Au début, je n’ai pas compris l’intérêt que ce texte a suscité. Il a pour seul effet de nourrir "l’islamopsychose" et de dicter avec arrogance aux femmes musulmanes la bonne manière d’être féministes. Il est truffé de contre-vérités et de relents néo-coloniaux. Et puis j’ai découvert que l’auteure, Delphine Horvilleur, était en fait une féministe de renom. Dommage pour moi : il faut croire que je ne suis pas tombée sur son écrit le plus brillant. Dommage pour nous toutes : cette femme aurait pu être solidaire des femmes musulmanes, elle a préféré les trahir.
Je vais m’arrêter ici sur sept moments de cet article, et m’amuser à les décortiquer, mais avant tout laissez moi me présenter en quelques mots, pour préciser d’où je parle : je suis franco-tunisienne, de confession musulmane, fille d’immigrés, et je porte le foulard.
1. "Le scénario est connu et trouve fréquemment le chemin des plateaux télés. Une femme à la tête couverte, généralement élégante, cultivée et se disant « féministe », est invitée à témoigner devant un homme politique, un journaliste ou un intellectuel."
Le scénario auquel l’auteure fait ici référence, c’est "l’Emission Politique" sur France 2 qui a donné la parole à Attika Trabelsi face à Manuel Valls en janvier 2017. Il faut croire que l’on ne regarde pas la même télé, car ce scénario est plutôt unique en son genre, ce n’est en tout cas pas le chemin le plus courant que prennent les médias. J’ai tout de même ardemment cherché dans ma mémoire... Mais non, à l’exception de la sociologue Hanane Karimi qui, telle une justicière, prend de son temps pour porter dans le débat public une voix dissonante parce que féministe et décoloniale, je ne retrouve aucune autre femme qui soit conforme à cette plaisante description et que la télévision se plairait à inviter. Personnellement, dans mon fil d’actualités, le seul média dominant qui, suite à l’affaire burkini, a eu le bon sens de donner la parole aux premières concernées, femmes françaises de confession musulmane, c’est le New York Times – qui, "obviously", n’est pas français. Et si certains médias écrits comme Mediapart ou Slate ont publié sur le sujet des articles de fond objectifs, et de qualité, et si enfin Libération a ouvert ses colonnes à une (remarquable) tribune de Karima Mondon, on ne peut guère en dire autant des grands médias audiovisuels, et même de la grande presse.
2. "Cette femme dit « JE », et pourtant il y a comme un malentendu : y résonne étrangement le « NOUS » de revendications communautaires, la voix de groupes identitaires qui s’abritent derrière l’histoire individuelle."
Alors attention, c’est ici, avec ce délire je / nous, que commence "l’islamopsychose". Le "je" cacherait en fait sournoisement un "nous". Cette femme serait tout autant une agente du "nous", qui veut s’imposer dans "notre" société, qu’une victime du "nous", qui lui soustrait son autonomie individuelle. L’auteure nous précise plus loin qu’il y a "pression d’un NOUS collectif, qui imposerait les codes ou les dogmes d’un « groupe » d’appartenance". Je vais vous révéler un petit secret : l’auteure a raison ! Il semble bien qu’il y ait un "nous" qui s’abrite derrière Attika Trabelsi. Mais désolée de vous décevoir : ce "nous" n’est pas une horde d’hommes musulmans monstrueux qui veulent imposer le voile à toutes les femmes du monde. Ouvrez grands vos yeux : le "nous" caché derrière Attika Trabelsi, c’est en fait l’association Lallab, une association lumineuse, de femmes brillantes, déterminées et enthousiastes, voilées et non voilées. Cette association défend le droit de chaque femme à s’auto-déterminer et met en lumière le récit de la diversité des femmes musulmanes en France.
3. Selon l’auteure, nous considérerions que la laïcité "empêche des femmes (ou des hommes) de dire JE, et d’être des sujets pleinement aux commandes de leur existence, des individus capables de décisions autonomes".
