« Pour eux "ça n’existe pas" [...]
Et si tout ça n’existe pas…
On est tous parano, on est fou ! C’est ça ? »
Fabe, « Évidence » (2000)
Ce texte part du constat de l’invisibilisation récurrente des questions de racisme dans l’enseignement supérieur et la recherche au nom du primat de "la classe sociale", au nom de leur "spécificité", ou d’une négligence pleine de bonne foi. Cette invisibilisation dans nos lieux de vie, de travail et de lutte prépare la possibilité systématique d’opposer une fin de non-recevoir aux injustices et revendications portées par les racisé.es, et entretient l’impunité dont le racisme et le sexisme bénéficient dans nos univers. Elle nourrit également notre mise à l’écart des mouvements sociaux, et ce faisant les affaiblissent considérablement.
Le combat actuel dans l’enseignement supérieur et la recherche contre la précarité, la réforme des retraites et la transformation de l’enseignement supérieur et la recherche n’échappe malheureusement pas à cette règle, comme avant lui la mobilisation contre Parcoursup.
Dans le meilleur des cas, stéréotypes, exotismes, discriminations, xénophobies font l’objet d’énumérations abstraites et décontextualisées, sont maladroitement suggérées par des euphémismes qui témoignent d’une méconnaissance structurelle (Wekker 2016), affleurent à peine entre les points de suspension et les notes de bas de page. Nos vies sont reléguées à l’espace mineur ouvert par des astérisques.
Résumons donc ici ce qui fait l’urgence, l’impératif, et le caractère indissociable de la lutte contre le racisme et le sexisme dans la contestation de la destruction néo-libérale de notre monde. Quitte à casser l’ambiance.
Des inégalités qui pèsent statistiquement plus sur les racisé.es...
Les effets du racisme dans le fonctionnement ordinaire de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) ne peuvent se lire directement de façon statistique. Néanmoins, entre les chiffres, leur réalité est indiscutable. Derrières les données quantifiées sans appel sur les hiérarchies de classe, de sexe et de nationalité dans l’ESR, il faut lire aussi la hiérarchie ethnoraciale qui lui est coextensive.
Les logiques d’orientation universitaire, pensées par et pour les enfants des classes supérieures, pénalisent les classes populaires, plus souvent orientées vers des filières du secondaire peu prestigieuses, moins familières de la complexité du paysage de l’enseignement supérieur, plus disposées à sous-estimer leur avenir universitaire et dépourvues des privilèges économiques qui facilitent l’engagement dans des filières longues (Frouillou 2018).
La mise en place de Parcoursup a aggravé ces inégalités en généralisant la compétition à l’entrée des établissements d’enseignement supérieur. Parcoursup offre le maximum de possibilités et de sécurité aux bachelier.es les mieux doté.es scolairement, et notamment à ceux qui viennent des établissements secondaires les plus prestigieux. Il met au contraire dans l’incertitude complète une majorité de bachelier.es de classes populaires, et exclut purement et simplement de l’université une part notable de celles et ceux qui viennent de filières professionnelles.
En région parisienne, Parcoursup fait jouer à plein la ségrégation territoriale qui oppose les banlieues populaires et leurs facs aux établissements parisiens - et avec elle, l’imaginaire raciste qui l’accompagne. Les facs peuvent pondérer les résultats d’un élève en lycée selon le lieu où ce dernier se trouve, et négocient de surcroît un quota de boursier.e auprès du rectorat. Sans surprise, la filière du droit à Assas, au cœur de Paris, ne recrute que 2% de boursier.es, quand la même filière à l’université de Paris 8 Saint Denis en recrute 16%. En filière éco-gestion, l’université de Villetaneuse accepte 21% de boursier.es, l’université Panthéon-Sorbonne seulement 7%. Et au-delà des universités, il reste les formations sélective - ancien et puissant mécanisme de reproduction des inégalités sociales. HEC, Sciences po, Polytechniques sont les établissements les moins divers socialement, et l’investissement moyen annuel par étudiant.es y est cinq à dix fois plus important que dans les universités, où il avoisine les 4 000 à 6 000 euros.
