On ne peut avancer vraiment dans la réflexion sur la violence que si l’on renonce à utiliser ce même terme
– pour parler des actions qui ont pour projet (conscient ou non) d’égratigner, de blesser ou de tuer, actions que je préfère nommer des agressions (de la micro-agression à l’agression majeure)
– pour parler des conduites qui ont pour projet (conscient ou non) de forcer, contraindre, emprisonner, annexer, confisquer, instrumentaliser, programmer, chosifier, rendre dépendant, conduites que je propose d’appeler des violances (de la micro-violance à la violance majeure).
J’’ai pris la décision difficile de créer ainsi ce terme nouveau, non pour satisfaire un caprice, mais pour combler un vide né du détournement de sens du terme autrefois légitime. Si j’en crois le Robert, le mot violence apparaît à la fin du Moyen Age, notamment dans l’expression faire violence avec le sens : "agir sur quelqu’un ou faire agir quelqu’un contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation. - Forcer, obliger."
Pour être en mesure de faire violence à des individus et surtout à des populations, il faut occuper une position de pouvoir. En d’autres termes, il faut être un dominant : prince dans sa province, patron dans l’entreprise, propriétaire face aux esclaves, mari du code Napoléon... Et quand on est un dominant, on n’a pas intérêt à ce qu’il existe un mot dévoilant la réalité de l’oppression. Difficile de proscrire le mot. Il était plus habile de lui donner de nouvelles significations qui recouvrirent la signification originelle et la firent oublier. Ainsi, la force brutale qui n’était à l’origine que l’un des moyens de la violence est devenue - par dérivation métonymique - la violence elle-même, fonctionnant comme hyperonyme pour agression, brutalité, expression intense de la rage, meurtre, explosion, guerre, etc.
La réussite de cette manipulation symbolique est totale quand on utilise le mot pour évoquer les explosions de dominés. La soumission de l’opprimé relève de l’ordre établi. Qu’il rompe cet ordre en brisant ses chaînes et en frappant le maître, voilà le scandale. Dans la langue des maîtres devenue langue commune, le violent n’est pas celui qui fait violence, mais le vilain qui ose se rebeller.
Comment percevoir finement une réalité quand il n’y a plus de mot pour en parler ? Recréer un terme nouveau qui reprend le sens ancien en l’enrichissant, c’est fournir aux dominés un outil de clarification de ce qu’ils subissent, un outil qui doit leur permettre la lucidité, la réflexion et la revendication de droits nouveaux, plutôt que l’explosion anarchique qui leur laisse le mauvais rôle.
Depuis quelques décades, grâce aux mouvements féministes notamment, on commence à s’intéresser au quotidien de l’oppression, à ces violances subtiles, discrètes, souvent installées dans une continuité et une insidieuse douceur qui leur assurent une apparence de légitimité. Ce sont, bien sûr, les violances majeures qui mobilisent essentiellement l’indignation publique : esclavage, proxénétisme, viol, y compris dans le mariage, violance pédophile, harcèlement, unions forcées, excision... D’autres violances majeures pourtant très fréquentes passent encore inaperçues, en particulier celles qui se distribuent en petites coupures comme le dressage à la soumission que certains appellent l’éducastration.
Le terme violance se trouve chargé d’images très lourdes et du coup il devient difficile de l’utiliser pour des faits ténus dont la qualification pourtant mérite considération, notamment quand on s’intéresse à la longue durée et aux phénomènes cumulatifs. Depuis longtemps déjà, la sagesse populaire les a pris en compte, par exemple lorsqu’il est question de la goutte d’eau qui... ou des petits ruisseaux qui... C’est pour marquer tout à la fois les parentés et les différences importantes de degré à l’intérieur d’une grande famille que j’ai choisi de passer du concept unique de violance à une typologie qui distingue quatre niveaux de gravité : violance majeure, lourde, mineure et micro-violance [1]
Pour choisir le niveau de gravité d’un acte de violance, je propose de prendre en compte trois critères : l’enjeu, le conflit pression/résistance et le temps.
