La loi anti-foulard du 15 mars 2004 a été présentée par ses promoteurs comme un « retour aux sources ». Selon le récit mythique qu’ils ont réussi à imposer à l’opinion, cette loi n’aurait fait que « ré-affirmer » des principes oubliés, « re-découvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « re-trouver » la saine intransigeance de Jules Ferry, Jean Jaurès ou Gambetta, « rappeler la loi » et ainsi « restaurer » ou « refonder » un ordre mis en péril par un renouveau de la menace religieuse. Le paradoxe, rarement relevé, est que cette rhétorique du retour aux sources a servi à promouvoir une nouvelle loi - une loi qui, en imposant désormais la « neutralité » aux usagers et non plus seulement aux agents du service public d’éducation, opère une transformation radicale de la laïcité française, en rupture totale avec l’esprit des lois fondatrices [1].
Si l’on peut parler de révolution conservatrice, ce n’est pas seulement parce qu’un « ordre nouveau » a été soutenu par une rhétorique « passéiste » [2]), « conservatrice » [3] ou « réactionnaire » [4]. C’est plus profondément parce que, dans son principe, dans ses objectifs et dans ses présupposés idéologiques, cette révolution rompt avec les principes de ce qu’on nomme le « progressisme » (la liberté et l’égalité) et s’inscrit au contraire dans un cadre idéologique profondément réactionnaire. Ce cadre idéologique réactionnaire peut être résumé par les quatre formules suivantes :
– passage d’une conception laïque de la laïcité à une conception religieuse de la laïcité ;
– passage d’une laïcité libertaire à une laïcité sécuritaire ;
– passage d’une logique démocratique à une logique totalitaire ;
– passage d’une laïcité égalitaire à une laïcité identitaire.
Une laïcité religieuse
« Laïcité sacrée » : cet invraisemblable slogan, figurant sur des autocollants arborés lors d’une manifestation commémorant le centenaire de la loi de 1905, indique à quel point la laïcité a été, au sens propre, sacralisée [5]. D’un principe organisateur de la société, dont les modalités restent soumises au débat démocratique, à la critique et à la révision permanentes, on a fait une « valeur » intemporelle, incritiquable et inamendable, et dont la simple invocation est supposée pouvoir régler, comme par exorcisme, tous les problèmes sociaux. On est ainsi passé d’un rapport d’altérité entre la laïcité et le religieux à un rapport de rivalité mimétique - que résume bien la formule suivante, récurrente dans le débat sur « le voile à l’école », de Nicolas Sarkozy jusqu’à la gauche extrême :
« Quand on rentre dans une mosquée, on doit enlever ses chaussures. De même, quand une élève rentre dans une classe, elle doit enlever son foulard. »
C’est ce « de même » qui pose problème, car il construit l’école sur le modèle du lieu de culte et la laïcité sur le modèle de la religion. Cette manière de reproduire la logique religieuse, et de se placer par là-même en concurrence avec les autres religions, s’oppose à la laïcité du début du vingtième siècle, qui fut tout autre chose : l’invention d’une autre logique, la mise en place d’un autre type de règles - des règles dans lesquelles l’interdit vestimentaire n’est pas un point d’honneur. D’un point de vue authentiquement laïque, nous ne devons justement pas faire la même chose avec le voile d’une élève qu’avec nos chaussures dans une mosquée, pour la simple raison que la salle de classe n’est justement pas une mosquée, qu’elle n’est pas un espace religieux mais un espace laïque. Et un espace laïque, c’est un espace pragmatique, c’est-à-dire, dans le cas de l’école, un espace dans lequel les règles sont fondées sur l’activité pédagogique : est permis tout ce qui est compatible avec le travail pédagogique du professeur et de ses élèves, n’est interdit que ce qui fait obstacle à ce travail.