Les universités les plus populaires, notamment en Île-de-France, sont aussi celles où se trouvent le plus d’étudiant.es racisé.es, et notamment de femmes. Car les garçons des classes populaires sont massivement orientés vers l’enseignement technique ou professionnel, voire connaissent une sortie précoce du système scolaire, alors que filles et garçons des classes supérieures poursuivent leurs études dans des proportions similaires [1]. Cette éviction massive touche tout particulièrement les enfants d’immigré.es africain.es. Et elle se poursuit dans l’université : 15% des étudiant.es en licence quittent l’université sans diplôme, mais cette proportion s’élève à 46% pour les enfants d’immigré.es originaires du Maghreb (Roche 2017 : 60).
Cette éviction renforce le plafond de verre que subissent les femmes et, plus encore, les femmes racisé.es. En 2011, on comptait 57,6 % de femmes étudiantes en licence ou master, mais seulement 22,5 % de professeures des universités et 14,8 % de présidentes d’établissements d’enseignement supérieur (ANEF 2014). Les discriminations sont l’un des mécanismes centraux de cette sélection, et font partie de l’ordinaire des groupes minorisés. Ainsi, l’enquête Virage indique que 16% des étudiant.es ont subi au moins un fait de violence dans le cadre des études au cours des 12 mois qui précèdent l’enquête. Une recherche plus approfondie sur certaines universités indique que 26 à 33% des femmes déclarent au moins un fait de violence (moqueries, injures, agressions...) contre 18 à 28% des hommes. 5% des violences sexuelles sont aussi perçues comme racistes (origine, couleur de peau, religion), soit plus d’une vingtaine d’actes déclarés sur quatre universités au cours de 12 mois. L’invisibilité et l’impunité de ces violences est la norme. Parmi les victimes de violence grave, seules 10% en ont parlé à un enseignant ou un personnel de l’administration (Lebugle et al., 2018).
Quant aux inégalités nationales, elles sautent aux yeux et mettent en évidence une hiérarchie raciste des étudiant.es étranger.es. En 2018-2019, 48% des étudiant.es étranger.es en France étaient originaires d’Afrique, 23% d’Asie et d’Océanie, 20% d’Europe et 9% d’Amérique. Mais dans une grande école comme Sciences po, les origines nationales les plus fréquentes parmi les étudiant.es étranger.es étaient Etats-Unis, Allemagne, Chine, Italie, d’Inde, du Royaume-Uni, du Canada, d’Espagne, des Pays-Bas et du Mexique. Dans une fac populaire comme Paris 8 (en 2015), elles et ils venaient en priorité d’Algérie, du Maroc, d’Italie, de Tunisie, de Chine, d’Haïti, du Brésil, de Corée du Sud, du Sénégal, des Comores.
A l’EHESS en 2017-2018, 82% des doctorant.es étranger.es sont extra-européens, et 17% d’Afrique. Il n’y a par contre que 70% des professeur.es invité.es viennent d’un pays extra-européen - et seulement 7% d’Afrique, une proportion stable depuis... vingt ans ! (Keim 2010). Comme dans d’autres espaces scientifiques (Quashie 2018), on peut y lire un ordre académique international particulièrement inégalitaire. La mise en place de frais d’inscription pour les étudiant.es étrangers exacerbe ces logiques d’étranger.es désirables et d’étranger.es indésirables, et l’impérialisme d’un enseignement supérieur marchandisé, camouflés derrière le slogan involontairement ironique « Bienvenue en France » (Kabbanji 2019).
