Premier extrait : Sortir du modèle médical du handicap
Deuxième extrait : Le mythe de la capacité
L’universitaire étasunienne Sami Schalk souligne dans un article comment le féminisme utilise le vocabulaire du handicap pour parler du patriarcat :
« Quand les féministes utilisent les métaphores du handicap pour représenter les effets négatifs du patriarcat, elles conceptualisent et positionnent théoriquement le féminisme en opposition au handicap. […] Cela laisse entendre que le féminisme a deux buts : en finir avec le patriarcat et éradiquer le handicap. […] L’utilisation des métaphores du handicap promeut une idéologie du handicap comme une forme négative de l’incarnation. Ces métaphores présentent le handicap comme invariablement mauvais, indésirable, pitoyable, douloureux, etc. […] Les expériences valides sont considérées comme le socle universel des métaphores, même si toutes les personnes qui (pour l’instant) voient, entendent, parlent et marchent ne performent pas et n’expérimentent pas ces actions exactement de la même manière. » [1]
Le handicap est, de façon générale, utilisé en tant que ressource métaphorique pour illustrer des situations négatives. Qui a déjà considéré la portée validiste d’expressions comme « être paralysée de peur », « être handicapée par quelque chose », « être aveugle » quand on ne voit pas un élément évident, « être débile »… Tous ces exemples renvoient au manque, à la privation, associant naturellement le handicap à la dépréciation. Ce validisme langagier est un impensé collectif que les personnes mobilisent dans leur militantisme sans remettre en cause l’effet de domination qu’il produit.
Dans le milieu queer, pourtant fondé sur une remise en question des normes sexuelles, genrées…, les mêmes injonctions à la validité prédominent. Dans une interview donnée en décembre 2020 au site Friction Magazine, la féministe et écrivaine Daria Marx fait également ce constat à propos de la grossophobie :
« J’entends des militant·e·s identifiés queer proclamer que tous les corps sont beaux et désirables (je ne suis pas d’accord), et pourtant ils et elles ne fréquentent que des gens parfaitement normés, tant dans l’intime que dans le cercle visible de leurs amitiés. J’ai souvent eu l’impression d’être la grosse de service, tokenisée pour remplir les cases d’un bingo de la diversité. » [2]
En ce qui concerne les personnes handicapées, la présence dans l’espace militant des corps handicapés est bien sûr freinée par l’absence d’accessibilité de nombreux lieux, mais, au‑delà de ça, y règne la même indifférence, la même incompréhension, la même dévalorisation que dans la société en général. Si les corps handicapés peuvent en théorie être acceptés dans les milieux queers, ils y sont en réalité uniquement tolérés mais pas pleinement intégrés. Beaucoup de peurs restent associées au handicap, y compris chez les militantes queers qui, encore une fois, ont du mal à considérer les corps handicapés comme tout aussi valables, notamment dans leur capacité à défaire ces normes si étouffantes.
Le sujet a d’ailleurs été abordé lors de la discussion de la conférence de clôture de la Queer Week de 2015, où des militantes s’interrogeaient sur le militantisme féministe et queer sur Internet. Une des intervenantes était en situation de handicap et Internet était pour elle un outil essentiel à son militantisme. N’est‑ce pas justement un moyen de combattre le validisme présent dans le monde militant en diffusant son message autrement ?
La question de l’absence de prise en compte du handicap dans le militantisme, qui aboutit souvent à du validisme, interroge sur la construction même des formes de militantisme et de leur possible adaptation aux personnes handicapées. Au‑delà, en effet, d’une ignorance de ces problématiques qui condamne le militantisme à être inondé de pratiques validistes, il s’agit de réfléchir à, et donc de créer, d’autres formes de militantisme novatrices.
Occuper l’espace est un enjeu important du militantisme, mais c’est aussi souvent un problème pour les personnes handicapées. Les formats « manifestation », « occupation », « action coup de poing » ou même « meeting » nécessitent un accès à l’espace public, aussi bien à la rue, aux bâtiments qu’aux discours mêmes des intervenantes, mais aussi une rapidité d’action qui est le plus souvent entravée pour les personnes handicapées par de multiples obstacles.
Face à ce constat, donner plus importante à Internet dans le militantisme, notamment à travers les réseaux sociaux, est une piste à explorer pour promouvoir une nouvelle forme d’activisme adaptée aux personnes handicapées. L’espace, devenu dématérialisé, n’a plus de marches infranchissables pour un individu en fauteuil, et la possibilité d’utiliser ses propres outils supprime par exemple les difficultés pour une personne malentendante de comprendre un discours oral.
Le retentissement croissant de blogs, sites ou autres chaînes publiques des réseaux sociaux de plus en plus nombreux est une formidable opportunité pour les personnes handicapées de développer un militantisme où leurs propos sont susceptibles d’atteindre une large audience. La mise en place de meetings via Internet, comme celui organisé par le réseau français pour la vie autonome le 6 avril 2018 (bien avant la pandémie), est aussi un moyen auquel font de plus en plus appel les personnes handicapées pour construire leur éducation militante, échanger entre elles et bâtir un réseau essentiel au développement de leurs actions. Là encore, la possibilité d’utiliser les réseaux sociaux et la Toile abolit les problèmes de déplacement, d’accès aux lieux de rendez‑vous ou de communication.
Internet a été un outil essentiel pour permettre le développement de collectifs de personnes handicapées qui n’auraient sûrement pas pris cette ampleur, du moins pas aussi vite, sans ce moyen technologique. Comme me le confiait Elisa Rojas à propos du CLHEE dans une interview que j’ai menée pour le webzine Les Ourses à plumes auquel je participe depuis plusieurs années :
« Je ne sais pas comment on aurait fait sans les réseaux sociaux pour créer un collectif comme celui qu’on a créé. C’est vraiment la magie des réseaux sociaux, et en plus ça continue, ça fait boule de neige puisqu’on étend le réseau chaque jour davantage. Pour nous qui avons des difficultés de déplacement, ça change totalement la donne. » [3]
C’est aussi grâce à Internet que s’est monté le collectif handiféministe Les Dévalideuses que j’ai intégré en janvier 2020. Fondé par Céline Extenso à partir d’un appel diffusé via les réseaux sociaux, ce collectif non mixte (pas de personnes valides ni d’hommes cis handicapés) souhaite créer des espaces pour que les personnes concernées puissent se réapproprier la parole, diffuser leurs idées dans la sphère publique et prendre les décisions qui les concernent. La mise en avant de la culture crip par Les Dévalideuses constitue également un enjeu important pour porter une histoire commune, avec des figures modèles, source de fierté communautaire, comme Patty Berne, Judith Heumann, Loree Erikson, et tant d’autres dont j’ai tenté de rassembler les noms dans mon Dictionnaire crip autopublié [4]