Un espace laïque, c’est aussi un espace non-dogmatique, c’est-à-dire un espace ouvert à la discussion, y compris sur la ou les significations qu’il faut donner à tel ou tel objet, tel ou tel phénomène, tel ou tel « signe », tel ou tel vêtement. Seul le rituel religieux assigne une signification unique (soit « pieuse », soit « impie ») à un vêtement ou à un geste. En décrétant qu’un foulard couvrant les cheveux est nécessairement un « signe », que ce « signe » est nécessairement « ostensible », et que cette « ostentation » est nécessairement une attaque portée à « la laïcité », l’institution transforme l’heure de cours en rituel religieux, dans lequel elle donne à son représentant – le professeur – le rôle du Maître de Cérémonie, veillant à l’orthodoxie des faits et gestes ou des tenues vestimentaires des fidèles.
Cette nouvelle « religion de la laïcité » a d’ailleurs ses théologiens [6]. Le philosophe Henri Péna-Ruiz, notamment, qui développe autour de la laïcité un discours apologétique totalement abstrait, relevant davantage de la métaphysique ou du catéchisme que du droit, de la politique ou de la sociologie. Régis Debray et Alain Finkielkraut également, qui assument et revendiquent la dimension religieuse que la loi du 15 mars 2004 apporte à la laïcité. Ces auteurs nous expliquent tranquillement que le problème majeur de notre société est la perte de toute notion de « transcendance », et qu’ils placent tous leurs espoirs de Salut dans une école qui « redeviendrait » un « espace sacré » [7]. Or, encore une fois, l’école laïque telle qu’est s’est historiquement construite et imposée sur la base des lois de 1880-1886, et dans l’esprit de la loi de 1905, est une école sans transcendance ni sacré, attentive à la laïcité des personnels enseignants et des contenus enseignés, mais n’accordant pas d’importance particulière aux vêtements ou aux signes religieux portés par les élèves [8] et s’abstenant d’entrer dans le domaine proprement théologique de l’interprétation de ces signes. Ce fut aussi une école dont le souci premier était d’accueillir tout le monde - alors que la loi du 15 mars 2004 place les élèves voilées devant une alternative implacable : soit enlever son voile, soit quitter l’école, et provoque de ce fait des exclusions.
On peut donc distinguer une conception laïque de la laïcité et une conception religieuse de la laïcité. La conception laïque de la laïcité se fonde sur la loi de 1905 et sur la législation des années 1880 relative à la laïcité de l’école : dans ce corpus, la laïcité n’est pas conçue comme une fin en soi mais comme un simple moyen. Un moyen très précieux, certes, mais un moyen et non une fin - et encore moins un dogme, une « valeur », une « mentalité », un dress code ou un mode de vie. Avant d’avoir été idéologisée, mythifiée, sacralisée, la laïcité aura été cela : une « machine politique », un dispositif pragmatique précieux permettant ce qu’on appelle le « vivre-ensemble », ou plus précisément une certaine modalité du vivre-ensemble : un « vivre-ensemble » qui maximise la liberté et l’égalité . Et c’est précisément l’oubli de ces finalités qui aboutit à une « théologisation » de la laïcité. Celle-ci devient alors un impératif catégorique, une fin en soi qu’on défend sans plus savoir pourquoi on la défend - et sans hésiter à l’utiliser d’une manière diamétralement opposée à ses finalités premières : la liberté et l’égalité.
Une laïcité sécuritaire
On peut en effet qualifier la laïcité telle que la définissent les lois des années 1880 de laïcité libertaire, au sens où l’obligation de « neutralité » qui est imposée aux locaux, aux personnels et aux programmes scolaires est alors directement articulée aux principes de liberté et d’égalité. Elle a pour finalité de garantir – voire de produire – le maximum de liberté individuelle, et de la garantir de manière égale pour tous, en veillant à ce que la liberté des uns (l’adulte enseignant, ou les élèves appartenant aux groupes religieux ou culturels majoritaires) n’étouffe pas celle des autres (les enfants en formation, et plus particulièrement ceux qui appartiennent aux groupes minoritaires [9]). Le qualificatif de libertaire est le plus approprié pour désigner ce souci d’une égale liberté pour tous - tandis que le terme libéral peut être réservé à une valorisation plus abstraite de la liberté individuelle, aveugle aux rapports de domination qui font que la liberté des uns s’épanouit au détriment de celle des autres.