La majorité des étudiant.es étranger.es en France viennent pour une seule année dans le cadre d’un programme d’échange avec leur université d’origine. C’est massivement le cas des étudiant.es européens, canadiens et états-uniens. Au contraire, les étudiant.es d’Afrique francophone viennent souvent pour suivre un cycle complet, en vue d’obtenir un diplôme français. Or seul.e un.e étudiant.e étranger.e sur 3 qui suit des études de licence obtient le diplôme ; seul un.e étudiant.e étranger.e sur 100 est ensuite diplômé.e d’un Master ; seul.e un.e étudiant.e étranger.e inscrit en thèse sur 3 obtient un doctorat - contre un taux d’abandon moyen de 40 à 50% pour l’ensemble des thésards. Ils sont plus rares encore, y compris lorsqu’elles et ils sont docteurs, à trouver un emploi dans les universités et les laboratoires de recherche en France. Alors que 40% des doctorant.es étaient étranger.es en 2017, les concours de la fonction publique sont souvent fermés aux personnes qui n’ont pas une nationalité européenne. Si les concours d’enseignants-chercheurs font exception, on constate en 2017 que seul 18% des recruté.es comme maître.sse de conférence sont étrangers, et à peine 8% professeur.es – dont plus de la moitié de nationalités européennes. Cette situation s’explique en partie par les obstacles supplémentaires imposés aux jeunes chercheur.es non-européen.nes, dont la soutenance de thèse entraîne dans l’année la perte du droit à un titre de séjour lié au statut d’étudiant.e.
Enfin, il suffit de regarder la vie ordinaire de nos facs et de nos labos pour constater la même division raciste du travail d’enseignement et de recherche que l’on observe dans tous les secteurs professionnels - voire pire. Les personnels sous-traitants effectuant les tâches les plus dures et les moins qualifiées (nettoyage, sécurité, accueil, restauration...) sont massivement racisé.es (M2 Pro MIRI 2018). On y trouve des formes de délinquance patronale (travail dissimulé, marchandage, sanctions et licenciements abusifs...). Elior, Eurest ou Derichebourg multinationales qui gèrent la restauration ou le nettoyage de nombreux sites publics de l’ESR ont à plusieurs reprises été dénoncées pour leur pratiques d’exploitation éhontées de travailleur.es sans papier ou de licenciement abusif [2]. De plus, travailler dans des universités et des laboratoires de recherche (plutôt que dans des secteurs privés) ne les préserve en rien du mépris de classe et de race qu’elles subissent : elles sont systématiquement exclues de la vie collective et des échanges avec des travailleurs et travailleuses des secteurs professionnels considérés comme prestigieux.
Parmi les métiers de « soutien à la recherche », qui recouvrent les personnels bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniques, sociaux et de santé (BIATSS et IT), les secteurs les moins proches de la recherche tel que gestion, informatique, secrétariat, bâtiment, logistique, sécurité sont parfois les seuls où des personnes non-blanches parviennent à intégrer les postes pérennes des institutions académiques. Un nombre croissant de ces métiers s’exerce via des contrats à durées déterminées, voire dans des formes de bénévolats imposés aux étudiant.es et doctorant.es, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement externalisés à des sous-traitants ou délocalisés pour contourner tout droit du travail.
En sciences dures, on observe une dichotomie croissante entre les petites mains des laboratoires, parfois massivement racisé.es, et les "scientifiques" qui font essentiellement de la gestion de ressources humaines et construisent leur carrière sur l’exploitation et l’appropriation des résultats du travail de ces petites mains - et de leurs cerveaux. En sciences sociales, une logique d’extractivisme scientifique se joue à l’échelle nationale, où les travaux des masterant.es et doctorant.es nourrissent les carrières de leurs encadrant.es, notamment lorsqu’elles et ils ne poursuivent pas dans le monde de la recherche - ce qui concerne au premier chef les étudiant.es racisé.es.
Ces logiques se jouent aussi à l’échelle internationale, dans les relations asymétriques entre les systèmes scientifiques des pays du Nord et des Suds (Shin et al. 2010). Ces relations reconduisent une division coloniale de la production scientifique, où les chercheur.es des Suds se voient assignés à la collecte de données et aux tâches d’exécution, tandis que leur travail et leur expertise et leurs conceptualisations sont disqualifiées ou appropriées au profit des chercheur.es du Nord (Belinga et al. 2019).