Nous serions donc contre la laïcité. Petites rectifications, madame l’auteure. D’abord, personne dans ce débat n’a jamais déploré que la laïcité empêche de dire "je" ! Je ne sais pas où vous avez trouvé cette idée saugrenue. Je dénonce assurément tout un tas d’individus qui considèrent que je suis influencée par le "groupe" dans mon choix de porter le foulard, je revendique donc la capacité de dire que "je" suis maîtresse de mes choix, indépendamment du groupe. Mais ceci n’a rien à voir avec la laïcité. Là, j’avoue, je ne comprends pas votre logique.
Ensuite, je considère tout comme vous que la laïcité garantit bel et bien pour un individu "la possibilité, quelles que soit ses croyances, ses ancrages ou sa culture, d’exister et de parler dans l’espace public", et je déplore bel et bien qu’une entrave soit faite à cette possibilité, mais je considère que cette entrave n’est en aucun cas la laïcité : c’est plutôt l’instrumentalisation qui en est faite, et la promotion d’une "nouvelle" laïcité falsifiée, dévoyée de son sens premier. Cette "nouvelle" laïcité s’est traduite par exemple par la loi de 2004 qui a exclu des jeunes filles portant le foulard de l’éducation, ou par les arrêtés municipaux anti-burkini qui ont chassé de la plage des femmes couvertes. Les sages du Conseil d’Etat, plus haute juridiction administrative française, se sont d’ailleurs prononcés contre ces deux mesures anti-laïques.
4. "Ces femmes qui disent légitimement « Je suis un sujet de plein droit, autonome et souverain dans sa décision » ont raison de l’affirmer mais elles oublient de dire qu’elles le sont grâce à la République…"
Voici une phrase qui place l’auteure, au moment où elle ose l’écrire, dans une posture néo-coloniale stupéfiante. Quelle arrogance ! Cette phrase nous ramène à l’époque de la République française coloniale, qui se donnait pour "mission civilisatrice" de sauver les femmes musulmanes du patriarcat arabe dans ses colonies (la réalité impérialiste n’étant bien sûr rien d’autre qu’une instrumentalisation du féminisme pour justifier l’exploitation de ressources étrangères). Demanderait-on aujourd’hui à une femme blanche, non musulmane de se montrer reconnaissante envers la République qui lui offre si généreusement d’être libre et autonome ? Cette phrase de l’auteure sous-entend que la République viendrait hisser les pauvres femmes musulmanes soumises à un statut de sujet de plein droit, autonome et souverain dans ses décisions. Il me paraît opportun de rappeler que cette République n’est pas de manière innée garante des droits des femmes, que celles-ci ont au contraire dû se battre – et qu’elles se battent encore – pour les conquérir. Dans cette si belle République qu’il nous (femmes musulmanes) faudrait vénérer, il existe encore des inégalités de salaire homme / femme, des violences conjugales meurtrières, des viols / harcèlements, des représentations extrêmement dégradantes de la femme dans la publicité, les jeux vidéos, le cinéma, les clips musicaux…
Et non, dans notre cas ici, ce n’est précisément pas "grâce à la République" que nous existons comme sujets autonomes, puisque bien au contraire, les représentants de la République nous dénient le droit de porter le foulard, donc le droit de disposer de nous-mêmes – et c’est justement pourquoi nous devons, contre eux, le réaffirmer !
Quant aux interprétations de notre tradition religieuse, il existe effectivement des oppressions faites aux femmes de manière abusives au nom du religieux. Mais de là à dire comme l’auteure que ces interprétations feraient "toujours" du féminin "le genre de la dépendance, de l’éclipse ou de la soumission", c’est absolument essentialiste, et complètement faux.
5. "La liberté de sujet que ces femmes revendiquent les oblige, comme elle oblige chacun d’entre nous, à exiger que d’autres y accèdent. Ne pas le reconnaître est un refus de responsabilité."