C’est bien le principe de liberté, ou plus précisément le souci d’une égale liberté pour tous, qui est au fondement de l’obligation de « neutralité » imposée à l’institution. En effet, si une absolue neutralité de l’enseignant est impossible, une neutralité relative est en revanche souhaitable et réalisable, consistant notamment à s’auto-limiter dans l’expression de ses convictions personnelles. Cette obligation de « neutralité » est imposée au professeur afin de permettre à l’élève de « se construire », d’apprendre à « penser par lui même », et de « se faire » lui-même « ses propres opinions ». L’élève est conçu comme une conscience en formation : la parole du maître doit donc être contenue, « neutralisée », afin que ce dernier n’étouffe pas cette conscience en formation en exerçant sur un esprit encore ignorant et inachevé une influence trop forte.
Il en va de même pour la neutralité des programmes scolaires : ils ne doivent pas imposer à l’élève une religion ou une idéologie officielle ; ils doivent au contraire lui présenter de la manière la plus honnête et équitable possible l’ensemble du patrimoine culturel de l’humanité, dans toute sa diversité et toute sa conflictualité, afin que l’élève se l’approprie et fasse ses propres choix spirituels, moraux, esthétiques et politiques en connaissance de cause [10].
C’est cette même finalité, la construction d’une conscience libre, qui fonde à la fois l’obligation de neutralité imposée à l’institution et la liberté d’expression maximale accordée aux élèves. Car c’est bien une liberté d’expression maximale qui est accordée aux élèves : les seules limitations imposées à cette liberté d’expression sont celles du droit commun - comme l’interdiction de l’injure, l’atteinte à l’honneur ou (depuis la loi de 1972) l’incitation à la haine raciale - ou celles qu’impose la relation pédagogique - par exemple l’obligation de parler du sujet du cours et d’attendre son tour de parole. Si aucune autre limitation n’a été inscrite dans la loi par les fondateurs de l’école laïque, si les lois de 1880-1886 demeurent silencieuses sur la « neutralité » de l’élève, si par conséquent elles autorisent chez ce dernier l’expression des convictions religieuses et politiques [11], c’est précisément parce que la construction d’une conscience libre nécessite que l’élève fasse usage de son libre-arbitre, et qu’il formule ses opinions afin de les confronter à la contradiction et d’évoluer. L’émancipation est une pratique, et c’est dans le langage que nous pensons : on ne saurait donc concevoir d’émancipation réelle sans liberté de parole. Cette liberté de parole doit être maximale, elle doit inclure pour les élèves le droit d’exprimer y compris des préjugés, des énormités voire des monstruosités : car pour que des préjugés soient dépassés, il faut qu’ils aient été contredits, et pour être contredits il faut qu’au préalable ils aient été dits.
La loi de 2004 marque une rupture radicale avec cette « laïcité libertaire » : en imposant une obligation de neutralité aux élèves, elle remet en cause un élément essentiel de la laïcité de l’école. Même si la loi d’interdiction porte uniquement sur les tenues vestimentaires, elle adresse aux élèves, et plus particulièrement aux élèves de confession musulmane, une injonction à la discrétion, à la « réserve » et finalement au silence - cela d’autant plus que le « débat » qui a précédé et provoqué l’adoption de la loi a été ponctué d’incessants appels à ne vivre sa religion que « dans la sphère privée », voire à « laisser sa religion à la maison ».