Qu’elles et ils soient étudiant.es, salarié.es en sous-traitance, IT, BIATSS, enseignant.es, chercheur.es, les personnes racisées sont de surcroît touchées au premier chef par la précarité endémique qui touche nos mondes sociaux.
...au-delà du seul « effet de structure » : les logiques sociales racialisées de l’enseignement supérieur et la recherche
Qui sont les racisé.es ? Ce sont d’abord celles et ceux qui subissent le racisme. Et dans des pays comme la France, où domine une idéologie d’homogénéité culturelle et raciale de la communauté nationale (Quintero 2013), racisme, exotisme, xénophobie et nationalisme se mêlent étroitement. L’enquête TeO le démontre. En croisant nationalité, origine nationale et expérience de discrimination sur la base de la couleur de peau ou de l’origine présumée, elle fait à la fois la démonstration de cette relation intime, et des limites de l’appréhension des discriminations par le seul prisme de la nationalité, ou pire, de la « nationalité d’origine ».
Immigré.es et enfants d’immigré.es déclarent deux fois et demi plus souvent que les autres avoir été victime de discriminations dans les cinq ans qui ont précédé l’enquête TeO (25% contre 10%). La proportion s’élève à 50% pour les immigré.es et enfants d’immigré.es originaires d’Afrique subsaharienne. Deux fois moins de recours déclaré pour les immigré.es et enfants d’immigré.es (commissariat, syndicats, associations, Halde). La centralité de l’origine et de la couleur de peau pour les immigré.es et enfants d’immigré.es est incontournable : Enquête Teo : 75% à 88% des enfants d’une personne née en Afrique, en Asie du Sud Est, dans les DOM a vécu une situation raciste ou s’y sent exposé (p.135).
Au-delà de l’idéologie, racisme et nationalisme sont deux systèmes de domination logiquement distincts mais matériellement interdépendants (Larcher 2019). Le racisme est une production transnationale tributaire de l’histoire des impérialismes et de la colonisation, et a nourri toutes les formations nationales contemporaines, tandis que l’exploitation contemporaine de la division internationale du travail par les systèmes productifs et politiques nationaux s’appuie sur et reproduit des hiérarchies racistes.
Les sciences sociales françaises répugnent pourtant à poser frontalement la question des discriminations racistes (Belkacem et al. 2019). Dans les enquêtes sur les étudiants ou le monde de la recherche, elles ne sont presque jamais évoquées (Weiss 2018). Lorsqu’elles pourraient l’être, toutes sortes d’explications sont convoquées sans que la question des racismes structurel et ordinaire soit frontalement interrogée. Entre culturalisme et auto-censure, on se retrouve donc avec des enquêtes qui offrent des résultats au mieux triviaux, au pire tautologiques, incapables de répondre explicitement au problème qu’ils cherchent à examiner en s’interdisant de le nommer.
On voudrait nous faire croire que c’est toujours autre chose. Et de fait, c’est souvent aussi autre chose. Mais discrimination et domination ne s’encombrent pas de séquencer les motifs ni les effets de leurs violences. Il n’y a que dans les rationalisations des dominants que ces raisonnements abstraits trouvent une utilité. Les faits les démentent quotidiennement. La réalité de nos vécus n’a pas besoin de ces détours. Elle nous renseigne amplement.
