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Vos totems et nos bourreaux

Retour sur la célébration quasi-unanime d’un auteur négationniste

par Jessica Gérondal Mwiza
4 août 2019

Pierre Péan est mort jeudi 25 juillet dernier. Le traitement médiatique de son décès, pour le moins apologétique, et pudique et euphémique sur ses publications concernant le génocide des Tutsis, en dit long sur ce que de nombreuses personnes appellent « un malaise bien français ».

Si Pierre Péan était connu de par sa profession de journaliste, il l’était également au sein des cercles de chercheurs et militants de la mémoire pour avoir écrit que « la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsi » au sein de l’ouvrage raciste et négationniste : Noirs fureurs, Blancs menteurs.

Il aimait également se précipiter à la barre, au chevet des génocidaires, lorsque ceux-ci étaient inquiétés par la justice. Il essayait de prouver que les accusations portées à leur encontre relevaient du complot. Il utilisait chaque plateforme pour donner de la puissance et de la résonance au discours négationniste pensé par les cerveaux du génocide. Ainsi, lors du procès en appel du génocidaire Pascal Simbikangwa le 7 novembre 2016, Pierre Péan détaillera la théorie négationniste du renversement des responsabilités qui vise à faire croire que les Tutsi avaient sciemment provoqué leur propre perte. Il clamera dans une allocution tremblante, confuse, dégoûtante, que le point de départ du génocide était « une agression venant d’Ouganda » puis que les « militaires ougandais » avaient « instigué la violence ».

Il passera ensuite à la stratégie du partage des responsabilités en évoquant des « massacres et contre-massacres », en plaidant pour l’utilisation de l’appellation « génocide rwandais » en lieu et place de « génocide contre les Tutsi » afin de renforcer cet imaginaire. Enfin, il ira jusqu’à dire qu’à partir du 6 avril 1994, il ne s’agissait que d’un « massacre de plus haute intensité » afin d’écarter ce qui fait le crime de génocide : la préparation, la planification.

Il n’y a jamais eu d’ambiguïté concernant le positionnement négationniste de Pierre Péan : il s’agissait de son obsession, son combat.

Ce dernier défendait qu’un maximum de 200000 Tutsi avaient péri au Rwanda en 1994 contre dix fois plus de victimes Hutu dans la région de l’Afrique des grands lacs. Une argumentation largement utilisée par ses amis négationnistes Hubert Védrine, Filip Reyntjens, Charles Onana & Patrick Mbeko entre autres (l’internationale du négationnisme comporte de nombreux pseudos intellectuels, journalistes et militants).

C’est donc ce monsieur, et à travers lui cette idéologie qui est bruyamment acclamée au sein de nombreux et divers médias français depuis cinq jours. Imaginez un grand journaliste français au chevet des Nazis, qui serait acclamé en 2019.

En tant que descendante de victimes du génocide contre les Tutsi et militante de la mémoire, je m’attends toujours plus ou moins au négationnisme et aux imprécisions blessantes concernant notre histoire au sein de la presse et des médias français. Cette année par exemple, alors que nous commémorions les 25 ans du génocide, nous avons subi l’omniprésence d’Hubert Védrine, pleurant de plateau en plateau au motif que sa voix et son idéologie seraient « inaudibles ». Nous avons subi une violente logorrhée de la part de Vincent Hervouët sur Europe 1, le lundi 8 avril soit le lendemain de notre journée officielle de recueillement ! Il s’indignait alors du fait qu’ « aucune commémoration pour les Hutu » n’était prévue. Rien que cela. Le 12 avril, nous avons subi l’immonde caricature de Sergueï, dessinateur négationniste récidiviste pour le journal Le Monde. Le 18 mai, nous avons subi les propos ahurissant du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, qui demandait avec aplomb à Raphaël Glucksmann :

« En 90, Paul Kagame armé par les Américains, venu d’Ouganda a-t-il oui ou non provoqué les massacres lui-même ? »

Le tout dans une relative indifférence de la part des non rwandais.