À ces élèves, l’État signifie non seulement que certaines formes d’expression leur sont interdites, mais aussi que leur point de vue d’élèves n’a aucun droit de cité lorsque doit être discutée la signification de certains vêtements. Plus radicalement, c’est le fait même que cette signification fasse l’objet d’une libre discussion qui est désormais interdit. Enfin, pour les filles qui refusent de se plier à l’interdit en enlevant leur foulard, l’exclusion définitive constitue une violence inouïe : en consentant à ces exclusions dont elle a créé elle même les conditions, l’institution dénie à ces élèves le droit de profiter des instruments d’émancipation que sont les savoirs dispensés par l’École - et les relègue au rang d’une sous-humanité définitivement « inapte à être libre ».
En même temps qu’elle cesse d’être libertaire, cette nouvelle laïcité devient « sécuritaire » au sens où, à la place de la liberté et de l’égalité, c’est l’ordre public qui joue désormais le rôle de fondement. Un des arguments principaux en faveur de la nouvelle loi a en effet été l’idée qu’il fallait faire disparaître les signes visibles pour rétablir la paix dans des établissements en proie à une « guerre de religions ». De ce point de vue, s’il existe dans l’histoire de France une « préhistoire » de la loi de 2004, ce n’est ni 1880 ni 1905, mais 1936 : Jean Zay rédige alors une circulaire interdisant aux élèves d’arborer des signes politiques. Cette mesure vient en réaction aux violents affrontements qui opposent dans les lycées les ligues d’extrême droite et les militants communistes. Il s’agit donc d’une mesure de circonstance, une mesure d’ordre public, une suspension des libertés publiques liée à une situation d’exception : on est très loin des fondements de la laïcité française.
Certains promoteurs de la loi de 2004 se sont d’ailleurs inscrits dans ce registre davantage que dans la légende dorée des « textes fondateurs de la laïcité » : ils ont expliqué - au prix d’une autre supercherie - que nous faisions face, en 2004, à une situation du même type, cette fois-ci entre Juifs et Musulmans [12].
Une logique totalitaire
« République contre démocratie » : ce mot d’ordre inventé par Régis Debray en 1989 au lendemain de son premier engagement prohibitionniste, lors de la première « affaire du voile » [13], doit être pris au sérieux. C’est effectivement la logique démocratique, rien de moins, qui est mise en cause par la « laïcité républicaine » telle qu’elle s’est réinventée et reformulée ces dernières années. Il suffit pour s’en rendre compte de se référer aux discours tenus par les partisans de la loi anti-foulard sur la nécessaire « neutralité de l’espace public ». En effet, l’idée d’« espace public neutre » peut être entendue de plusieurs manières : si on laisse de côté le problème épineux de la distinction entre ce qui est public et ce qui ne l’est pas [14], il reste encore deux manières radicalement différentes - et même antinomiques - de concevoir cet « espace » et sa « neutralité ».
Une première conception consiste à dire que ce qui doit être neutre est l’organisation de « l’espace public » : on dira que cet espace est neutre lorsque le droit d’expression est le même pour tout le monde, sans privilèges ni discriminations, et que les autorités y veillent. Plus concrètement, la « neutralité » réside dans le fait qu’aucune majorité, ou aucune force sociale en position de domination, ne monopolise la parole ou l’occupation de l’espace public, et que rien n’empêche les minoritaires de s’exprimer. Selon cette conception, ce qui, de l’espace public, doit être neutre, c’est l’espace, pas le public. On peut même dire que l’espace doit être neutre justement pour que le public, tous les publics, puissent ne pas l’être. Une femme peut alors porter son foulard sans que la « neutralité de l’espace public » soit remise en cause ; la neutralité de cet espace réside au contraire dans le fait même que cette femme puisse porter le foulard si elle le souhaite, et que d’autres femmes puissent ne pas le porter si tel est leur choix. Ce qui porterait atteinte à la neutralité de l’espace public, ce serait un parti-pris de l’État ou une pression sociale qui obligerait toutes les femmes à se plier à une norme unique : porter le foulard, ou ne pas le porter.