L’expérience de la scolarité est celle d’un racisme qui passe tout particulièrement par l’orientation (Druez 2016 ; Ben Lakhdar 2018 ; Tali 2018), lorsqu’il ne se révèle pas dès l’inscription (Véniat 2018). Pour celles et ceux qui atteignent l’enseignement supérieur, c’est la discrimination raciste par la notation qui est évoquée de façon récurrente (Brinbaum et al. 2018). Rappelons un exemple qui a connu une certaine médiatisation : étudiant à Sciences po Lyon et afro-descendant, Emilien rapporte, comme point culminant d’une série de vexations racistes venant aussi bien des autres étudiant.es que du corps enseignant, la façon dont son mémoire de stage a été évalué. Après une méprise aussi révélatrice de l’arrogance majoritaire que de la division raciste du travail dans le monde académique (un homme noir dans l’enceinte du prestigieux établissement ne peut être qu’« agent d’entretien » ou « agent de sécurité »), le professeur chargé d’évaluer le stage d’Emilien lui annonce sans l’ombre d’une gêne qu’il n’a pas lu son rapport, l’interroge sur l’Afrique (sujet qui n’a aucun rapport avec le stage, réalisé au Bahreïn), et finit par lui attribuer, en tout arbitraire, la note de 3/20. Nous connaissons tou.tes des exemples analogues dans nos licences et nos masters. Et ce racisme est de surcroît fréquemment genré - « ce sont les femmes qui font état de la plus grande expérience du racisme quotidien à l’université » (Quintero 2013 : 334).
On peut y ajouter la difficulté à trouver un stage, sésame d’un nombre croissant de formations du supérieur, ou encore l’encouragement à se tourner vers des formations pédagogiques considérées comme moins prestigieuses et valorisées. Alors que 46% des étudiant.es travaillent pendant leurs études, elles et ils subissent de plein fouet les discriminations racistes et sexistes du monde du travail, des inégalités qu’aucun diplôme ne fait disparaître [3]. Mêmes diplômé.es du supérieur, les personnes racisées se retrouvent régulièrement au chômage ou au SMIC (Pailhé 2008). En 1999, on constatait ainsi que plus d’un.e jeune diplômé.e du supérieur sur deux accédait au statut de cadre, mais que cette proportion chutait pratiquement de moitié en ce qui concernait les seul.es jeunes diplômé.es « issus de l’immigration » (Cediey 2003 : 36).
On sait que les étudiant.es pauvres affrontent une précarité économique et résidentielle dramatique. L’immolation d’un étudiant à Lyon, en novembre 2019, l’a rappelé de façon terrible. Mais ce geste désespéré était aussi la manifestation d’un rejet « des peurs plus que secondaires » créées par « Le Pen et les éditorialistes ». Il visait aussi très explicitement le CROUS, établissements dont la gestion raciste des étudiant.es a fait scandale récemment. On retrouve ainsi dans la gestion du parc de logement destiné aux étudiant.es les mêmes logiques attestées dans le logement social : « les pratiques discriminatoires ne sont pas nécessairement des comportements motivés par des convictions racistes conscientes. Pour autant, la discrimination n’est pas non plus la simple conséquence d’un « système », c’est-à-dire de contraintes structurelles qui conduiraient des acteurs dénués de tout préjugé raciste à mettre en œuvre ou à relayer à leur insu des pratiques discriminatoires. En réalité, ces pratiques se développent quand, dans certains contextes, des catégorisations ethniques produites socialement sont intériorisées et mobilisées par des individus, avec intention ou non de discriminer, et qu’elles fonctionnent au détriment des étrangers ou présumés tels. » (Tissot 2006). L’offre de logements CROUS est aussi notoirement défaillante dans les DOM, où les bourses ne tiennent de surcroît pas compte du coût de la vie plus élevé que dans l’Hexagone.
Alors que l’indépendance des universités vis-à-vis de l’Etat et de ses services répressifs est de plus en plus remise en cause, le racisme policier fait peser une menace constante sur les étudiant.es et les personnels racisé.es de l’enseignement supérieur. N’oublions pas que les mécanismes actuels de répression des mouvements sociaux se sont inventés dans étouffement des révoltes des quartiers populaires au cours des trente dernières années. A cela s’ajoute les contraintes et la précarité administratives des étudiant.es étranger.es (Jamid 2018), là aussi d’autant plus forte que leur apparence ou leur origine présumée les soumets aux mécanismes racistes du soupçon d’extranéité et des contrôles au faciès. La xénophobie et la chasse à un ennemi intérieur qui fait florès dans tous les pans de la société ne s’arrête pas aux portes des universités, où l’on se met à rechercher les « signaux faibles » de radicalisation. Le fait pour une étudiante de porter le hijab, choix qui n’enfreint aucune loi, peut ainsi servir de prétexte à l’expression publique de l’islamophobie de camarades, d’enseignant.es ou du personnel administratif, d’autant que des projets de loi criminalisant le port du voile à l’université s’imposent de façon récurrente dans le débat public (Karimi 2013).
