Une des manifestations les plus marquantes de cet ethnocentrisme est celui des théories, débats et autres qui s’interrogent sur la compatibilité entre islam et République. Cette interrogation, qui n’a pas lieu d’être puisqu’aujourd’hui des centaines de milliers de musulmans vivent sous ce régime [2], révèle une conception ethnocentrée de ce qu’est le républicanisme.
Accusés de ne pas s’intégrer, les musulmans sont taxés de « communautarisme ». Cette accusation, qui nie la réciprocité du processus dialectique et le rôle fondamental du regard majoritaire qui fixe les identités « eux/nous » mérite que nous nous y arrêtions. Comme l’explique Laurent Levy :
« Si l’on peut discuter longuement de ce que l’on désigne par ce mot, « communautarisme », il demeure qu’il correspond à des réalités incertaines dans leur contours, dans leur substance, dans leur homogénéité – bref, que sa pertinence est discutable. Son rejet – le rejet du spectre – est par contre une réalité tangible, certaine, quotidienne, parfaitement identifiable, et donc en fin de compte bien plus riche de sens que le spectre lui-même. » [3]
C’est pourquoi, tout comme Laurent Lévy, « plus que le communautarisme, c’est l’anticommunautarisme qui nous retiendra ici. » [4] Cet anticommunautarisme, qui s’explique par une relation fantasmatique à la société française accusée de « multiculturalisme » ou encore de promouvoir l’existence de lobbies ethniques, se traduit par des appels répétés au « sursaut républicain et national » contre le communautarisme pour retrouver les valeurs de cohésion – liberté, laïcité... Le républicanisme, qui n’avait de sens que dans son opposition au monarchisme ou au féodalisme, se retrouve face à un nouvel adversaire : le communautarisme.
Communautarisme majoritaire et essentialisation de l’Autre
Cependant, et comme le souligne Laurent Lévy, cet « anticommunautarisme » est en fait le reflet d’un communautarisme majoritaire et qui, parce que majoritaire, s’oublie :
« Invisible car majoritaire, il est en position d’imposer l’invisibilité à tout ce qui n’entre pas dans son moule. Il peut, et ne s’en prive pas, se définir comme normal – renvoyant le reste de l’humanité à l’anormal ; universel – le renvoyant au particulier ; comme légitime – le renvoyant au parasite ; comme naturel – le renvoyant à l’ostentatoire. » [5]
La loi sur « l’interdiction des signes ostentatoires » à l’école, qui visait plus spécifiquement le voile islamique prend alors tout son sens :
« ce n’est pas l’amour de l’universel républicain qui cimente une grande partie du camp prohibitionniste, mais un communautarisme majoritaire, intolérant face aux manifestations sociales d’une altérité religieuse et culturelle » [6].
Laurent Lévy conclut :
« Pour faire vite, on remarquera que seules les identités dans lesquelles la doxa dominante considère que chacune et chacun pourrait aisément se reconnaître – bref, les identités “normales” – apparaitront en définitive comme licites. Quant aux autres, le sentiment identitaire qui les manifeste sera considéré comme “communautariste”. (…) Ainsi, le discours de l’anticommunautarisme discrimine sans le dire identités acceptables et identités inacceptables. » [7]
« Le communautarisme, c’est cette chose inacceptable qui a lieu dès que plus de trois Arabes sont au même endroit et parlent ensemble. » [8]
Il convient de revenir sur les effets de l’accusation de communautarisme adressée à l’encontre des musulmans. Soupçonnés d’être « incompatibles » avec la République, ils se trouvent sommés de fournir des gages de leur citoyenneté et de leur francité – injonction paradoxale puisqu’ils sont en même temps systématiquement renvoyés à leur islamité [9]. L’accusation de communautarisme participe de ce fait elle-même à communautariser les musulmans.
Cette communautarisation va de pair avec un autre traitement caractéristique : l’essentialisation. L’essentialisation de l’islam tout d’abord, que révèlent les théories sur un islam par essence incompatible avec la république. Comme l’explique Jean-François Bayard, on ne peut pas en effet isoler l’islam des « interactions mutuelles généralisées » avec d’autres facteurs, économiques, politiques, sociaux :
« La question de la “compatibilité” de l’islam et de la République française, pour parler comme M. de Villiers, se pose alors différemment que dans l’une de ces psychomachies dont nous raffolons. Tout simplement, répétons-le, parce que l’islam, qu’il soit “de” France ou “en” France, n’existe pas. Il n’est que des musulmans, dont les pratiques sociales sont plurielles et contradictoires, et qui sont en interaction mutuelle généralisée avec le reste de la société, par l’école, le travail, le syndicalisme, la santé publique, le sport, le marché, la consommation, la politique et, last but not least,le mariage, le concubinage ou les relations sexuelles. » [10]
Ceci nous conduit à une autre forme d’essentialisation, celle qui consiste à utiliser le terme « islam » pour désigner « les musulmans », et à réduire ainsi la diversité des musulmans à une religion pourtant hétérogène. C’est cette essentialisation que révèle le célèbre échange entre le boxeur Mohammed Ali et un journaliste après les attentats du 11 septembre 2001 :
« Comment vous sentez-vous à l’idée que vous partagez avec les suspects arrêtés par le FBI la même foi ?
- Et vous, rétorqua-t-il, comment vous sentez-vous à l’idée qu’Hitler partageait la votre ? » [11]
Comme l’explique Vincent Geisser :
« Le musulman paisible de la mosquée de Bordeaux ou la jeune fille voilée d’un collège lillois [deviennent] les éléments visibles d’un ensemble faisant problème et qui légitime pleinement que l’on entretiennent à leurs égards une forme de suspicion permanente, sous couvert de « vigilence républicaine ». Le glissement du combat idéologique vers l’islamo-terrorisme à l’islamophobie devient alors possible. » [12]
Cette essentialisation permet l’instauration d’une « responsabilité collective » des musulmans auxquels est adressée, même implicitement comme le montre l’exemple de Mohammed Ali, l’injonction à se distinguer des intégristes ou des terroristes [13].
L’essentialisation de l’islam et des musulmans, en réduisant la personne musulmane à sa croyance, participe de la négation des autres traits identitaires (sociaux, économiques, politiques, psychologiques, etc.) de la personne musulmane. Comme l’observe Vincent Geisser, l’emploi du terme « musulman » a supplanté depuis vingt ans d’autres référents, nationaux, régionaux ou culturels utilisés pour désigner des minorités issues de la colonisation ou de l’immigration postcoloniale [14]. Le rôle joué par une institution comme le CFCM illustre également cette réduction du musulman à sa croyance : lancée à l’initiative du ministère de l’intérieur, cette institution censée représenter les musulmans ne représente en réalité que les personnes qui fréquentent la mosquée. Témoignant d’une vision réductrice du culte musulman, elle laisse ainsi de côté la plupart des musulmans vivant en France ayant une conception différente de leur islamité.
Cette essentialisation, cette « communautarisation par le haut » [15], cette « assignation communautaire par le regard de l’Autre majoritaire » [16], participent à la construction d’identités conservatrices, à une « islamisation » qu’on prétend par ailleurs vouloir éviter, à une « auto-assignation du regard minoritaire sur lui-même » [17]. Autant de conséquences du mythe républicain...