L’autre conception, celle qui a été développée de plus en plus fréquemment au cours du « débat sur le voile » [15], consiste au contraire à imposer la neutralité au public, c’est-à-dire aux individus qui traversent l’espace public. Dans ce cas, la femme musulmane qui se singularise en portant un foulard porte effectivement atteinte à la « neutralité de l’espace public ». Cette conception de l’ « espace public neutre » est tout aussi cohérente que la première, mais il faut bien mesurer ce qu’elle implique : une suppression totale de la liberté d’expression, ni plus ni moins. Un espace public dans lequel les individus sont tenus de « rester neutres » est même, au sens le plus rigoureux du mot, un espace totalitaire.
Il ne s’agit bien entendu pas de prétendre que la loi anti-foulard a fait de la France une société totalitaire. Force est en revanche de constater que la version de la « nécessaire neutralité de l’espace public » qui s’est imposée à la faveur du « débat sur le voile » obéit à une logique totalitaire. Le législateur ne lui a - heureusement - pas donné force de loi, mais cette conception totalitaire a trouvé, dans le débat sur « le voile à l’école » [16], l’occasion de se constituer et de se diffuser bien au-delà des cercles d’extrémistes dans lesquels elle aurait dû demeurer. Ce discours proprement délirant, ou en tout cas inacceptable aux yeux de n’importe quel démocrate, est devenu dicible, et c’est sans doute lui qui a inspiré les multiples violences et incivilités qui ont été ces derniers mois commises au nom de « la laïcité » contre des femmes voilées - dans des universités, des banques, des mairies, des préfectures ou des transports en communs...
Si les innombrables déclarations sur la « nécessaire neutralité de l’espace public », entendue comme une neutralité du public, n’ont pas été perçues comme inacceptables, si personne ne s’en est inquiété outre mesure, si personne n’en a conclu qu’un fort courant totalitaire traversait la société française (ou en tout cas son intelligentsia ou sa classe politique) c’est que tout le monde sentait, au moins confusément, que ce « devoir de neutralité » ne concernait en vérité que les femmes voilées, et qu’il était hors de question d’appliquer à l’ensemble de la population cette conception totalitaire de la « neutralité de l’espace public ». Il allait de soi, depuis le début de « l’affaire », que le droit d’exprimer publiquement ses convictions n’était sérieusement remis en cause par personne [17], que c’était bel et bien l’espace et lui seul qui devait être neutre, et que le seul public qui devait désormais s’astreindre à la neutralité était le public musulman - ou au moins le public musulman pratiquant, ou au moins le public musulman portant barbe ou foulard [18]. En d’autres termes, la doctrine qui a pris corps dans le camp prohibitionniste n’est que « partiellement totalitaire » :
– elle reconnaît à la majorité de la population le droit de jouir des droits démocratiques reconnus par la Constitution, autrement dit : de bénéficier d’un « espace public neutre » au premier sens du terme : un espace suffisamment neutre pour que le public puisse ne pas l’être ;
– elle soumet en revanche une minorité aux contours variables [19] à la « neutralité de l’espace public » au second sens du terme, en l’ obligeant à devenir elle-même « neutre », c’est-à-dire invisible et silencieuse, dès qu’elle entre dans l’espace public.
Démocratie et totalitarisme ne sont plus alors deux types de régimes ou deux types de sociétés aux antipodes l’un de l’autre ; ils coexistent dans une même société - ou plutôt dans un même projet de société : totalitarisme pour les musulmans (ou au moins pour les « mauvais musulmans »), démocratie pour les autres.