L’enjeu
L’enjeu, c’est ce qui est imposé à la personne chosifiée. Est-elle consommée comme objet sexuel, comme esclave productif ou simplement comme oreille obligée ? La contraint-on à boire son troisième verre d’alcool ou seulement (?) à écouter pour la centièmefois une publicité particulièrement inepte ? S’agit-il d’épouser le bon parti imposé par la famille, de participer à une guerre qu’on estime déshonorante ou d’entrer dans le cycle d’études décidé par le père en renonçant à l’orientation dont on rêvait ?
Dans bien des cas, l’enjeu n’est mesurable que si l’on connaît l’écart entre l’exigence du contraignant et le désir du subissant. Par exemple, avoir été contraint à boire 2 verres de punch est plus lourd pour celui qui ne voulait pas boire du tout que pour celui qui aurait spontanément bu un verre de whisky.
Le conflit pression/résistance
Le conflit pression/résistance indique comment le contraignant s’y est pris (les formes de pression utilisées, l’intensité, l’insistance...) mais aussi la réponse du contraint (de la passivité totale à la résistance victorieuse mais psychologiquement épuisante ou au contraire constructrice d’une personnalité toute neuve...)
La violance alimentaire, que beaucoup d’enfants ont subie avant de l’imposer à leur tour, peut s’exercer sur le mode de la terreur (les cris, les coups, la bouche forcée, le nez pincé), du siège têtu (3 heures s’il le faut) ou encore du fais plaisir (Une cuillerée pour Tonton) qui relève seulement d’une micro-violance inévitable selon certains.
Entre la brutalité totale et la plus extrême douceur, les nuances ne manquent pas. Comparez :
-"Bien entendu, vous dînez avec nous ! "
-"Vous ne nous ferez pas l’affront de partir sans trinquer !"
-"Si tu ne cesses pas immédiatement de pleurer, je vais te donner de bonnes raisons de continuer !"
-"Si tu aimes vraiment ta mère, tu mettras immédiatement à la porte cette putain !"
-"Laisse-toi faire ou je te casse en deux !"
- Il ne prit pas la peine d’ouvrir la bouche mais le cran d’arrêt qu’il avait posé sur la table était d’une éloquence suffisante.
En regard de ce qui est mis en place par le contraignant - agression physique, menace, ordre, chantage, invocation de la tradition, mensonge, supplication, pleurs, culpabilisation ("Ce n’est pourtant pas grand’chose, ce qu’on te demande !"), bouderie, séduction et autres formes de manipulation - il est nécessaire de s’intéresser aux alliés du contraignant à l’intérieur même de la personne contrainte, notamment ce qui a été déposé par beaucoup d’éducateurs, soit dans la version autoritaire ("Fais ce qu’on te dit et ne discute pas !"), soit dans la version manipulatrice ("Allons ! Tu ne vas pas faire des histoires pour si peu ! Sois gentil ! Fais-moi plaisir !"). La plupart des violances ne triomphent qu’avec le concours de l’auto-violance. Plus généralement, ce qui est en question, c’est le degré de soumission installé par l’environnement de l’enfant (famille, école et catéchisme éventuellement...). Plus la personne est soumise, plus le contraignant peut faire l’économie d’une pression lourde.
Quand la soumission est absolue, la contrainte devient totalement inutile. Bien des parents sans doute seraient surpris si on leur disait que la docilité qu’ils ont installée à leur profit dans la petite enfance, a fonctionné ensuite au bénéfice d’une secte ou de violants individuels divers. Dans la confiscation des corps, il est malheureusement très courant que tout soit subi passivement dans une soumission absolue laissant au violant l’illusion que l’autre est consentant et que par conséquent il n’y a ni victime ni violance. La personne est bloquée non seulement à l’expression mais aussi à l’idéation même d’un refus. La pensée qu’elle pourrait ne pas se laisser faire, qu’elle en a le droit, ne lui vient même pas. L’incapacité à dire non réduit une partie de la population (hommes, femmes, enfants) à une forme tragique et paradoxale d’inviolabilité. : On ne peut violer qu’un être capable d’exprimer son refus, ne serait-ce que faiblement. Pour ces êtres secrètement mutilés, les violances les plus décisives eurent lieu dans la première enfance.
