La domination adulte opprime profondément les jeunes. Les "enfants" sont aujourd’hui réputés particulièrement vulnérables et vivent sous l’emprise d’un statut de "mineur" qui, sous prétexte de protection, leur retire l’exercice des droits fondamentaux qui sont reconnus aux majeurs, aux "adultes". Ce statut de mineur entérine en fait de nombreuses sujétions et finalement de nombreuses violences. La famille est ainsi l’institution sociale la plus criminogène qui soit, mais l’école est aussi un lieu privilégié d’exercice d’un ordre adulte oppressif. Le livre d’Yves Bonnardel, La domination adulte, vient rappeler les nombreuses luttes - habituellement passées sous silence - menées par des "mineurs" contre leur condition, contre les discriminations fondées sur l’âge et pour l’égalité politique. Leur donnant la parole, il questionne aussi bien les idées d’enfance et de protection que celle de minorité. C’est aussi la notion même d’éducation qui est ici interrogée. Il nous convie de façon inédite à un véritable voyage révolutionnaire au sein des rapports adultes/enfants, dont notre vision du monde ne sort pas indemne. De ce livre utile, ré-ouvrant un champ de réflexion trop longtemps refermé, nous proposons un extrait, consacré à la notion de "bien de l’enfant", qui presque toujours accompagne et légitime la domination adulte.
Je ne m’appesantirai pas sur ces violences aux effets palpables, visibles, qui sont celles qui nous choquent le plus et qui sont de fait emblématiques de la condition d’enfance : les châtiments corporels sont en effet censés être désormais réservés aux enfants. Ils sont interdits et réprimés (au moins théoriquement) pour toute autre catégorie d’humains.
Cette violence physique envers les enfants est monnaie courante : fesser, déculotter, gifler, pincer, traîner de force, tirer par les bras, par les cheveux, par les jambes, fouetter, cogner, étrangler, enfermer, isoler, priver d’accès aux toilettes, de nourriture (ou de dessert, de télé, de sortie, d’argent de poche…) ou au contraire alimentation forcée... La liste semble infinie [1]. Olivier Maurel détaille également plus de soixante-dix mots populaires différents visant à décrire des modes de violence envers les enfants. À part peut-être à propos de sexe, je crois que dans aucun domaine ne se dénote pareille inventivité dans le vocabulaire. Un sondage SOFRES réalisé en France en 1999 pour l’association Éduquer sans frapper nous donne un aperçu de la généralité de la violence : 84% des personnes interrogées donnent des coups à leurs enfants [2].
Chaque année en France les parents tuent entre 400 et 700 mineurs (soit un ou deux par jour) [3] et en blessent corporellement sérieusement plusieurs dizaines de milliers. Soulignons-le : ce sont les parents, dans 93 à 96% des cas, qui sont responsables des violences physiques, cruautés mentales et négligences graves [4].
Les enfants appartiennent si bien à leurs géniteurs que ceux-ci ont le droit évident d’intervenir sur leurs corps et même de les mutiler [5] – notamment si cela permet de marquer leur appartenance à une lignée, une communauté, un genre, une religion, etc : je pense à la circoncision mais surtout à des pratiques réellement mutilantes comme l’excision et l’infibulation, ou encore des interventions médicales sur les enfants intersexués (pour adapter chirurgicalement leur sexe biologique à l’idée que l’on se fait de « l’un ou l’autre » sexe). De même, des parents n’hésitent pas à faire pratiquer des piercings, des tatouages et des opérations de chirurgie plastique sur leurs enfants... Ils en ont parfaitement le droit.
