Premier extrait : « Un génocide d’atsmophère »
Au-delà de ses contours indécis et de son emploi sélectif, l’usage du concept de terrorisme tend à dépolitiser les analyses et par là même à rendre impossible toute compréhension politique des problèmes soulevés, évitant ainsi qu’ils trouvent une solution.
L’usage de la violence par des groupes armés non étatiques est aussi vieux que le monde moderne. Il a pris des formes multiples que le mot « terrorisme » ne peut ni englober, ni définir. Rien ne relie les groupes d’extrême droite italiens des années 1970, les Tigres tamouls du Sri Lanka, l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA), Daech, Al-Qaida, sans parler de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Congrès national africain (African National Congress, ANC), ces deux derniers dénoncés comme « terroristes » par le président américain Ronald Reagan, par la Première ministre britannique Margaret Thatcher et, bien sûr, par Benyamin Nétanyahou, dont le pays a, depuis sa création, collaboré étroitement avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Terroriste ? « J’étais considéré comme tel durant l’Occupation avant d’être reconnu comme résistant » rappelait, de retour de Gaza, Stéphane Hessel le 28 avril 2009.
Comme l’analysait le chercheur Alain Joxe dans Le Monde diplomatique (avril 1996), « si on doit désigner sous le même vocable toutes les activités politiques ayant recours aux violences extrêmes, le terrorisme cesse d’être un concept utile à l’analyse stratégique car il recouvre toutes les actions de force, lesquelles visent toujours à terroriser. En revanche, le mot “terrorisme” a eu une grande utilité pour manipuler les opinions. Durant la guerre froide, il s’agissait de discréditer comme terroriste le mouvement des guérillas de libération nationale ou, plus tard, ceux de la “deuxième libération nationale [1]” soutenus par l’URSS. »
Désormais, nous luttons contre l’« empire du Mal », proclamait le président George W. Bush devant le Congrès américain le 24 septembre 2001, au lendemain des attentats contre New York et Washington, ajoutant : « Ils haïssent ce qu’ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d’être en désaccord les uns avec les autres. »
Bien sûr, ils ne « nous » haïssent pas parce que « nous » imposons un embargo dévastateur à l’Irak depuis 1991, parce que « nous » soutenons les dictatures – de l’Égypte à l’Arabie saoudite –, parce que « nous » encourageons l’impunité de l’occupation israélienne, mais parce qu’ils abhorrent « notre démocratie » et l’esprit des Lumières que seul l’Occident incarne comme chacun sait.
Quand on réduit les affrontements à l’échelle internationale ou même nationale à un combat de titans entre le Bien et le Mal, on s’engage sur une voie minée ne pouvant déboucher que sur la catastrophe et la défaite. Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d’État américaine, avait évoqué en 2005 un « chaos constructif » pour justifier l’invasion de l’Irak, annonçant des lendemains qui chanteraient sur l’air de la démocratie. Le Premier ministre Nétanyahou prétendait lui aussi que le monde serait plus sûr après l’élimination de Saddam Hussein.
Cette première « guerre mondiale contre le terrorisme » s’est mal terminée : depuis 2001, les États-Unis, parfois avec l’aide de leurs alliés (dont la France), ont mené des guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye et, de manière indirecte, grâce aux missiles, aux drones, aux assassinats ciblés, au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Bilan : l’État libyen a disparu ; l’Irak a sombré dans le confessionnalisme et l’instabilité, tandis que l’influence iranienne s’y est renforcée ; les talibans ont reconquis Kaboul. Non seulement Al-Qaida continue ses activités à travers la planète, mais elle est concur- rencée par Daech qui la dépasse, si cela est possible, dans l’horreur et les crimes. Tout ça pour ça ? Malgré ce bilan accablant, il faudrait se lancer dans une nouvelle guerre qui prend des allures de croisade ?
Des méchants d’hier aux dirigeants d’aujourd’hui
Tous les mouvements de libération de la seconde moitié du XXe siècle ont, à un moment ou à un autre, utilisé le terrorisme, au sens d’attaques contre des civils. Le Congrès national africain (ANC) l’a fait de manière limitée, le Front de libération national (FLN) algérien sur une échelle plus vaste. On peut le regretter. Mais, à la fin de l’histoire, les méchants d’hier sont devenus les dirigeants d’aujourd’hui et les Occidentaux l’ont acté sans barguigner.
Les Israéliens les premiers devraient se rappeler les retournements de perspectives. Menahem Begin, recherché par les Britanniques comme « terroriste », pour les attaques violentes de son groupe à la fois contre les Britanniques et contre des objectifs palestiniens, et même dénoncé par David Ben Gourion, le fondateur d’Israël, comme un « nazi », est arrivé au pouvoir en Israël en 1977. La France ne vient-elle pas d’accueillir au Panthéon Missak et Mélanie Manouchian – ces dirigeants de « l’armée du crime » dénoncée par les autorités d’occupation allemandes et par les collaborateurs français – dont les héritiers ont été invités à la cérémonie d’hommage ?
Le cas du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) condense les contradictions occidentales, entre délire idéologique et pragmatisme obligé. Cette organisation figure sur la liste des « organisations terroristes » européenne et états-unienne ; on peut même être inculpé d’apologie du terrorisme pour un soutien purement verbal au PKK. Pourtant, en 2014-2015, les dirigeants occidentaux lui ont transféré des armes pour arrê- ter l’offensive de Daech en Irak et défendre la ville de Kobané, ce qu’elle a fait avec un héroïsme qui fut largement salué à travers le monde. Des Occidentaux ont participé à ces combats, en faisant le parallèle entre leur action et celle des Brigades internationales durant la guerre d’Espagne. Étaient-ils des terroristes ?
Il est vrai que les actions terroristes n’ont pas occupé la même place dans tous les mouvements de libération et certains ont réussi à en limiter l’usage. Le cas sud-africain est exemplaire, même si sa lutte ne se réduit pas, comme beaucoup le croient en Occident, à un « pacifisme » irénique. L’ANC a aussi utilisé la violence et, de manière ponctuelle, le terrorisme – comme l’a acté la commission Vérité et réconciliation, qui a analysé les actions militaires de l’organisation, la mort de civils, mettant aussi en lumière la difficulté de définir les « victimes civiles » (un colon armé est-il un civil ?) [2].
Mais les conditions de sa lutte ont facilité un choix de modération. Elle disposait d’alliés solides à l’échelle internationale, engagés concrètement avec elle dans son combat. Elle pouvait compter sur le soutien de l’URSS et du camp socialiste, d’un mouvement des non-alignés déterminé, et plus tard d’une vaste campagne de boycott en Occident – que personne ne songeait à criminaliser – et qui ébranla les soutiens du capitalisme sud-africain à l’apartheid, alors qu’il a fallu une bataille d’une décennie en France pour que la cour d’appel de Paris finisse par reconnaître en octobre 2023 la légalité du boycott.
Enfin, l’intervention militaire cubaine en Angola, et notamment la bataille de Cuito Cuanavale en janvier 1988, durant laquelle l’armée de Fidel Castro porta un coup fatal à la machine de guerre de Pretoria, constitua, selon les déclarations de Nelson Mandela lors de sa visite à Cuba, le 26 juillet 1991, « un tournant dans la libération de notre continent et de mon peuple ». Dans ce contexte, il était possible d’éviter le recours trop large à la violence aveugle. Le contraste avec la situation des Palestiniens saute aux yeux.