D’abord, quelle est l’histoire ?
Pierre Servettaz fait le porteur pour la dernière course de son oncle, Joseph, qui doit prendre sa retraite de guide. Pierre n’est pas voué à devenir guide, contrairement à son père, son grand-père et son arrière-grand-père. Il va devenir hôtelier, comme le veut son père. Mais c’est à son grand regret. Alors qu’ils sont sur le retour, ils apprennent la mort de Jean Servettaz, le père de Pierre, qui s’est fait foudroyer deux jours plus tôt (page 34). Georges, le porteur, a réussi à ramener le client en vie, mais une caravane de secours a été mise en place pour aller récupérer le corps. Pierre et Joseph se joignent à cette caravane.
L’oncle hôtelier de Pierre, le guide chef et le maire de Chamonix vont prévenir sa femme, Marie, et leurs filles – dont on n’apprend l’existence que page 100 !!! Et qui apprend la nouvelle p.127 !!! L’amoureuse de Pierre, Aline, est présente.
L’opération de sauvetage s’avère délicate à cause des conditions météo. Pierre, dans des élans quasi mystiques, fait des prouesses pour essayer de récupérer le corps de son père. Et c’est l’accident. Cette chute stoppe les opérations, et l’équipée se transforme en secours de Pierre.
Cette partie s’achève avec une visite d’une partie des sauveteurs à Georges, le porteur rescapé de l’orage, qui a perdu le bout des pieds. Ils racontent comment ils sont finalement aller récupérer le corps de Jean, et l’enterrement.
Suite à son accident, Pierre est sujet au vertige. Comme c’est pour lui très humiliant, il n’en parle à personne, et il se renferme, s’isole, se met à boire, devient soupe au lait, irritable, méchant. Aline essaye de le faire parler, mais ça ne marche pas. Au cours de la soirée entre hommes pour le retour de convalescence de Georges, ce dernier affirme avec force une volonté de se remettre à grimper et à faire des courses malgré ses moignons. Là dessus, Pierre s’effondre en larmes et dit à ses copains qu’il a le vertige.
Suite à cet aveu, les autres vont tout faire pour entourer Pierre et Georges, notamment en profitant d’une sortie pour leur remettre les pieds sur les rochers. Après cette reprise réussie, Pierre et Georges décident, sans rien dire à personne, de se lancer dans une course extrêmement difficile, qu’ils réussissent. Pierre est guéri et apaisé, il va demander la main d’Aline.
Autrement dit, voici un roman qu’on pourrait dire non mixte. Et je suis certaine que ça ne gêne pas grand monde. Je ne sais même pas si des personnes y ont pensé en le lisant, et se sont dit : « bon, ben y’a quand même pas beaucoup de femmes dans cette histoire ». Comme c’est le cas en général quand on lit un livre ou une BD, ou quand on regarde un film : on ne s’en rend souvent même pas compte, si on ne nous a pas habitué à y prêter attention.
Après, on peut aussi vouloir regarder d’un peu plus près : les quelques fois où il est question des femmes, où elles sont présentes, qu’est-ce qui se passe ?
Les femmes, dans le minuscule espace qui leur est accordé, en gros, sont là pour pleurer un mort, se liguer contre la montagne qui leur prend leurs hommes [1], être amoureuse et témoigner de l’attention à un héros désagréable et mutique, faire à manger, s’occuper d’un intérieur et mener les vaches au pré.
Et quand elles sont en montagne, elles brillent par leur maladresse : dans les quelques lignes où il est question de deux clientes en montagne, il n’est question que du fait qu’elles sont épuisées, frigorifiées, et qu’elles ont du mal à rester debout. Et s’il est par contre dit d’Aline, présente au moment de la reprise de Pierre avec les copains, qu’elle « grimpe comme un chat », c’est tout de suite ramené au fait qu’elle est « une vraie fille de guide » (comme si elle ne pouvait pas avoir une facilité à grimper par elle-même !), et il n’en demeure pas moins qu’au final, pour la descente, Pierre « la surveille », il « se fâche », « puis il encourage », et elle, alors qu’elle a fini de descendre, est « encore inquiète » (page 267).
Et puis, lors d’une escalade un peu plus dure, alors que tous sont en haut, Aline est seule en bas, et ils portent un toast :
« En bas, Aline réclame : Alors, vous m’oubliez ? – Reste ! Aline c’est trop dur pour toi, on te rejoint. » (page 273)
Donc finalement, on comprend bien que la montagne, ce n’est pas le terrain des femmes ! On est encore sacrément loin de penser la montagne comme un terrain dans lequel elles peuvent évoluer sans hommes.
Voilà : elles sont pas très nombreuses, pas très présentes, et quand elle sont là, il ne se passe rien de bien valorisant.
Penchons-nous maintenant un peu plus sur la place des hommes, histoire de voir ce qu’on nous vend de ce côté-là.
Alors oui, ils occupent évidemment toute la place. Et cette « occupation » on pourrait même lui donner un sens militaire. Parce que, quand il est question de la montagne, sans me retaper tout le bouquin pour ça hein, ça donne quoi ? Pioché de-ci de-là : face à la montagne, les hommes sont « en lutte » (ça revient vraiment beaucoup), à la « conquête d’un sommet ». On parle aussi de « victoire difficile », de « combat contre les éléments », et ils « triomphent de passages ». Le vocabulaire est guerrier, militaire.
Arrivées à ce stade, on peut légitimement se demander : mais c’est quoi, cette nécessité de se confronter, de mater, dominer, soumettre ?
