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Y a-t-il des avancées du féminisme ?

Quelques éléments de réponse à une question difficile

par Christine Delphy
28 juillet 2010

Pour obtenir une réponse courte à une demande de bilan, il est sans doute utile de guider la parole des personnes en posant des pôles comme les termes d’« avancée » et de « défaite ». Dans le même temps, ces termes qui justement polarisent sont plutôt contraires à l’esprit d’un bilan, qui implique une recherche d’exhaustivité et suppose d’évaluer, sur beaucoup de thèmes, des évolutions qui ne se laissent pas facilement appréhender comme des victoires totales ou comme des désastres intégraux.

Un bilan du féminisme exigerait aussi de définir celui-ci : s’agit-il de la « cause des femmes » ou de l’action des mouvements ou des individu-es féministes ?

Il faudrait aussi préciser le champ spatial retenu : parle-t-on de la France, de l’Europe, des pays occidentaux ? Des pays riches y compris non-occidentaux ? Ou de tous les pays du monde ?

Car avec chaque choix, les sujets de préoccupation ou de satisfaction prioritaires changent. Et ils changent encore selon que l’on adopte sur ces sujets, à l’échelle mondiale, un point de vue occidental ou un point de vue non-occidental. Dans ces deux catégories de points de vue, il faut encore préciser de quel regard occidental, par exemple occidentaliste ou au contraire internationaliste, on adopte, et il en va de même pour les regards non-occidentaux.

La période, de surcroît, nous incite à la prudence, qui voit le féminisme ou la cause des femmes mis au service de visées de conquête par des États occidentaux ; par les gouvernements de ces pays certes, mais souvent avec l’appui, parfois mais pas toujours naïf, des féministes de ces États.

Ainsi on peut se féliciter du fait que les féministes de par le monde aient réussi à faire entendre que la violence masculine existe, mais on doit dans le même mouvement s’inquiéter des stratégies d’occultation de cette violence immédiatement mises en place par le patriarcat contre les victimes de cette violence ; mais aussi des stratégies mises en place par la « Guerre contre la terreur » (bureau : Washington, USA) qui justifie l’extermination de populations et la destruction de pays entiers – l’Afghanistan hier, l’Irak aujourd’hui, la Syrie et l’Iran demain – au nom des « droits des femmes ».

Ces manipulations et instrumentalisations rendent les féministes comptables, qu’elles le veuillent ou non, non seulement de leur lutte, mais aussi de ce que les autres en font. Dès lors que des pouvoirs impériaux et impérialistes s’en emparent, la responsabilité des féministes change de dimension et devient écrasante.

Deux exemples de cette instrumentalisation : la guerre de vengeance contre le peuple afghan en 2001, et plus récemment, en France, la campagne contre le port du foulard par les jeunes filles de confession musulmane. Beaucoup de féministes françaises, avec les meilleures intentions du monde, celles de lutter contre l’oppression des femmes des « quartiers », ne se sont pas rendu compte du résultat objectif de leurs positions. Parce qu’elles ont sous-estimé le racisme de la société française, et les clivages réels qu’il crée dans cette société, elles ont pris une position qu’elles croyaient humaniste, qu’elles croyaient préserver la liberté des individu-es contre les contraintes religieuses. Mais elles ont ignoré le contexte sociologique qui fait que c’est en réalité toute une partie de la population française, qui, déjà stigmatisée et discriminée, s’est trouvée encore plus spécifiée négativement, encore plus vulnérable au racisme, encore plus humiliée, encore plus en colère. On sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions, l’affaire du « foulard islamique » est un cas d’école de ce proverbe.

Ce n’est pas un hasard si c’est dans la foulée de cette affaire et de l’hystérie politique, pour reprendre les mots d’Emmanuel Terray, qu’elle a provoquée (ou révélée), que des mouvements tels que les Indigènes de la République, et aujourd’hui de nombreux autres groupes locaux, animés par le même ressentiment et la même soif de justice, se sont créés. Dans la mesure où cette affaire a contribué à faire émerger une parole des offensés, elle a des côtés positifs. Mais elle a aussi permis à des tendances nationalistes de surgir du sein même de la partie du champ politique qu’on voyait jusqu’alors comme un rempart contre le chauvinisme.

On pouvait espérer que la majorité féministe pro-loi examine son action à la lumière des conséquences, et du coup questionne les postulats qui lui avaient fait opposer la lutte antiraciste et la lutte antisexiste. Il n’en a rien été. Le mouvement féministe se retrouve quasiment coupé en deux, et la majorité pro-loi a de facto partie liée aujourd’hui avec une nouvelle donne politique qui, dépassant le clivage gauche-droite et sous couvert de « républicanisme », adopte la vision géo-politique anglo-américaine de la « menace islamique » et donc de la « guerre des civilisations ».

C’est dire qu’il n’existe quasiment plus de lieu théorique et idéologique où puisse se maintenir et se développer, à l’heure où le besoin en est le plus grand, une résistance conséquente à un cadre de pensée et d’action néo-colonial global, qui permet et les guerres néo-coloniales qui se succèdent sans répit depuis 1991, et la solidification d’une structure sociale raciste sur le plan intérieur.

Peut-être le salut viendra-t-il de ces nouveaux regroupements politiques encore embryonnaires – dont les « féministes indigènes » – à la veille d’une nouvelle offensive américaine se proposant, antienne ressassée mais toujours aussi terrible, de « ramener l’Iran à l’âge de pierre », tandis qu’ici, le thème « aimez la France ou quittez-la » fait un tabac.

La suite vendredi 30 juillet : « Retrouver l’élan du féminisme »

P.-S.

Cet article est repris dans le livre de Christine Delphy, Un universalisme si particulier, que nous recommandons vivement. Nous le publions avec l’amicale autorisation de l’auteure.