Le résultat en est que l’expérience du racisme dans l’ESR en France est d’abord une affaire d’autorité. Par rapport, par exemple, à la Colombie, la production du racisme au quotidien est d’abord perçue comme provenant des enseignant.es, des institutions universitaires et des instances de recrutement (Quintero 2013 : 295). La récente affaire des déclassements au concours chercheur.es du CNRS l’a spectaculairement illustré. Alors que des déclassements à répétition s’accumulent depuis trois ans, l’un des candidats victime d’un véritablement acharnement (déclassé trois ans de suite !) est devenu l’emblème des soupçons de discrimination qui pèsent sur l’institution. Alors que la question du racisme se pose pour la première fois aussi publiquement sur un concours du principal établissement de recherche français, sa présidence a répondu par tous les amalgames imaginables.
Le PDG du CNRS a notamment opposé le fait qu’il ignorait l’origine du candidat au nom maghrébin, affirmant « je ne sais pas s’il est fils d’un émir du pétrole ou s’il vient d’une cité de Grigny ou de Montfermeil, et donc je ne comprends pas ». Entre cliché orientaliste et allusion à l’imaginaire de la banlieue, le vocabulaire trahit une compréhension tout à fait claire de ce que c’est qu’être perçu comme d’origine maghrébine en France. Mais cette incompréhension feinte permet le déplacement de la question du racisme sur le terrain de la discrimination territoriale et sociale, et y ajoute la confusion alibi entre racisme et nationalité (les soupçons de discrimination n’aurait « juste aucun sens » car le CNRS recrute « 30 % de personnes avec une nationalité non française »)... Au mieux, cette gestion de l’affaire démontre l’incompétence, en matière de discriminations, de la direction du CNRS, et au pire, elle illustre la façon dont une discrimination raciste est activement couverte (et réitérée) au nom de la « souveraineté du jury ».
Et pourtant, on assiste à une criminalisation médiatique (et parfois institutionnelle) de l’antiracisme dans les universités, antiracisme le plus souvent porté par les étudiant.es, soit les membres les moins protégés de l’ESR. Pudiquement qualifiée d’« inconfort » par l’UNEF, la résistance à toute démarche de lutte réelle contre le racisme prend des formes multiples. Elle passe par des disqualifications intellectuelles, « les chercheur.e.s mobilisant les concepts de « racialisation », de « genre » ou d’« intersectionnalité » [faisant] l’objet d’une campagne de disqualification sans précédent dans l’espace public, allant jusqu’à des appels aux licenciements et à la censure » (Hajjat et Larcher 2019), qui se traduisent dans l’espace académique par des particularisations, des soupçons de produire une science partisane, des tentatives d’interdiction (voire les journées d’études « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation » à l’Université Paris-Est Créteil en 2017, ou le colloque « Racisme et discrimination raciale de l’école à l’université » ) Paris 7 en 2018), ou encore un renversement paranoïaque par lequel les « porte-paroles de minorités » tiendraient le haut du pavé en matière de « recrutements sur des postes universitaires » (Célestine et al. 2019).
L’enseignement supérieur et la recherche française au passé, dans notre présent, selon leur futur : les mille et un visages de la blanchité
La réforme des retraites, les transformations de l’université et de la recherche depuis dix ans que veut parachever le gouvernement sont délétères pour les personnes racisées comme l’ensemble des minoritaires.
