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Une réforme discriminatoire

Une raison supplémentaire de s’opposer à la réforme du système de retraites

par Christiane Marty
19 octobre 2010

Christiane Marty met en évidence, dans le texte qui suit, l’impact inégalitaire de la réforme des retraites annoncée par le gouvernement, qui va pénaliser de façon disproportionnée les femmes et les jeunes. Elle rappelle ainsi qu’on ne peut dissocier la domination économique d’autres formes de domination comme la domination masculine : l’une vient renforcer l’autre et, à l’encontre de ceux qui entendent subsumer les luttes sociales sous l’étendard d’une unique « question sociale » opposée à des « questions sociétales » qui feraient « diversion », un constat très simple s’impose : on ne peut lutter contre les ravages du néo-libéralisme sans prendre en compte et combattre les inégalités spécifiques subies par le femmes. Un raisonnement similaire pourrait être tenu pour d’autres inégalités, comme celles de « race » : on peut en effet raisonnablement croire que les étrangers – et plus largement les individus subissant la discrimination raciale – ont, comme les jeunes et les femmes, des carrières plus chaotiques, qui rendent plus ardue la validation des annuités nécessaires pour partir à la retraite.

Le gouvernement prépare une réforme des retraites qu’il annonce « juste ». Il envisage notamment un nouvel allongement de la durée de cotisation exigée pour une pension à taux plein et/ou un durcissement du système de décote (la décote est une minoration supplémentaire de la pension qui s’applique lorsque la durée de cotisation validée est inférieure à la durée exigée). Or, ces mesures, pénalisantes pour tous, toucheraient de manière disproportionnée deux groupes de personnes : celles aux carrières courtes, qui sont essentiellement des femmes, et les jeunes puisqu’on constate au fil des générations la montée de leurs difficultés d’insertion dans l’emploi, diminuant d’autant leur capacité à valider un nombre suffisant d’annuités pour leur retraite.

Selon la définition juridique, une « mesure neutre en apparence, qui est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour un groupe de personnes par rapport à un autre groupe qui s’en distingue par un critère lié au sexe ou à l’âge » (notamment), constitue une discrimination indirecte et est prohibée. Le repérage de cette discrimination indirecte se fait par l’analyse statistique. Les éléments statistiques disponibles aujourd’hui permettent justement d’établir que les mesures envisagées provoqueraient un désavantage disproportionné pour les femmes d’une part, les jeunes générations d’autre part.

Pénalisation des femmes

Du fait qu’elles assument l’essentiel des tâches familiales, les femmes ont en moyenne des carrières plus courtes que les hommes. Parmi les retraités, seulement 44 % des femmes ont validé une carrière complète contre 86 % des hommes  [1]. Même si l’écart entre les durées validées par les hommes et les femmes se réduit au fil des générations, il est loin d’avoir disparu. Pour la génération née en 1954, qui peut prétendre partir en retraite bientôt, les femmes avaient validé 2,8 annuités de moins que les hommes à l’âge de 50 ans  [2]. Compte tenu de ce qui est observé, cet écart atteindra 3,1 annuités à l’âge de 55 ans. Pour la génération la plus récente pour laquelle on dispose de statistiques, celle née en 1950, un quart des femmes n’avaient validé aucun trimestre entre 51 ans et 55 ans, contre 15 % des hommes, cela en raison des difficultés d’emploi à ces âges. Toute augmentation de la durée de cotisation signifie donc que beaucoup plus de femmes que d’hommes devront, soit prendre leur retraite à un âge plus tardif (avec les difficultés notoires d’emploi des seniors), soit subir une décote plus forte, puisqu’elles seront en moyenne encore plus loin que les hommes de la durée exigée.

De même, tout renforcement de la décote atteindrait de manière disproportionnée les femmes. Déjà, actuellement, la décote concerne une plus grande proportion de femmes que d’hommes. De plus, parmi les retraité-es « avec décote », l’ampleur moyenne de la décote est beaucoup plus forte pour les femmes, et cela dans tous les régimes [3]. Un durcissement de la décote concernerait plus de femmes que d’hommes, et réduirait aussi plus fortement leur pension, alors que, déjà actuellement, cette dernière ne représente que 67 % de celle des hommes.

Certes, les femmes ont, à 60 ans, une espérance de vie supérieure de 4,8 ans à celle des hommes, mais l’écart entre les espérances de vie en bonne santé à cet âge n’est plus que de… 0,5 an. Mais, surtout, le système patriarcal n’ayant pas disparu, les femmes cumulent tout au long de leur vie de fortes inégalités par rapport aux hommes : elles ont un temps de travail total (rémunéré et non rémunéré, domestique notamment) toujours supérieur, un salaire moyen qui reste très inférieur et un accès limité aux fonctions dirigeantes, alors même qu’elles sont plus diplômées que les hommes depuis 30 ans. Elles travaillent donc déjà plus et plus longtemps que les hommes, pour beaucoup moins de rémunération. Est-il concevable de dégrader encore plus leur retraite ?

Pénalisation des jeunes

Même si les données disponibles sont évidemment moins nombreuses pour les jeunes, elles sont éloquentes. Le nombre d’annuités validées à l’âge de 30 ans ne cesse de diminuer au fil des générations. De 11,2 ans pour la génération née en 1950, il descend à 7,7 ans pour la génération 1974  [4]. Cette baisse traduit, outre une augmentation de la durée des études, la plus grande difficulté d’insertion sur le marché du travail liée à la montée du chômage à partir des années 1980. Elle signifie que pour atteindre 42 annuités, la génération 1974 devra travailler au moins jusqu’à 64,3 ans, et cela dans le cas très favorable - mais improbable - où elle réussirait à valider 30 annuités entre 30 et 60 ans. Augmenter à nouveau la durée de cotisation exigée établirait un divorce croissant entre la réalité de la carrière des jeunes générations et l’objectif qui leur serait assigné - de plus en plus impossible à atteindre - et qui les pénaliserait donc beaucoup plus.

Le gouvernement, qui a annoncé une réforme « juste », se doit donc d’exclure toute augmentation de la durée de cotisation et tout durcissement de la décote, synonymes de discriminations envers les femmes et envers les jeunes. Une réforme juste sera celle qui, d’une part, corrige les inégalités existantes (entre les sexes, envers les jeunes, les métiers pénibles), et, d’autre part, garantit à tous et toutes une retraite de haut niveau. La solution existe, elle passe par une meilleure répartition des richesses et du travail.

P.-S.

Christiane Marty est membre du conseil scientifique d’Attac. Cet article a été publié dans Le Monde du 12 mai 2010. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteure.

Notes

[1DREES, 2007

[2Cf. DREES, Echantillon interrégimes de cotisants, 2005

[3Cf. DREES,Les retraités et les retraites, 2008

[4DREES, 2009