Autres types d’appropriation des corps, les violences sexuelles sont par contre censées faire aujourd’hui l’unanimité contre elles. On se donne pourtant bien peu les moyens de les contrer effectivement. Leur réalité est massive. Dans l’ensemble des pays « développés », « entre 5 et 10% des petites filles et adolescentes ont subi des agressions sexuelles par un homme de la famille ; ces données sont par ailleurs sous-estimées par rapport au phénomène, les recherches s’accordent toutes sur ce point [6]. » Dans 80% des cas, ce sont bel et bien les membres de la famille, père, puis mère ou beau-père le plus souvent qui sont auteurs d’abus sexuels. Dès l’âge de 4 ans, les abus sexuels deviennent la maltraitance principale pour les filles [7]. Les petits garçons aussi sont des victimes fréquentes, même si c’est en nombre moindre. Là encore, les conséquences sur la vie des innombrables personnes concernées sont très graves. Le phénomène, découvert et rendu public par le mouvement féministe, s’est révélé d’une telle ampleur qu’on ne peut continuer de parler innocemment d’abus : il est bien consubstantiel au pouvoir adulte et tout particulièrement patriarcal. Du droit de propriété a toujours découlé le droit de cuissage. Patrizia Romito détaille les très nombreuses stratégies suivies pour exonérer les hommes de la famille des violences et viols :
« Il s’avère que les hommes violents étant trop nombreux et trop “normaux” pour être criminalisés et punis, on a opté pour la stratégie consistant à médicaliser et professionnaliser le phénomène. À cet effet les experts ont inventé le concept de “familles incestueuses” pour couvrir […] “l’épouvantable réalité des enfants violés par leur père [8]”. »
L’auteure donne de nombreux autres exemples de ces stratégies du silence. Et c’est non seulement l’origine très majoritairement masculine des violences qui est généralement oblitérée, mais également leur fondement très majoritairement familial. Les médias et l’« opinion publique » continuent de focaliser l’attention générale et surtout l’indignation sur les violeurs « étrangers » à la famille, bien moins nombreux que ceux qu’on nomme les « proches ». En s’indignant ainsi sélectivement, on dispose quelques arbres pour cacher la forêt. Plus l’indignation est violente, d’ailleurs, plus il semble qu’on devienne incapable de démêler les causes structurelles du désastre pour ne plus focaliser que sur les auteurs individuels, criminalisés et pathologisés. Ceux-là sont l’objet d’une mise en scène collective haineuse qui déboucherait volontiers sur un lynchage, quand les pères ou oncles, frères, grands-pères et « amis de la famille » par contre sont protégés par une omerta générale.
Personne quasiment ne semble songer à pointer du doigt les structures sociales qui organisent les conditions de subordination (la condition féminine et la condition de l’enfance) qui sont les préalables nécessaires des viols et des violences. C’est pourtant le patriarcat, c’est-à-dire plus précisément en ce qui nous concerne ici la structure familiale et le statut de mineur qui sont en ce domaine les institutions criminelles, en tant qu’ils garantissent aux abuseurs leur pouvoir et leur impunité et privent les victimes potentielles de toute possibilité de résistance.
Si l’on excepte les violences sexuelles, bon nombre des autres violences infligées se justifient par l’éducation. De fait, la quasi-totalité des modèles éducatifs ou pédagogiques prônent, et c’est tout à fait logique, le recours à une forme de violence ou une autre. On parle ainsi avec raison de « la violence éducative ordinaire », dans laquelle on inclut depuis peu, outre les violences physiques, les violences psychologiques.
Les adultes parlent volontiers de punition – un mot qui est usité surtout au sujet des « enfants » (les psys, le personnel judiciaire et les travailleurs sociaux parlent plutôt de « sanction » lorsqu’ils évoquent des adultes). Un mot pour désigner des violences, tout bonnement. Quel que soit le mot, dans la vie des mineurs rien n’est plus courant que ces « punitions » : à vrai dire, dans la plupart des familles, ils sont punis à tour de bras. Avec cette idée de punition, les adultes tentent de rendre la domination qu’ils exercent légitime. Les enfants fauteraient en désobéissant, ou en vivant tout simplement (en bougeant, en faisant « du bruit », en levant les yeux, etc.), et leur faute attirerait un juste châtiment. Rhétorique propre à toutes les dominations. Catherine Baker, dans un livre intitulé fort justement Pourquoi faudrait-il punir ? [9], montre bien qu’il n’existe aucune justification soutenable à l’idée de punition. Son livre n’aborde la punition qu’à travers l’idée de régulation pénale du social, à savoir ce qu’on appelle le système pénal, mais ses critiques fondamentales valent bien sûr tout autant pour les punitions exercées à l’encontre des mineurs qu’à l’encontre des criminels.
Qui aime bien châtie bien. C’est ce que dis(ai)ent aussi les maris à leur femme. Un petit livret contre la maltraitance censé s’adresser aux enfants s’emploie dès la première page à mettre les choses au clair en titrant :
« Il ne faut pas confondre punition et mauvais traitement [10] ».