Les trajectoires les plus incertaines, avec des passages par des temps partiels et du chômage plus fréquents, des entrées dans un travail salarié plus tardif : c’est ce que connaissent les personnes racisées. La suppression des retraites par répartition les frappera de plein fouet. Nombre de racisé.es sont déjà réduits à vivre avec le minimum vieillesse après une vie de travail, voire avec une absence de droits sociaux révoltante comme le cas des Chibanis l’illustre (Chappe et Keyhani 2018).
L’aggravation des inégalités et de la polarisation au sein du système universitaire, évidemment, sabordera les quelques moyens qui restent aux établissements qui sont aussi ceux où les racisé.es, les femmes, les enfants de classes populaires, les étudiant.es étranger.es des Suds sont statistiquement les plus nombreu.ses.x.
L’"autonomie" des établissements, les primes, et les modulations et la généralisation de la précarité ouvrent grandes les vannes aux discriminations, au harcèlement moral, aux violences sexuelles, aux chantages, aux pressions, aux clientélismes.
Le pilotage étatique et nationaliste de la recherche achèvera de saboter des démarches critiques qui font déjà l’objet de disqualifications, au bénéfice de démarches marchandes ou de savoirs-écrans au service du contrôle de l’opinion.
Le renforcement de la recherche sur appel à projet, et l’obligation de se tourner vers des financements de type ERC et autres programmes internationaux est aussi le renforcement d’un système qui intègre les partenaires des pays des Suds comme des acteurs subalternes, organisant l’exploitation de leurs travail intellectuel au profit des universités et universitaires du Nord, et imposant un agenda scientifique au service de préoccupations définies par et pour ces mêmes institutions dominantes (Hubert et Louvel 2012).
Mais ce n’est pas seulement le futur de l’ESR à la sauce Macron qui nous détruit. Et c’est pourquoi, comme d’autres, nous venons casser l’ambiance (Ahmed 2017). Héritiers de disciplines et d’institutions construites sur une vision et une division raciste du monde, l’enseignement supérieur et la recherche se caractérisent par une invisibilisation des rapports de pouvoir au fondement de son histoire et de son fonctionnement, patente dans la constitution de ses curriculums et de ses canons (Said 1980 ; Boumediene 2016).
Notre quotidien, c’est déjà le présent d’un monde structuré par le racisme, bridant nos possibles, détériorant notre santé physique et mentale (Fanon 1952 ; Williams et Williams-Morris 2000 ; Jayasree 2017). L’université se pense comme un espace protégé (Hajjat & Zoubir 2018), et nombre d’entre nous y ont cru. Nous y avons découvert, dans le meilleur des cas, un racisme euphémisé (Quintero 2013 ; 2018), invisibilisé par le produit des inégalités accumulées au fil de la scolarité, et de plus en plus euphémisée dans les interactions ordinaires à mesure que l’on avance dans la hiérarchie académique, mais toujours bien agissante. Dans ces univers de vénération de la supériorité intellectuelle, de l’excellence et d’évaluations par anticipation permanentes, nous payons le prix fort de notre sous-estimation récurrente, de la croyance sociale en notre incapacité relative ou complète (Quintero 2018) en tant qu’étudiant.es, candidat.es, IT/BIATSS, enseignant.es, chercheur.es, etc. Nos tentatives pour faire valoir un début de justice sur ces questions se heurte au mieux à l’ignorance et l’indifférence, au pire à des menaces, et le simple fait de soulever la question, à des fins scientifiques ou militantes, est déjà source de suspicion auprès des agents de l’institution (M2pro Miri 2018). L’impunité est la norme dans le traitement de ces discriminations racistes [4].