Une laïcité identitaire
Cette bizarrerie du point de vue de la science politique la plus académique n’a en revanche rien de bizarre pour quiconque a étudié ou subi cette forme particulière d’oppression qu’on nomme la discrimination, et notamment le racisme, le sexisme ou l’homophobie. En effet, le racisme, le sexisme ou l’homophobie, dans la mesure où ils sont systémiques, divisent précisément une même société en deux groupes, en déniant aux uns les droits démocratiques qui sont accordés aux autres. La manière par exemple dont on a dit et répété aux musulmans qu’ils « pouvaient » vivre et exprimer leur foi tant qu’ils voulaient « chez eux », « dans la sphère privée », mais que « dans l’espace public », ils devaient, « laïcité » oblige, « rester neutres », n’est pas sans rappeler le discours quasi-identique qui continue d’être tenu aux homosexuels : « vous faites ce que vous voulez chez vous, c’est votre vie privée, mais vous n’avez pas à vous afficher dans l’espace public. ». Dans les deux cas, le même semblant de « respect » et de « générosité » (« vous avez le droit de faire ce que vous voulez chez vous ») masque la même discrimination, la même assignation à un silence, une invisibilité, une soumission à un ordre totalitaire auquel les « majoritaires » échappent - car personne ne demande à un hétérosexuel de cacher son hétérosexualité dans « l’espace public », pas plus qu’on ne demande à des catholiques, des protestants, des Juifs, des bouddhistes, des athées, des communistes, des socialistes, des libéraux ou des centristes [20] de garder leurs opinions pour « chez eux » et de « rester neutres dans l’espace public ».
C’est cette inégalité de traitement, ce « deux poids deux mesures », qui a conduit de nombreux citoyens de ce pays à qualifier la loi anti-foulard de loi raciste. Il ne s’agit pas, en disant cela, d’accuser chaque personne qui approuve cette loi d’être animée par la haine des Arabes ou des musulmans. Il s’agit en revanche de souligner que les conceptions revisitées de la « nécessaire neutralité de l’espace public » et de la « nécessaire neutralité de l’espace scolaire » qui ont servi de soubassement à la campagne « anti-foulard » posent la question du racisme. Il s’agit aussi de dire que si l’on définit le racisme comme un système de pensée et de pratiques discriminatoires fondées sur la « race », l’ « origine », l’ « ethnie » ou la « culture », alors la loi anti-foulard est indiscutablement raciste.
En effet, cette loi instaure une inégalité en posant un interdit qui exerce une violence sur certains élèves (notamment les Sikhs et les musulmanes voilées) plus que d’autres (les chrétiens, qui peuvent, s’ils se sentent tenus d’en porter une, garder leur croix sous leur pull). Cette discrimination n’est pas le fruit du hasard : la loi a été élaborée à cette fin [21]. On ne peut pas le contester :
– c’est du voile uniquement qu’il a été question dans la plupart des argumentaires pro-loi, même s’ils réclamaient, dans leur intitulé et dans leurs conclusions, une interdiction de « tous les signes religieux » [22] ;
– c’est du voile uniquement qu’a parlé Jacques Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 appelant le Parlement à légiférer ;
– c’est sur le voile, et sur le voile seulement, que les députés ont glosé interminablement au cours des débats parlementaires.
Tous ces faits sont des faits objectifs, vérifiables, qui font de la loi antifoulard une loi objectivement raciste - indépendemment de la conscience qu’en ont eu les militants progressistes et même antiracistes qui ont cru pouvoir accepter voire soutenir cette loi au nom du féminisme ou de la laïcité [23].
Par ailleurs, l’hystérie collective et les contradictions qui se sont manifestées au cours des débats peuvent difficilement s’expliquer autrement : quand des gens intelligents deviennent soudainement bêtes, quand des gens doux et aimables deviennent soudainement méchants, quand des féministes se mettent à traiter d’autres femmes de « salopes » (sous prétexte qu’elles portent le voile et prétendent participer à une manifestation féministe), quand des libertaires deviennent autoritaires (en acceptant que l’État régisse les tenues vestimentaires des élèves et traduisent les « mal-vêtues » en conseil de discipline), on ne peut pas ne pas parler de phobie collective.
On ne peut pas non plus expliquer l’indifférence quasi-générale qu’a suscité la déscolarisation de centaines d’adolescentes sans prendre en compte l’imprégnation profonde de l’islamophobie : comment expliquer autrement que, dans une société où les enfants et leur avenir sont l’un des sujets qui émeuvent le plus, et où la réussite scolaire est unanimement considérée comme la clé de l’insertion sociale, la déscolarisation de centaines d’adolescentes, issues pour la plupart des classes populaires, ait pu susciter une telle indifférence ?
