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Usages langagiers, pratiques militantes : l’impensé validiste

Réflexions sur la question handi

par Charlotte Puiseux
31 décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous publions chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Le livre du jour, intitulé De chair et de fer, est une autobiographie pour ainsi dire totale : en 160 pages à la première personne, c’est à la fois un récit de vie, une socio-analyse, une autobiographie intellectuelle et politique qui nous est proposée. De page en page, on découvre dans toute leur étendue la violence du handicap en même temps que la puissance de la combattante, mais on comprend surtout que ni cette violence ni la capacité de résistance qui lui fait face n’ont rien d’un simple donné naturel. « Dès l’instant où je suis née, nous dit l’autrice Charlotte Puiseux, j’ai porté sur moi les marques évidentes du handicap. Ma relégation aux marges de la société s’est alors installée irrémédiablement et il semblait naturel que mon existence se déroule en bas de la hiérarchie des vies humaines. Mais ce destin tragique n’a rien de naturel : il est écrit par une société qui érige des normes à coups de mesures légales et d’examens médicaux et exclut certains corps, certaines vies. ». C’est sur ces normes que le livre de Charlotte Puiseux vient d’un même mouvement nous interroger et nous instruire, et sur leur caractère arbitraire et changeant – en un mot : leur historicité. Sous la paresseuse « évidence » du destin biologique, c’est tout un système idéologique qui se fait jour, que l’autrice nomme par son nom : le validisme. Au-delà de l’effet – au demeurant saisissant, et en lui-même admirable – de révélation, de visibilisation et de dénonciation, l’autrice déroule une analyse aussi rigoureuse dans les concepts mobilisés que précise, concrète et incarnée, qui nous permet d’entrevoir l’enfer social que nos sociétés validistes infligent aux « mauvais corps » à tous les niveaux de leurs existence – qu’il s’agisse d’aller à l’école, de travailler, de se loger, d’accéder à la culture, aux loisirs, aux « sorties », de nouer des relations amicales et amoureuses, de militer, d’élever des enfants… La force du livre est enfin de nous rappeler que la puissance de résister n’est pas une affaire plus naturelle et individuelle que l’impuissance liée au handicap : de même que ce sont des structures sociales qui produisent et entretiennent l’impuissance, ce sont aussi les rapports sociaux qui rendent plus ou moins possible la résistance. Ce sont, notamment, des lectures, des rencontres, des liens, des expériences collectives qui aident à la fois à supporter, comprendre et combattre l’expérience vécue de « l’entravement ». Que les liens soient familiaux, amicaux, amoureux, militants, ils sont à l’honneur dans ce livre qui récuse avec force la posture de la « super-résiliente », souvent attendue comme gage de « bon·ne handicapé·e », qui ne se plaint pas et trouve « au fond d’elle-même » la force de toujours se surpasser. C’est l’un des grands intérêts du livre de Charlotte Puiseux : en même temps qu’il nous familiarise avec des concepts, des grilles d’analyse et des courants de pensée encore trop marginaux (comme les disability studies et les mouvements crip), il nous raconte par quels chemins – et grâce à quel·le·s « passeurs » ou « passeuses », quels « détours » et quelles « intersections » – l’autrice y est elle-même parvenue. On l’aura compris : cette lecture est indispensable. En voici, pour finir de s’en convaincre, un troisième et dernier extrait, tiré du chapitre 4. Il pointe des habitudes militantes profondément ancrées et jamais questionnées jusqu’à présent (y compris ici même), et pourtant problématiques.