Il prévient d’emblée tout dangereux dérapage d’interprétation :
« Tu as besoin de parler et d’être écouté. Tu sais qu’une punition si elle est justifiée n’est pas un mauvais traitement. Quand elle est juste, c’est une marque d’intérêt, une preuve d’amour. »
Il ne s’agirait pas que l’enfant à qui l’on s’adresse refuse les punitions, ni non plus qu’il en veuille à ses parents. L’essentiel étant ainsi clarifié et réaffirmé, on peut maintenant parler des maltraitances. Le livret en profite alors pour rappeler l’article 19 de la Convention des de l’Enfant, qui stipule pourtant que « les États parties prennent toutes les mesures législatives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence (sic !), d’atteinte ou de brutalités physiques et mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitement ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié. » On vient de voir comment la Déclaration est interprétée, non seulement par l’État, mais tout aussi bien par les associations de protection de l’enfance signataires !
L’imprégnation à la violence
« Rien de mystérieux et d’inévitable dans l’invisibilité et le silence sur les violences subies ou agies, tout est affaire de pratique, donc de logique et de pédagogie. Idem pour la violence psychologique et la violence physique. […] Les gifles ou les fessées que l’on reçoit de ses parents pour nous apprendre à écouter les adultes et en réaction à une bêtise qu’on a faite, nous font intérioriser dès l’enfance la justification de la violence. […] Le tabou sur la violence conjugale s’explique par la gêne généralisée à dénoncer quelque chose qu’on s’est tous habitué à taire et dont la révélation est empêchée par le poids successif des mille et une expériences antérieures de silence. »
Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, 2013 [11]
La majorité des enfants évoluent donc dans un univers punitif, dans un climat de violence, de suspicion, de menaces, et éprouvent au quotidien une grande insécurité (défiance, peur et stress). Ce climat de violence, on l’a vu, lorsqu’il est le fait d’un mari sur « sa » femme, est analysé par les féministes comme la mise en œuvre d’une (ré-)pression visant à l’anéantir pour la soumettre et la contrôler. Il est alors perçu comme une pièce centrale des dispositifs de domination. Il n’y a pas de raison de ne pas user du même type d’analyse en ce qui concerne les rapports adultes/enfants. Les adultes d’ailleurs ne s’en cachent pas, sûrs qu’ils sont de leur bon droit : toutes les justifications données se résument en fin de compte à exiger et obtenir l’obéissance, montrer « qui est le maître » et obtenir « la paix ». Cette paix est ce que les Allemands appellent la Friedhofsfrieden : la paix des cimetières. C’est la paix des dominants, basée sur une pacification dont la violence est banalisée, invisibilisée. Cette paix est le résultat d’une guerre permanente menée aux enfants.
Un mouvement d’importance croissante se donne pour objectif l’abolition des violences éducatives. En France, l’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVÉO) fait ainsi un très bon travail d’information et d’analyse. Hélas, ce mouvement lui aussi peine encore à dénoncer, au-delà des violences psychologiques ou physiques plus aisées à condamner, les violences imputables aux institutions elles-mêmes, du fait même de leur existence. Ainsi, on parle beaucoup des violences à l’école, mais plus rarement des violences de l’école. C’est que le point de vue des mineurs n’est pas celui des majeurs, les intérêts des enfants ne correspondent pas à ceux des adultes. Ce sont les seconds qui ont le pouvoir, c’est leur discours qui s’imprime.
« Pour les enfants, la violence à l’école n’est pas l’apanage des élèves, mais provient tout autant de l’institution et des enseignants. Pour eux les actes violents entre élèves sont des actes rares. Ce discours diffère de celui tenu par les enseignants [12] … »
On est en tout cas encore très loin d’inclure dans les « violences éducatives ordinaires » la plus importante d’entre elles, celle qui rend possible toutes les autres : la minorité n’est-elle pas un état de violence permanent, du fait qu’elle prive le non-majeur de tout pouvoir sur sa vie ? Les impositions qui découlent de ce statut de mineur, imposition familiale d’une part, scolaire de l’autre, ne constituent-elles pas des impositions gravissimes (qui sont garanties comme des droits, mais qui, comme on le verra, sont contraires aux droits humains) ? Nous ne pourrons pas ne pas revenir sur ces problèmes. L’éducation elle-même, en soi, peut elle aussi difficilement ne pas être considérée comme une violence. Je consacre à cette question un chapitre de cet essai, tellement la relation éducative niche désormais au cœur des rapports adultes/enfants.