On pourra me dire : oui, mais c’est normal, ce vocabulaire guerrier et ce rapport d’affrontement, c’est à cause de la montagne, parce que pour les guides, la montagne est un endroit certes magnifique, mais qui est aussi dangereux, et peut être un tombeau pour eux. Les adjectifs que Frison-Roche accole à la montagne sont parlants : elle est « majestueuse » (c’est répété un grand nombre de fois), « inhumaine », « démesurée », « grandiose », « sinistre », « irréelle », « aérienne », « vertigineuse », « impavide », « insensible aux pensées des hommes », « méchante et ridicule », « altière ».
Attention, il ne s’agit pas de dire que la montagne n’est pas un environnement dangereux, évidemment que oui. Mais quand même, revenons sur la façon de dire cette dangerosité, revenons sur ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la « prise de risque » et la « gestion des risques » dans ce bouquin.
Revenons donc pour commencer sur la raison de la mort de Jean Servettaz, foudroyé dans un orage. Il avait pourtant connaissance de tous les éléments, il savait parfaitement qu’il fallait faire demi-tour alors qu’ils étaient proches du sommet. Et quand le client lui dit : « J’ai fait des montagnes plus difficiles, guide », « J’ai fait des courses plus dures et j’ai été pris par la tourmente ; je suis toujours allé au sommet. Est-ce que les guides de Chamonix seraient moins… », et ne finit pas sa phrase, c’est cette insinuation qui suffit pour que Jean Servettaz, grand guide de Chamonix, renonce à faire demi-tour comme il le voulait au départ :
« Vous voulez y aller, on ira »
« Je n’ai jamais été soupçonné de lâcheté ».
Autrement dit : si si, il en a. Que dire de plus ?
Prenons ensuite l’accident de Pierre. Il ne fait pas un temps à se lancer dans l’opération de récupération du corps de son père. Contre le bon sens (et la sécurité), Pierre et ses équipiers commencent pourtant l’ascension. Ce qui se joue dans ce départ n’est sans doute pas étranger à une question d’honneur qui soude un groupe d’homme contre un ennemi vaille que vaille, comme le laisse entendre cette comparaison du guide chef au moment de préparer la caravane :
« À Verdun, quand un copain tombait dans les lignes, on préférait se faire tuer plutôt que de ne pas aller chercher son corps ».
Bon. Mais s’ils n’ont dans un premier temps pas tenu compte de leurs hésitations, ils auraient dû décider de rebrousser chemin parce qu’effectivement, très vite, et à plusieurs reprises, ils frôlent l’accident. Pas étonnant donc, qu’il finisse par arriver.
Les ressorts de cette ambiance avant accident sont intéressants à observer de plus près : on se trouve dans une incessante alternance entre la réprobation des « N’y allez pas bande de fous ! Descendez ! » et l’admiration des « Mais comment t’as fait pour passer, c’est tout lisse ? ». Et ça continue alors que Pierre se lance dans une escalade extrêmement risquée (encore plus dure que celles des autres) avec comme argument : « c’est mon père, c’est à moi d’aller le chercher, c’est à moi de m’exposer ».
Ce qui l’anime dans cette prise de risque qui lui amènera la reconnaissance de ses pairs, ce n’est pas une remise en cause du type « même pas cap », on dirait que c’est plutôt un plus grave « tu seras un homme mon fils ».
Les autres, qui ont essayé de le dissuader quand même, sont scotchés, c’est un remarquable grimpeur et blablabla, un travail extraordinaire, pas un de nous serait passé, etc.
Il remet ça, et évidemment se casse la gueule juste avant de pouvoir se protéger. Là encore, au final, cet accident était largement évitable. Et tout le monde le savait.
Voyons enfin la course finale de Pierre et Georges. Le mec qui a le vertige et celui qui est mutilé partent faire une course en décidant explicitement de ne prévenir personne, pour « voir ce qu’ils valent ». Ils se lancent même dans une course dont Pierre déclare :
« Déjà quand j’étais normal, j’appréhendais de m’y aventurer… Alors maintenant ? »
Mais Georges insiste :
« Faut vaincre ça ! »
(l’angoisse)
Et donc ils se lancent, et ce récit n’en finit plus de nous faire comprendre à quel point le moindre geste est important, un faux pas et c’est la mort. Nos héros échappent à des coulées, des chutes de pierres, et ce quasiment tout le long de la course. Et ils en ressortent indemnes. Et ce qui est formidable, c’est qu’ils voient la réussite de leur entreprise comme une preuve de leur capacité. La chance ? Aucune mention.
Mais au fond, à quoi bon tous ces risques ? Comme le dit Georges :
« On leur montrera qu’on est des hommes ! »
Décidément.
Parce que oui, au fond, dans ces trois moments clés du récit, ce qui se joue, c’est la virilité. Sous-entendre qu’on est un lâche si on renonce, refuser d’abandonner un corps à l’ennemi, vouloir surmonter l’invalidité ou le vertige : tout cela vient soutenir une certaine gestion des risques. Et cette gestion des risques s’accorde avec le vocabulaire guerrier et ce qu’il dit d’un rapport à la montagne, un rapport viriliste. Et non, ce n’est pas « parce que les hommes sont comme ça », ce n’est pas « naturel », ce rapport à la montagne et cette manière de gérer les risques. Je vous épargne le cours, les questions sur d’où ça vient, pourquoi, comment, etc : on trouve plein de réponses dans plein de livres féministes.
Alors voilà, la prochaine fois qu’on me parlera avec des étoiles dans les yeux de ce livre, j’espère qu’on pourra aussi dire, et entendre, « oui, mais ». Et qui sait, peut-être même qu’un jour on pourrait voir autrement que comme des exploits (donc avec une peur teintée d’admiration, à moins que ce soit l’inverse) des prises de risque qui ne doivent peut-être leur existence qu’à cette nécessité mortifère de prouver qu’on est un mec, un vrai.