Un jour lors d’une discussion avec des amis militants (des hommes), alors que nous parlions du féminisme, l’un d’entre eux m’a dit : mais le féminisme c’est une lutte de bourgeoises. Un moment fondateur dans mon histoire compliquée avec l’extrême-gauche. Sous une forme plus en phase avec le langage actuel, on entend aujourd’hui un argument similaire – l’argument de la classe sociale – pour disqualifier le refus de manger des animaux : ce serait « un truc de bobo ».
1) Mais que se joue derrière cette critique des privilégies ? N’y a-t-il la défense d’autres privilèges ? Il est d’abord difficile de ne pas voir dans cet argument la stratégie classique visant à réaffirmer l’autorité et la légitimité ultime d’une lutte, la lutte des classes [1], les autres étant reléguées au statut de luttes « secondaires », « minoritaires », « sociétales ». C’est désolant, mais, à rebours de toutes les avancées politiques et théoriques des dernières années, cette manière de voir a la vie dure à gauche.
2) Ensuite disons-le clairement : Les bobos n’existent pas. L’incrimination des « bobos » est une construction idéologique venant discréditer des postures de gauche ou tout simplement humanistes, au nom d’une vision réactionnaire du peuple, forcément sexiste, homophobe, raciste et spéciste (comme s’il n’y avait pas de femmes, de gais, de lesbiennes, de noirs, d’arabes, de végétariens parmi les classes populaires). Pour un démontage du terme « bobo », voir ici.
3) En réalité, les classes supérieures n’ont pas renoncé à manger de la viande : pas du poulet fumé de chez Dia et des raviolis en boîte, mais plutôt du rôti de boeuf certifié bio et du poulet de Bresse élevé en plein air. Manger de la viande, ce n’est donc pas s’adonner à un plaisir spécifiquement populaire. Mais si on tient absolument à voir du social dans les pratiques alimentaires, on peut tout autant dire que, presque dire que, volontairement ou non, consciemment ou non, c’est aussi, quelque part, communier avec une certaine idée de la France : le pays du pâté en croûte et du poulet familial du dimanche, d’un certain « art de vivre » qui passe, par exemple, par les blagues sexistes (ou racistes ou homophobes ou les trois à la fois) en fin de repas arrosé. En d’autres termes, la consommation de viande n’a pas une dimension plus « ouvrière » que « nationale ».
4) Un « discours de bobo » ? Et alors ? Si ça fait diminuer les morts et les souffrances.
5) C’est vrai, le bio est devenu un marqueur de classe et un outil de gentrification des quartiers populaires. Le combat pour la nourriture « saine » et « équilibrée » sert à disqualifier les pauvres, incapables, soit disant, de bien se nourrir, et qui creusent le trou de la Sécu avec leur cholestérol et leurs maladies cardio-vasculaires. C’est vrai, le régime végétarien/vegan peut, de la même manière, être récupéré et mis au service d’une stratégie de distinction sociale.
Mais il n’y a rien de très nouveau là dedans. Nous l’avons déjà montré, nos élites savent adopter toutes sortes de langages émancipateurs, de l’antiracisme à l’antisexisme en passant par le sort des déshérités. On se proclame féministe quand il s’agit de dénoncer le sexisme de « banlieue ». On est laïcs tout en réservant la définition la plus tendancieuse et excluante de la laïcité aux Musulmans. Ou encore, on dépolitise la question sociale en plaidant la cause des « quartiers ». Bref, reprendre des discours émancipateurs en évacuant leur dimension subversive pour les retourner contre des groupes dominés est, malheureusement, un grand classique.
C’est à nous de nous y opposer, en articulant fermement les pratiques végétariennes/vegans à un discours anti-spéciste politique : on ne refuse pas de manger des animaux parce que c’est mauvais pour notre santé (même si s’occuper de soi et de son bien-être est tout à fait légitime), mais avant tout parce que c’est mauvais pour la vie des animaux. Car, alors que tant d’autres options sont possibles pour se nourrir sans renoncer aux plaisirs du goût, manger de la viande implique de tuer (et bien souvent torturer) d’autres êtres vivants.
6) Les anti-spécistes demandent la fermeture des abattoirs, et sont loin d’ignorer les conditions de travail particulièrement atroces des ouvriers et ouvrières qui y sont embauchées. Car à la pénibilité physique, aux longues heures de travail et aux salaires dérisoires s’ajoutent la tâche d’amener à la mort des animaux qui le comprennent très bien, les exécutions en chaîne, le dépeçage de bêtes encore vivantes.
Ce travail est atroce car il exige de refouler toute pitié, de s’endurcir, de se convaincre que la brutalité et la cruauté sont normales. Il exalte à cette fin une virilité étroitement liée à l’éloge de la viande, comme l’a bien montré Carol Adams. Seule l’idée d’une supériorité supposée des humains sur les animaux permet au final à ces travailleurs de tenir, non sans d’immenses souffrances [2].
Et c’est bien cette idée d’une supériorité et d’une différence irréductible, de nous êtres humains, qui permet aussi de supporter et de perpétuer toutes les violences du monde.