Nous subissons bien sûr l’existence même de l’hebdomadaire Marianne, qui a offert une dernière tribune négationniste à Pierre Péan il y a peu, puis à Judi Rever et à tant d’autres car il s’agit de la ligne éditoriale de ce magazine.

Globalement, la négation et les banalisations outrancières de l’histoire du génocide contre les Tutsi sont plus ou moins tolérées, et pas ou peu sanctionnées. Le traitement médiatique du décès de Pierre Péan est parvenu à illustrer cela, avec force et violence. La presse mainstream a pleuré son modèle d’une même voix. Citons pêle-mêle quelques extraits de ces nombreux hommages :

 L’hommage du journal Le Monde : « il reviendra sur les sujets africains avec le génocide rwandais (dans « Noires fureurs, Blancs menteurs, en 2005, ou certains de ses propos feront polémique) ». Le journal appuie également sur le fait que Péan « ne se voyait pas comme le bras armé de la justice », ben voyons.

 L’hommage du journal Le Parisien : « Pierre Péan reviendra aussi sur le génocide rwandais dans « Noires fureurs, Blancs menteurs … ». Le journal appuie également sur le fait que Péan « voulait s’attacher à comprendre les trajectoires des personnalités sans les juger, sans les salir … », une « belle leçon » d’après ce média.

 L’Obs salue « l’un des plus grands journalistes d’enquête français ».

 Le Figaro évoque ses « coups de maîtres » et écrit que Pierre Péan « reviendra sur les sujets africains avec le génocide rwandais ».

 Les Inrocks parlent d’un « grand monsieur du journalisme français ».

 Les Échos citent « le génocide rwandais » dans les faits d’armes journalistiques de Péan, au sein du chapô de leur article hommage.

Au final, c’est peut être Télérama qui clôturera le mieux ce florilège (non exhaustif) d’expressions d’admiration sans faille envers le Faurisson du génocide contre les Tutsi, en parlant de « figure emblématique du journalisme ».

Chers journalistes, concernant un crime contre l’humanité, vous ne pouvez pas en appeler à la liberté d’expression, ni à l’imperfection des hommes, ni à l’ignorance ou au droit à l’oubli. La réalité c’est que notre histoire, la vérité factuelle, mais aussi nos vies et nos deuils sont moins importants pour vous que vos totems. Vos « grandes figures ». Malgré plus d’un million de victimes.

Si l’on doit juger une profession par les personnalités qu’elle porte aux nues, j’exprime de forts doutes quant à l’existence même d’un sens de l’éthique, de la responsabilité et de l’honneur chez certains professionnels des médias.

Le fait de ne pas respecter à ce point l’histoire, surtout lorsque celle-ci concerne le monde entier, c’est donner raison aux idéologues de la division et de la mort. Après cela, tous les « ça suffit » et « plus jamais ça » de circonstances perdent tout sens, car si le génocide contre les tutsi n’est pas important, aucun ne l’est.

Pour terminer je souhaite rappeler que nous évoluons dans un système démocratique au sein duquel nous sommes encore nombreuses et nombreux à espérer voir la presse tenir un rôle de contre-pouvoir.

En l’espèce, cette cacophonie ethnocentriste a permis à l’Elysée de renforcer son positionnement. Le communiqué officiel de l’Élysée sur le décès de Pierre Péan est un hommage appuyé sur son travail en tant que « spécialiste de l’Afrique ». Le livre négationniste dont le titre est mentionné plus haut y est loué sans détours tant il « remet en cause » les accusations pourtant largement documentées de collaboration des hommes politiques français situés au plus haut niveau de l’État avec le régime génocidaire de Kigali, avant pendant et après le génocide contre les tutsi.

Un zèle et un affront qui ne sauraient cacher l’incapacité des présidents français à regarder l’histoire en face, mais aussi la haine qu’éprouvent certains décideurs après les annonces politiques d’Emmanuel Macron du 7 avril dernier. Plusieurs gestes politiques envers notre histoire commune furent dévoilés, mais la sincérité et l’effectivité de ces derniers restent réellement à prouver.

P.-S.

Ce texte, paru initialement sur le site de Mediapart, est repris ici avec l’amicale autorisation de son auteure.