façonner. C’est aussi à ce déni que contribue Marcel Gauchet en présentant délibérément la réalité à l’envers.
On retrouve la même mise en scène dans le dernier ouvrage de René Rémond (Le Christianisme en accusation, chez desclée de Brouwer). Laissons le journaliste Henri Tincq, en charge d’informer régulièrement les lecteurs du plus grand quotidien français de ce qui concerne ’’la dernière communanuté culturellement persécutée’’ , nous en faire la présentation : » Le dernier ouvrage de René Rémond est accablant : si l’histoire de France est familière des poussées d’anticléricalisme, celle qui marque la fin de ce siècle ne ressemblerait à aucune autre. Le christianisme - dans sa version catholique - serait la victime d’une culture du mépris analogue (’’toutes proportions gardées’’) à celle que dénonçait un autre historien, Jules Isaac, pour les juifs. Victime d’un conformisme dans » le persiflage, le sarcasme et la dérision ». Victime d’ ’’insultes’’ que personne ne tolérerait pour l’islam et le judaïsme » (Le Monde, 27 décembre 2000).
Certes, cet ouvrage est accablant ? mais pour son auteur. D’une part parce qu’il n’a pas été nécessaire d’attendre la fin du millénaire pour que le catholicisme soit tourné en dérision : notre historien national pourrait ainsi utilement retourner aux textes les plus croustillants du siècle des Lumières, et méditer sur la fonction du rire dans la critique de la religion. D’autre part, et surtout, parce que l’amalgame entre la ’’culture du mépris’’ dont parle Jules Isaac et le discrédit dont souffre aujourd’hui l’Eglise catholique est proprement scandaleux. Et la restriction purement stylistique ("toutes proportions gardée") ne retranche rien : ce n’est pas seulement l’intensité, mais la nature de la persécution qui était totalement différente ? à commencer par le fait qu’elle n’était pas seulement le produit d’un simple ’’conformisme’’ , mais aussi d’une intention consciente de nuire de la part des plus hautes autorités catholiques. L’amalgame entre antisémitisme et anticléricalisme, opéré par René Rémond, montre combien cette ’’culture du mépris’’ a encore de beaux restes. Est-ce de la persécution que de le rappeler ?
On peut se demander pourquoi MM. Rémond et Gauchet s’ingénient à faire ressentir la perte d’hégémonie du catholicisme comme une persécution culturelle. Se rendent-ils seulement compte que la conception arrogante de la place de l’Eglise, que cette perception véhicule, justifie toutes les préventions à son égard ? Et, mieux encore, que la nouvelle martyrologie de nos catholiques fin de siècle ne peut qu’engendrer « le persiflage, le sarcasme, la dérision » dont ils se plaignent ?