Enfin, l’âgisme, en tant qu’idéologie méprisante et discriminatoire, ne constitue-t-il pas autant une violence que le racisme ou le sexisme ? On sait que ceux-ci ont des effets marquants sur le psychisme de celles et ceux qui les subissent, en terme de mésestime de soi, notamment, et de dépression, etc. Ces effets ont été bien documentés, et sont ceux dont souffre toute catégorie stigmatisée, opprimée et dominée [13].
Il s’agit bien de systèmes sociaux qu’il faut remettre en cause, et non de simples dysfonctionnements dans des rapports interpersonnels. Il ne nous intéresse pas ici de dénoncer les « abus », ni des individus particulièrement odieux dans leurs manières d’agir, mais bien des structures sociales, matérielles et mentales. Une illustration de cette dimension sociale est donnée par ce type de violence systématique, généralisée, qui vient couronner les autres, parachever le travail de démolition entrepris : un enfant ne peut pas trouver d’aide et reste toujours isolé, sans défense ni soutien face au pouvoir tyrannique qu’il subit. Tout le monde est complice du pouvoir adulte, soit en le soutenant activement, soit en n’intervenant pas. Toute solution constructive ou toute fuite est de ce fait rendue impossible aux jeunes victimes, à moins de plonger dans ce qui leur apparaît comme l’illégalité (et qui n’est que la clandestinité, mais avec tous les risques qu’elle génère [14]). Alice Miller souligne avec insistance que même une solidarité discrète d’un « témoin secourable », même un petit sourire de connivence ou de contrition peut changer énormément de choses pour une jeune personne victime de violences : la façon dont elle se remettra de ce qu’elle subit en sera parfois totalement révolutionnée [15].
À un niveau individuel, les violences suscitent un important sentiment d’injustice, qui ne trouvera pas à s’apaiser. Il faudra le plus souvent, et avec une douleur renouvelée, renoncer à sa soif de justice. Hans Zulliger énumère quelques autres conséquences des violences : « Résistance passive, secrète ou déclarée, colère, fureur, haine, soif de vengeance, sadisme d’un côté, dissimulation, hypocrisie, attitudes sournoises et rampantes, peurs morbides, idées de mort et masochisme de l’autre [16]. »
Les violences ont en outre des effets à long terme graves :
« Lorsque le stress est à la fois élevé, de longue durée et/ou répété sur une longue période, comme c’est le cas avec la violence éducative physique et psychologique, non seulement la “résilience”, la capacité de résistance et d’accoutumance au stress, décroît (et on pourrait aussi imaginer qu’elle décroît de façon exponentielle et non linéaire), mais les réactions de défense ou de fuite cessent de fonctionner et se transforment en stress traumatique, avec apathie (dépression) et/ou violence destructrice ou autodestructrice [17]. »
Même les violences corporelles dites légères (fessées, etc.), celles qui ne laissent pas de traces sur le corps, peuvent par contre laisser des séquelles psychologiques, selon une étude canadienne menée en 2012 sur 35 000 personnes de vingt ans et plus [18]. Un argument à opposer à ceux qui affirment qu’une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne.
Depuis des temps immémoriaux, nos sociétés sont fondées sur le déni et le refoulement des violences parentales – le plus souvent, des violences paternelles.
« Des mécanismes désormais bien connus [les] font passer sous silence, ou en tout cas minimiser : répression des émotions, oubli ou déni des violences subies – pour protéger les parents, par désir de vivre sa propre vie, parce qu’on croit qu’il faut (à tout prix) pardonner pour pouvoir “vivre en paix”. »
L’exigence de pardon qui est imposée aux enfants semble avoir des effets tout à fait destructeurs :
« Il apparaît clairement dans ces témoignages que le pardon et la “compréhension” (au sens où les parents sont excusés sans qu’on se soit donné le droit de ressentir, dans le but de s’en libérer, les souffrances subies) ont empêchés la guérison de ces adultes, les ont empêchés de mener la vie qu’ils auraient voulu ou pu avoir [19]. »
Tous les adultes vivent en effet avec les séquelles, psychologiques, mais aussi physiques, des violences qu’ils ont subies dans leur enfance. On sait de mieux en mieux traiter ces séquelles, même si les processus de guérison sont lents et laborieux, et même si la plupart d’entre nous restons dans le déni et n’entreprendrons jamais de travail à ce sujet, restant alors prisonniers de schémas hérités directement des injustices vécues.
Mais on ne saurait se satisfaire de guérir les violences. C’est les prévenir qui est nécessaire : et on ne les prévient ni par la répression, ni par la moralisation, mais en éliminant les conditions sociales qui en sont le terreau fertile.