Premier extrait : Sortir du modèle médical du handicap

Deuxième extrait : Le mythe de la capacité

L’universitaire étasunienne Sami Schalk souligne dans un article comment le féminisme utilise le vocabulaire du handicap pour parler du patriarcat :

« Quand les féministes utilisent les métaphores du handicap pour représenter les effets négatifs du patriarcat, elles conceptualisent et positionnent théoriquement le féminisme en opposition au handicap. […] Cela laisse entendre que le féminisme a deux buts : en finir avec le patriarcat et éradiquer le handicap. […] L’utilisation des métaphores du handicap promeut une idéologie du handicap comme une forme négative de l’incarnation. Ces métaphores présentent le handicap comme invariablement mauvais, indésirable, pitoyable, douloureux, etc. […] Les expériences valides sont considérées comme le socle universel des métaphores, même si toutes les personnes qui (pour l’instant) voient, entendent, parlent et marchent ne performent pas et n’expérimentent pas ces actions exactement de la même manière. » [1]

Le handicap est, de façon générale, utilisé en tant que ressource métaphorique pour illustrer des situations négatives. Qui a déjà considéré la portée validiste d’expressions comme « être paralysée de peur », « être handicapée par quelque chose », « être aveugle » quand on ne voit pas un élément évident, « être débile »… Tous ces exemples renvoient au manque, à la privation, associant naturellement le handicap à la dépréciation. Ce validisme langagier est un impensé collectif que les personnes mobilisent dans leur militantisme sans remettre en cause l’effet de domination qu’il produit.

Dans le milieu queer, pourtant fondé sur une remise en question des normes sexuelles, genrées…, les mêmes injonctions à la validité prédominent. Dans une interview donnée en décembre 2020 au site Friction Magazine, la féministe et écrivaine Daria Marx fait également ce constat à propos de la grossophobie :

« J’entends des militant·e·s identifiés queer proclamer que tous les corps sont beaux et désirables (je ne suis pas d’accord), et pourtant ils et elles ne fréquentent que des gens parfaitement normés, tant dans l’intime que dans le cercle visible de leurs amitiés. J’ai souvent eu l’impression d’être la grosse de service, tokenisée pour remplir les cases d’un bingo de la diversité. » [2]

En ce qui concerne les personnes handicapées, la présence dans l’espace militant des corps handicapés est bien sûr freinée par l’absence d’accessibilité de nombreux lieux, mais, au‑delà de ça, y règne la même indifférence, la même incompréhension, la même dévalorisation que dans la société en général. Si les corps handicapés peuvent en théorie être acceptés dans les milieux queers, ils y sont en réalité uniquement tolérés mais pas pleinement intégrés. Beaucoup de peurs restent associées au handicap, y compris chez les militantes queers qui, encore une fois, ont du mal à considérer les corps handicapés comme tout aussi valables, notamment dans leur capacité à défaire ces normes si étouffantes.

Le sujet a d’ailleurs été abordé lors de la discussion de la conférence de clôture de la Queer Week de 2015, où des militantes s’interrogeaient sur le militantisme féministe et queer sur Internet. Une des intervenantes était en situation de handicap et Internet était pour elle un outil essentiel à son militantisme. N’est‑ce pas justement un moyen de combattre le validisme présent dans le monde militant en diffusant son message autrement ?

La question de l’absence de prise en compte du handicap dans le militantisme, qui aboutit souvent à du validisme, interroge sur la construction même des formes de militantisme et de leur possible adaptation aux personnes handicapées. Au‑delà, en effet, d’une ignorance de ces problématiques qui condamne le militantisme à être inondé de pratiques validistes, il s’agit de réfléchir à, et donc de créer, d’autres formes de militantisme novatrices.

Occuper l’espace est un enjeu important du militantisme, mais c’est aussi souvent un problème pour les personnes handicapées. Les formats « manifestation », « occupation », « action coup de poing » ou même « meeting » nécessitent un accès à l’espace public, aussi bien à la rue, aux bâtiments qu’aux discours mêmes des intervenantes, mais aussi une rapidité d’action qui est le plus souvent entravée pour les personnes handicapées par de multiples obstacles.

Face à ce constat, donner plus importante à Internet dans le militantisme, notamment à travers les réseaux sociaux, est une piste à explorer pour promouvoir une nouvelle forme d’activisme adaptée aux personnes handicapées. L’espace, devenu dématérialisé, n’a plus de marches infranchissables pour un individu en fauteuil, et la possibilité d’utiliser ses propres outils supprime par exemple les difficultés pour une personne malentendante de comprendre un discours oral.