Un racisme respectable
Le racisme qui a imprégné l’ensemble des débats n’a pas toujours été théorisé, mais il a été omniprésent dans les argumentaires prohibitionnistes. On pourrait multiplier les citations édifiantes où s’opèrent une complète essentialisation de l’Islam et une multitude d’amalgames (voile-viol-excision-islamisme-intégrisme-terrorisme-fascisme-nazisme-antisémitisme) [24]. Nous nous attarderons plutôt sur deux cas précis, emblématiques de la reformulation identitaire du référent laïque qui s’est manifestée, au cœur de la gauche française, à l’occasion du débat sur la loi antifoulard : le cas du sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon et celui du philosophe Henri Péna-Ruiz.
Au cours de l’émission « Mots croisés » du 12 décembre 2005, le sénateur Jean-Luc Mélenchon fait l’éloge de la loi du 15 mars 2004, en la présentant comme l’aboutissement logique de « la laïcité » française [25]. Tant qu’il est seul à parler [26], il tient un discours abstrait et lénifiant sur la laïcité comme principe « universel » permettant de « vivre tous ensemble » dans le respect des convictions « de chacun ». Deux invités (Christine Boutin [27] et Amar Lasfar [28]) lui apportent alors la contradiction, expliquant d’une part qu’il n’est pas normal qu’un sens unique, univoque et infamant ait été assigné au foulard, sans que les filles qui le portent n’aient voix au chapitre, d’autre part que la campagne anti-foulard a eu pour effet de stigmatiser toute une catégorie de la population française sur la base de préjugés et de phobies, enfin que cette loi a aussi eu pour effet d’exclure de nombreuses adolescentes qui souhaitaient pourtant rester scolarisées à l’école laïque. Le simple fait d’avoir à répondre à des objections semble énerver au plus haut point le sénateur : au lieu de contre-argumenter sur le terrain de ses interlocuteurs (la question de la signification donnée au voile, celle du droit à la parole pour les adolescentes voilées, celle de la légitimité de l’exclusion scolaire...), il hausse le ton et coupe court à toute discussion par ces mots lapidaires :
« Écoutez ! Notre manière de vivre, à nous les Français, c’est qu’on ne met pas de voile à l’école ! » [29]
Cette fin de non-recevoir, particulièrement violente et primaire, est emblématique tout d’abord de l’incapacité des élites politiques françaises à accepter le dialogue, c’est-à-dire l’échange d’arguments d’égal à égal, surtout lorsque l’objet du débat et / ou les interlocuteurs ont à voir avec « l’immigration », le « monde arabe » ou « l’Islam ».
Elle est plus profondément emblématique des contradictions du discours « républicaniste » qui sert de viatique aux classes dirigeantes françaises : un monologue suave, mielleux, voire lénifiant, qui affiche volontiers sa « générosité », mais qui se transforme en violente invective ou en rappel à l’ordre implacable dès que des « immigrés » ou des « issus de l’immigration » s’invitent dans le monologue pour contester, dénoncer, et exiger que les pétitions de principe universalistes, libertaires et égalitaires trouvent une traduction dans la réalité.
La réaction de Jean-Luc Mélenchon est enfin emblématique de la profonde contradiction d’un système politique qui use et abuse des mots de l’universalisme (liberté et « respect » des convictions « de tous », « égalité » de traitement « quelle que soit » l’origine ou la croyance « de chacun », refus de la « discrimination » et de « l’enfermement communautaire », etc.) mais de manière totalement abstraite, sans jamais chercher à les incarner dans une quelconque réalité sociale. Un système politique qui, lorsqu’il se confronte à la réalité, passe avec une étonnante facilité de ce registre de l’universalisme abstrait à un registre diamétralement opposé : celui du particularisme, du « communautarisme », de l’affirmation identitaire la plus bornée et la plus agressive - car, enfin, faire de « notre manière de vivre, à nous les Français » le fondement d’une loi censée s’appliquer à tous les élèves, c’est l’attitude la moins universaliste et la plus identitaire qu’on puisse concevoir.