Sous-entendu : on ne défendrait peut-être pas assez le droit des femmes à ne pas porter le foulard. Bon, j’ai compris avec le temps qu’il n’est pas nécessaire de s’acharner à s’innocenter de points de vue ou d’attitudes qu’on nous attribue arbitrairement, parce que nos paroles tombent dans des oreilles qui ne les entendront jamais, parce qu’elles ne le veulent pas. On a affaire en fait, à nouveau, à une injonction néo-coloniale de l’auteure : on a le droit de revendiquer notre liberté de sujet, mais ce droit est soumis à conditions ! L’auteure nous oblige à nous positionner en retour de ce droit. Ah non, pardon : ce n’est pas seulement "nous" les femmes musulmanes portant un foulard qui sommes obligées, mais "chacun d’entre nous" c’est-à-dire tout le monde... même si l’auteure nous fait l’honneur d’un article rien que pour nous ! Dans ce cas, elle pourrait écrire aussi un texte spécialement adressé aux politiques, pour exiger d’eux qu’ils reconnaissent la liberté de sujet des femmes musulmanes, et leur droit de se vêtir comme elles le veulent. Elle l’a peut-être déjà fait, je lui accorde le bénéfice du doute – un petit doute…
6. "Voilà ce qui continue de m’étonner quand j’entends ce discours « féministe religieux » : il exige de la République ce qu’on n’entend pas ces femmes exiger de la pensée religieuse, à savoir la possibilité d’y être entendues et autonomes, en possession de leur corps, sujets dans la discussion et pas sujets de discussion, capables d’interpréter le texte et de condamner la violence exercée en son nom contre les femmes."
A nouveau une contre-vérité incroyable ! Il est étrange que les voix nombreuses et diverses du féminisme musulman, qui s’élèvent partout dans le monde contre les autorités politiques et religieuses bafouant le droit des femmes, ne soient pas parvenues aux oreilles de l’auteure, alors même qu’elle se vit elle même comme féministe et religieuse, féministe juive. Hmmm ! Quant à "nous", je nous renvoie à l’ouvrage Féminismes islamiques de la sociologue Zahra Ali.
7. "Elles oublient de rappeler qu’aujourd’hui encore, bien des femmes sont menacées par les traditions religieuses, précisément quand elles essaient d’exercer cette autonomie de sujet, et que dès lors, le « féminisme » qu’elles revendiquent les engage, notamment à reconnaître que certains vêtements ou certains rites sont « chargés » de la douleur de celles à qui on dénie ce statut d’individu souverain."
L’oppression que l’on fait subir à une femme en la forçant à porter le foulard est aussi "douloureuse" que l’oppression que l’on fait subir à une femme en la forçant à retirer le foulard. En faisant longuement référence aux femmes qui souffrent d’une oppression faite au nom du religieux, c’est comme si l’auteure tentait ici de rendre illégitime la revendication du droit de celles qui souhaitent s’émanciper par le religieux. Sincèrement, je n’irais pas jusqu’à dire que l’auteure instrumentalise la souffrance de certaines femmes pour justifier la discrimination d’autres femmes, mais j’affirme tout de même qu’il y a deux types de discours : ceux qui condamnent clairement toutes les oppressions et ceux qui zigzaguent pour justifier la stigmatisation et discrimination des femmes musulmanes qui choisissent de se couvrir.
Et voilà comment BibliObs publie oklm ce type de propos. Liberté d’expression me dira-t-on. Soit, double soit, mais alors liberté d’expression pour tout-t-es ! Que la parole publique soit offerte aux différentes voix de manière égalitaire ! J’espère que BibliObs publie des avis contradictoires, pour donner à ses lecteurs et lectrices une vision un peu plus globale, et alimenter leur esprit critique plutôt que leur "islamopsychose". Ceci dit, cet article repose peut-être sur un concept philosophique du "je/nous" qui n’est pas à la portée de mon intelligence ! A l’heure où j’écris cette réponse, cet article a quand même reçu l’approbation de milliers de likes sur Facebook, donc comprenez que je sois perplexe – je suis peut-être passée à côté de quelque chose de transcendant !
Bien à vous, qui m’avez lue jusqu’au au bout.
PS : Je dis "je" dans mon texte, alors je vous rassure : c’est bien "je" qui s’exprime. Mais bon, méfiez-vous quand même ! Dieu Seul sait : je cache peut-être un "nous" qui pense comme moi que l’article de Delphine Horvilleur est ridicule et qui en a marre d’entendre parler tout le temps du voile, ce faux problème créé pour nous détourner des vraies questions [1].