Le retentissement croissant de blogs, sites ou autres chaînes publiques des réseaux sociaux de plus en plus nombreux est une formidable opportunité pour les personnes handicapées de développer un militantisme où leurs propos sont susceptibles d’atteindre une large audience. La mise en place de meetings via Internet, comme celui organisé par le réseau français pour la vie autonome le 6 avril 2018 (bien avant la pandémie), est aussi un moyen auquel font de plus en plus appel les personnes handicapées pour construire leur éducation militante, échanger entre elles et bâtir un réseau essentiel au développement de leurs actions. Là encore, la possibilité d’utiliser les réseaux sociaux et la Toile abolit les problèmes de déplacement, d’accès aux lieux de rendez‑vous ou de communication.

Internet a été un outil essentiel pour permettre le développement de collectifs de personnes handicapées qui n’auraient sûrement pas pris cette ampleur, du moins pas aussi vite, sans ce moyen technologique. Comme me le confiait Elisa Rojas à propos du CLHEE dans une interview que j’ai menée pour le webzine Les Ourses à plumes auquel je participe depuis plusieurs années :

« Je ne sais pas comment on aurait fait sans les réseaux sociaux pour créer un collectif comme celui qu’on a créé. C’est vraiment la magie des réseaux sociaux, et en plus ça continue, ça fait boule de neige puisqu’on étend le réseau chaque jour davantage. Pour nous qui avons des difficultés de déplacement, ça change totalement la donne. » [3]

C’est aussi grâce à Internet que s’est monté le collectif handiféministe Les Dévalideuses que j’ai intégré en janvier 2020. Fondé par Céline Extenso à partir d’un appel diffusé via les réseaux sociaux, ce collectif non mixte (pas de personnes valides ni d’hommes cis handicapés) souhaite créer des espaces pour que les personnes concernées puissent se réapproprier la parole, diffuser leurs idées dans la sphère publique et prendre les décisions qui les concernent. La mise en avant de la culture crip par Les Dévalideuses constitue également un enjeu important pour porter une histoire commune, avec des figures modèles, source de fierté communautaire, comme Patty Berne, Judith Heumann, Loree Erikson, et tant d’autres dont j’ai tenté de rassembler les noms dans mon Dictionnaire crip autopublié [4]

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Charlotte Puiseux, De chair et de fer. Vivre et lutter dans une société validiste. Nous le reprenons avec l’amicale autorisation des Éditions La Découverte. Le titre de cet extrait est ajouté par le Collectif Les mots sont importants.

Table des matières

Introduction. De chair, de fer et d’encre

1. Grandir à l’ombre du validisme

Ma colonne brisée

Une valide ratée

2. Acquérir les bons mots : une politisation progressive du handicap

Les premières expériences militantes

Sortir du modèle médical du handicap

Replacer le handicap comme un enjeu sociopolitique

Que signifie véritablement « être handicapée » ?

3. Vivre, évoluer et se construire à Validitéland

Faire du handicap une fierté

Le mythe de la capacité

Lutter contre un système global

4. Un antivalidisme féministe, queer et intersectionnel

Handicapée et femme

Queeriser le handicap

Validisme partout, justice nulle part !

Un nouvel enjeu crip : la parentalité

5. Franchir les frontières entre handicap et validité

Psychologie du validisme

Le coronavirus, miroir grossissant du validisme

Conclusion. Un monde où grondent nos colères.

Notes

[1Sami Schalk, « Metaphorically speaking. Ableist metaphors in feminist writing », Disability Studies Quarterly, vol. 33, n° 4, 2013 (ma traduction).

[2Lickie McGuire, « Sortir le corps gros de l’hétéro‑patriarcat : entretien avec Daria Marx », Friction‑Magazine.fr, décembre 2020.

[3Charlotte Puiseux, « Mister T et moi : amour, gloire, beauté et anti‑validisme », Les Ourses à plumes, 17 novembre

[4Vous pouvez le trouver sur mon site : <https://charlottepuiseux.> .