Le second moment où je vois s’opérer le passage d’une laïcité égalitaire (fondée sur l’égalité) à une laïcité identitaire (fondée sur l’ identité) est un propos d’Henri Pena-Ruiz, philosophe qui a été, au sein de la Commission Stasi et dans les médias, l’un des plus ardents militants en faveur de la loi de 2004. Au cours d’un débat public [30], Henri Pena-Ruiz a déclaré la chose suivante - qui a été souvent redite par d’autres partisans de la loi anti-foulard :
« Je n’ai pas à savoir, en tant qu’enseignant, si mes élèves sont juifs, chrétiens, musulmans, athées ou autres. Car, je dois les traiter tous comme des élèves égaux. »
Ce qui est intéressant dans ce propos, c’est que la révolution conservatrice n’est pas pleinement assumée : l’égalitarisme n’est pas dénigré comme il peut l’être dans certains discours réactionnaires et « identitaires » (d’Alain de Benoist à Alain Finkielkraut) [31] ; il est au contraire revendiqué comme étant la fin ultime ; inversement, le ressort identitaire de la position prohibitionniste n’est pas revendiqué, il est au contraire totalement dénié, l’essentiel du discours d’Henri Péna-Ruiz consistant précisément à opposer la majesté de « l’Universalisme » aux ténèbres du « particularisme », du « communautarisme » ou de l’enfermement « identitaire ». Nous ne sommes donc pas dans un discours clairement « identitaire » comme peut l’être celui de la droite extrême ou des « néo-conservateurs », mais au cœur de la contradiction du républicanisme français : un particularisme dominant s’identifie à « l’Universel », et une logique identitaire s’exprime dans les termes du discours égalitaire.
En effet, le propos d’Henri Péna Ruiz, en confondant de manière quasi-enfantine [32] la notion d’égalité et celle d’identité, manifeste une totale méconnaissance de la logique égalitaire, et de la manière dont elle implique l’émergence, l’expression et la confrontation des différences. En effet : en quoi le fait de connaître une différence (par exemple de savoir qu’untel est juif, qu’untel est musulman, qu’untel est croyant, qu’untel ne l’est pas) empêche-t-il de traiter chacun de manière égale ? La différence ne s’oppose pas à l’égalité mais à l’identité. Ce qui est antinomique de « différent », c’est « identique » : « égal » n’est pas antinomique de « différent », mais d’ « inégal ». Confondre la question « égalité / inégalité » et la question « identité / différence », faire de l’identité une condition de l’égalité, considérer comme impossible l’égalité entre deux êtres différents, considérer qu’une différence se traduit nécessairement par une inégalité, c’est le propre de la pensée raciste. J’ai donc répondu, lors du débat, la chose suivante :
Je suis professeur en lycée, et que le foulard soit interdit ou pas, rien n’empêchera que je sache ce que sont mes élèves. Ils ont mille manières de l’exprimer - et je ne crois pas que cette expression « identitaire » soit en elle même un mal. J’ai même tendance à penser qu’il est bon qu’un professeur connaisse ses élèves, qu’il sache qui ils sont - en d’autres termes qu’il connaisse leurs identités, qu’il s’agisse d’identité religieuse ou d’autres traits identitaires ( ce n’est pas l’expression identitaire qui est dangereuse, mais seulement l’imposition aux autres d’une norme identitaire). Mais surtout : le fait de connaître une « différence », de savoir par exemple que les uns croient et les autres pas, que les uns sont musulmans et les autres autre chose, ne m’a jamais empêché de les traiter en égaux. Si le fait de connaître une différence entre deux personnes vous empêche de les traiter de manière égale, le problème n’est pas ce que l’élève porte sur sa tête, c’est ce qu’il y a dans la vôtre. Et cela s’appelle le racisme.