Parfois, grâce à un conditionnement plus raffiné, certains en viennent à se mobiliser automatiquement pour deviner et satisfaire le besoin de l’autre. Installée à l’origine pour le confort des parents, cette servitude volontaire finit par fonctionner ensuite au bénéfice du premier venu, grâce à un phénomène de transfert généralisé. Il n’y a plus ici hétéro-violance mais subtile auto-violance installée très précocement et parfois consolidée par la catéchèse, dans notre vieille culture judéo-chrétienne.
"Comment faut-il obéir à nos parents : - 1° Promptement, sans attendre ni provoquer la colère ; s’attacher même à prévenir leurs ordres et jusqu’à leurs désirs [2] - 2° avec foi et amour, comme à Dieu même..." [3]
D’autres, qui n’ont jamais eu dans leur enfance le droit d’exprimer un désir ou une préférence, éprouvent une incapacité plus ou moins totale, plus ou moins définitive à savoir ce qu’ils veulent vraiment.
Le temps
Le temps peut s’évaluer sous divers angles et pour en parler d’une façon suffisamment concrète, je me placerai cette fois dans le cas du viol, tristement représentatif des violances les plus graves :
- Sous l’angle ordinal, l’âge est la variable essentielle. Dès la fin du XIXème siècle, Freud avait observé que l’utilisation sexuelle d’un enfant prépare des types de névrose différents selon l’époque plus ou moins précoce de ce qu’il appelait pudiquement la "séduction"...
- Quantitativement, il faut prendre en compte le temps de l’action elle-même (10 minutes ? toute la nuit ?) et sa fréquence éventuelle (tous les jours pendant 10 ans ?). C’est ce que la justice comptabilisera d’abord. Il faut aussi évaluer le temps de la souffrance.
Ici encore, le langage courant, conforté par les dictionnaires, obscurcit le réel au lieu de le révéler, puisqu’il camoufle l’essence de la souffrance en en faisant un simple synonyme de la douleur. Admettre que la douleur est une souffrance ressentie permet d’accéder au constat que la souffrance physique ou psychique peut être importante sans être ressentie [4].
Il faudra donc prendre en considération le temps de cette souffrance-là, celle qui poursuit souterrainement son activité, en combinaison complexe avec la personnalité déjà installée. Même si elle semble oubliée, une très grande souffrance a un retentissement redoutable, souvent définitif sur les perceptions, les attitudes, les inhibitions, les choix de la personne. Je parle ici de la souffrance dans son sens le plus global : souffrance physique mais surtout désespoir, terreur, dégoût, rage, éventuellement honte et culpabilité quand la victime s’est sentie trahie par quelque chose de son propre corps.
La question des violances légitimes
On ne peut pas laisser un très jeune enfant courir en tous sens sur une voie publique où circulent motos et voitures... La circulation des véhicules elle-même est, fort heureusement, très encadrée. De même, lorsqu’un individu se révèle dangereux pour la vie de ses semblables, il est indispensable de restreindre fortement sa liberté de mouvement. Il est donc des circonstances dans lesquelles contraindre, imposer apparaissent comme légitimes parce que d’élémentaire protection. Mais entre les violances illégitimes unanimement reconnues comme illégitimes (à un moment donné, dans une société donnée) et les violances légitimes unanimement reconnues comme légitimes, il y a toutes les violances dont la légitimité sera proclamée ou contestée dans 20 ans ou dans un siècle.
Dans bien des cas, une violance qui semblait hier légitime est aujourd’hui regardée avec indignation : On ne voit plus des maîtres attacher dans le dos la "mauvaise" main du gaucher. Un père cynique ne peut plus, comme au XIXème siècle, faire emprisonner un fils sans jugement, pour des années. On ne peut plus, comme à cette époque, faire travailler des enfants de 5 ans au fond de la mine. Vous avez le droit en France de chanter ce que vous voulez et si vous croisez une procession sans retirer votre chapeau, vous ne risquez plus comme l’infortuné chevalier de La Barre en 1766, d’être décapité et brûlé après avoir été torturé et avoir eu la langue arrachée. En ce début de XXIème siècle, un homme qui garrotterait son fils sur des fagots et qui se préparerait à l’égorger avant de le brûler, inspirerait aux plus pieux, de la compassion ou de l’horreur plutôt que de la vénération, même s’il prétendait accomplir la volonté du Seigneur.