En sciences sociales, nos recherches sont déterminées par la forme du sexisme et du racisme que l’on affronte sur nos terrains (Jounin 2014 ; Kocadost 2017) sans que cela fasse partie de la "formation à l’enquête" ou des bréviaires méthodologiques qui font autorité. Dans les cercles académiques, nous nous faisons pourtant régulièrement reprocher d’être « trop proches de notre sujet » sans que les privilèges des enquêteurs majoritaires (voire leur complicité avec leurs enquêtés dominants) ne fassent jamais l’objet de discrédit (voire deviennent un atout). Nous ne serions pas non plus les mieux placé.es pour travailler sur les discriminations et les inégalités, ce qui prend un sens tout particulier quand les financements doctoraux et les postes sur ces thématiques sont si peu nombreux.
Il nous est aussi parfois difficile de travailler sur un autre espace que celui qui nous est proche, en particulier quand il s’agit d’une autre société ex-colonisée : « pourquoi travailler sur l’éducation supérieure à Bangkok quand on est Sénégalais.e ? » Verdict qui, en l’occurrence, a justifié rien moins qu’un refus d’inscription en thèse. La blanchité (Kebabza 2006) est un passeport scientifique qui permet de travailler sur tout et partout en restreignant dans le même temps la circulation des personnes et des connaissances minoritaires.
Être racisé.es, lorsqu’on est étudiant.es, c’est ainsi affronter un déni de sérieux de la part des enseignant.es, subir le soupçon de mener des études-alibi pour avoir un titre de séjour en France (et ce quelle que soit notre nationalité) de la part des personnels de l’université, ou encore se voir opposer des interdits thématiques de la part des encadrant.es. Lorsqu’on est enseignant.es-chercheur.es, c’est faire face aux dénis de scientificité de la part des étudiant.es et des collègues (Hajjat & Zoubir 2018). Dans tous les cas, c’est être régulièrement rappelé.es à notre écart présumé vis-à-vis du lieu situé d’énonciation du savoir scientifique, fondé sur la norme de neutralité et d’objectivité qui ouvre la voie à la distinction entre recherches légitimes et illégitimes (Harding 1986 ; Quiroz 2019). Renvoyé.es aux stéréotypes genrés et racialisés de l’émotivité dans certains cas, du militantisme dans d’autres, les étudiant.es, enseignant.es et chercheur.es racisé.es sont sans cesse discrédité.es, et ce dans le but de garantir au groupe majoritaire des positions de savoir et de pouvoir privilégiées.
Être racisé.es, c’est aussi déployer sa recherche, sa pensée, ses discussions en position de faiblesse, au sein d’espaces académiques qui opposent de multiples obstacles matériels et idéels dès lors que l’on a la prétention de ne pas s’en tenir aux cadres et pratiques majoritaires (Belinga et al. 2019). C’est nouer ses sociabilités, au mieux, en subissant « la tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes » (Soumahoro 2020 : 135). C’est comprendre, au pire, que le prix de notre intégration réside dans l’infériorisation et l’humiliation du groupe auquel on nous assigne, et la conquête bien peu désirable du rôle « d’exception » ou d’une place de « Blancs honoraires » (Delon 2019).
Être racisé.es, c’est aussi être structurellement plus vulnérable à l’appropriation des données, à l’invisibilisation (Derfoufi 2020), au plagiat – voire subir l’institutionnalisation de ces pratiques à la faveur de l’éviction totale ou partielle du champ scientifique de milliers d’étudiant.es et doctorant.es. Et c’est assister à l’effacement de nos recherches et de nos savoirs jusque dans les percées théoriques et politiques dues aux nôtres ou fondées sur nos expériences (Ait Ben Lmadani et Moujoud 2012).
L’hyper-concurrence généralisée qu’introduit la précarité se traduit concrètement pour les racisé.es par des miettes : contrats doctoraux, postes d’attaché.e temporaire d’enseignement et de recherche, postdocs, sans même parler des postes de titulaires. A côté d’une poignée d’initiatives cosmétiques destinées à redorer le blason d’institutions au nom de la "diversité" (Ahmed 2012) [5], la réalité présente de l’ESR est un jeu de massacre dont les racisé.es figurent parmi les principales victimes.
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