On espérait révolue cette incroyable inversion, qui consiste à faire porter sur les filles, et leurs choix vestimentaires, la responsabilité du harcèlement et des violences "sexuelles" qu’elles peuvent subir de la part de nombreux garçons ou hommes mûrs. On l’espérait en tout cas suffisamment disqualifiée pour qu’un ministre, fût-il réactionnaire, ne puisse plus se l’autoriser.
On se trompait. On se trompait aussi sur l’anti-sexisme de notre classe politique, puisqu’aucun chef de parti n’a réagi comme il aurait fallu le faire à la logique ignoble qui sous-tend ces propos. Celles et ceux qui croyaient que le soutien unanime apporté par la gauche plurielle et la droite unie au mouvement "Ni putes ni soumises" marquait une rupture et ouvrait une ère de combat déterminé contre toutes les formes de sexisme en sont pour leurs frais : la dénonciation médiatique du sexisme des jeunes banlieusards semble intéresser davantage notre classe politique que la lutte contre le sexisme des élites. Un gamin de douze ans qui dit à une caméra de télévision que les filles en jupe courtes sont "des salopes" est un barbare qu’il faut mater, tandis que le même discours, euphémisé et policé, tenu froidement par un ministre de la République, ne provoque quasiment aucune réaction.
Ce qui est étonnant surtout, c’est qu’à l’heure où tant d’hommes politiques se découvrent "féministes" lorsqu’il s’agit d’incarcérer les squatteurs de halls d’immeubles ou de chasser des écoles les jeunes filles "voilées", un ministre des écoles censé être laïc reprend à son compte le fondement de l’obligation faite par l’Islam le plus rigoriste de porter un foulard ! C’est en effet pour protéger la femme du regard "concupiscent" et du comportement importun des hommes que des exégètes comme Tariq Ramadan (et plusieurs autres) justifient l’injonction faite aux femmes de couvrir leurs cheveux à l’aide d’un voile. Or, que dit d’autre Xavier Darcos, lorsqu’il demande aux jeunes adolescentes de cacher leur string ?
Comment peut-il dans le même temps imposer cette "pudeur" aux porteuses de string et condamner à la déscolarisation les jeunes filles qui obéissent trop bien à son rappel à l’ordre et qui, en se couvrant les cheveux, ne font qu’appliquer rigoureusement sa leçon de "pudeur" ?
Car, pour compliquer un peu plus le tableau, il convient de rappeler qu’au moment même où il déclare la guerre au string, Xavier Darcos se félicite de l’exclusion de Lila et Alma Lévy, deux élèves sérieuses et assidues d’un lycée d’Aubervilliers dont le seul tort a été de ne pas vouloir montrer à leurs professeurs la racine de leurs cheveux, la naissance de leur cou et le lobe de leurs oreilles (Cf. "Mauvaise foi", par Laurent Lévy, sur ce site et dans Le Monde du 17 octobre 2003).
Bien entendu, le ministre nous répondra qu’il n’y a aucune contradiction entre interdire le string et interdire le voile, puisqu’il s’agit dans les deux cas de défendre "l’intégrité de la femme" : le string, en montrant "trop", pousse les hommes au harcèlement ; le voile, en cachant "trop", enferme la femme et pousse l’homme au harcèlement des "non-voilées". Ni string, ni voile : loin d’être contradictoire, ce mot d’ordre incarnerait la sagesse, qui, comme on sait, réside dans le juste milieu.
Mais la cohérence profonde des propos du ministre se situe en réalité ailleurs : dans un cas comme dans l’autre, dans l’interdiction du string comme dans celle du hijab, dans l’exclusion des "impudiques" comme dans celle des "trop pudiques", il y a un même fondement : le dogme incontesté selon lequel c’est à M. Darcos de décider ce que des femmes ou des adolescentes doivent montrer ou ne pas montrer.
Il me semble pourtant, quant à moi, qu’on peut laisser une jeune fille cacher le lobe de ses oreilles si elle le souhaite et une autre montrer la cambrure de ses reins si elle le souhaite, et qu’on n’est alors pas moins féministe que lorsqu’on interdit aux deux de s’habiller comme elles l’entendent. Tel est le principe que défend le groupe féministe Femmes Publiques :
"refuser toute pression ou contrainte exercée contre des femmes, que ce soit pour les forcer à se montrer ou pour les forcer à se cacher, que ce soit pour les forcer à se voiler ou pour les forcer à se dévoiler"
En d’autres termes : les "filles à hidjab" et les "filles à string" ont peut-être plus en commun qu’on ne peut l’imaginer à première vue - elles ont en tout cas des ennemis communs : des phallocrates déguisés en féministes.
Samedi 18 octobre 2003