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« Ils me trouvent et se prouvent je les boude »

Hermine Karagheuz, actrice poétesse

par Pacôme Thiellement
30 avril 2024

Connu de plus en plus, grâce aux camarades de Blast, auprès d’un large public, Pacôme Thiellement trace depuis maintenant vingt ans et vingt livres un sillon et mille lignes de fuite qui, par des entrées différentes, opposées aux notres parfois si l’on regarde de loin, mais finalement pas tant que ça, par des entrées communes aussi, nombreuses, celles notamment qui nous furent ouvertes par les Beatles, Nerval, Colette Thomas, Topor, Lynch, Cassavetes, Billie Holiday, Otis Redding mais aussi Jacques Rivette, Hermine Karagheuz, Juliet Berto et ses co-actrices et co-scénaristes Dominique Labourier, Bulle Ogier et Marie-France Pisier, ses soeurs et avatars Céline et Julie, Angèle, Madlyn, Buffy et quelques autres, tourne autour des mêmes questions que nous, et ont fait de Pacôme l’un·e des habitué·e·s de ce site – et pour ainsi dire « un des nôtres ». Que sa porte d’entrée soit religieuse ou spirituelle, cinéphilique ou rock’n’roll, soul ou jazz, c’est toujours le fil d’une vie vivable qui est poursuivi, comprise comme libérée autant qu’il est possible des rapports de domination. Paix et amour, égalité et justice sont des mots que Pacôme n’emploie qu’avec parcimonie, bien que de plus en plus, parce qu’ils font peur sans doute, parce qu’aussi beaucoup de crapules en ont fait leur – sale – chose, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, toujours. Plus explicitement que jamais, c’est cela qui est au coeur de son nouvel opus : Le secret de la société, qui vient de paraître aux PUF. Comme presque toujours dans ses livres, Pacôme part d’une question simplissime, enfantine (les moins vite répondues) : « Est-ce qu’on pourrait tout changer ? », et se lance dans les pas d’un·e compagnon·ne de route, qui l’embarque avec lui – en bateau, en vélo ou à pied. C’est, de fait la promenade, comme dans les précédents livres de Pacôme, qui structure tout : la pensée, l’écriture, la méthode, le style – avec tout ce que cela implique d’imprévu, d’errance, de pauses et de haltes chez les copines et les copains sur la route, de divagations et de retours éternels sur le même croisement. Le compagnon de voyage se nomme cette fois-ci Jacques Rivette, et chacun·e des rencontres nous ramène à cette question de la vie émancipée. Chacun·e a quelque chose de précieux à nous dire, qu’il ou elle se nomme Karl Marx, Friedrich Nietzsche, Simone Weil, Jean Renoir, Antonin Artaud, Farid Al-Din Attâr, Pascale Ogier, Colette Thomas, Jeanne D’Arc, Juliet Berto, Hermine Kharagheuz… C’est à cette dernière, disparue il y a trois ans, le 30 avril 2021, que sont consacrées, ci dessous, les très bonnes feuilles de ce très beau livre.

Partie précédente : Juliet Berto, du bateau de Céline et Julie à la Jonque de Lili

Née en 1938, Hermine Karagheuz a déjà 37 ans quand elle tourne Duelle. Elle en fait dix de moins. Au bas mot. Elle fera dix à vingt ans de moins que son âge toute sa vie. Elle est née et a grandi dans la communauté arménienne d’Issy-les-Moulineaux et elle est partie à Paris une fois majeure, par le métro, avec sa copine Monique, pour aller à la rencontre des artistes à Saint-Germain-des-Prés. Elle a d’abord vécu de la vente de poèmes dans les cafés. Mais aussi de petits vols, comme Frédérique, le personnage joué par Juliet Berto dans Out 1. Hermine Karagheuz était pauvre et débrouillarde, libre et sérieuse, joyeuse et concentrée. Une fois parisienne, elle a très vite rencontré Roger Blin et Jean Babilée, qui seront ses grands amours successifs et ses amis pour toujours.

C’est à cette époque que Jacques Baratier la fait apparaître dans Le Désordre à vingt ans. Elle est là, regard intense, dès les premières minutes du film. Il lui demande comment elle est arrivée. Elle répond : « Par le métro. Mairie d’Issy – Saint-Germain-des-Prés. On change à Montparnasse. » Qu’est-ce qu’elle y fait ? « Marcher, marcher, marcher. Voir, chercher, rencontrer. » Jacques Rivette avait-il vu ce film ? Parce qu’Hermine y réapparaît périodiquement et, un peu comme Colin dans Out 1, elle interpelle les passants aux terrasses des bistrots : « Bonjour, vous voulez m’acheter un poème ? Tout le monde me refuse aujourd’hui. J’ai pas de chance. »

Le film sort en 1967 mais, dans la vie d’Hermine, on est encore en 1966, très peu de temps avant ses débuts de comédienne au théâtre, dans Monsieur Fugue de Liliane Atlan, puis dans Je ne veux pas mourir idiot de Wolinski mis en scène par Claude Confortès. Pendant vingt ans, elle va alterner les films magnétiques et les pièces mythiques. Et puis les spectacles musicaux avec Ghédalia Tazartès. Comme Juliet Berto incarne à elle seule le neuvième arrondissement, Hermine est le douzième en personne. Et elle le transporte avec elle dans le cinéma. Hermine ferme Out 1 – devant la statue d’Athéna. L’aquarium de la porte Dorée est un des décors de Duelle.

En 1976, parallèlement à Duelle, on voit apparaître Hermine Karagheuz et Juliet Berto dans Monsieur Klein de Joseph Losey. Juliet Berto joue Florence, la maîtresse évanescente de Klein. Évanescente mais pas du tout à côté de la plaque, elle seule s’inquiète pendant le spectacle antisémite que Klein applaudit. Hermine apparaît en petite ouvrière. C’est la seule qui ne rit pas et essaie d’aider Klein lorsque celui-ci recherche Françoise, la petite amie de son homonyme juif avec lequel il finira par se confondre.

On retrouve Hermine dans Lumière de Jeanne Moreau. Elle y joue une comédienne qui hante les cafés et dit « J’angoisse quand je ne joue pas ». Il y a Ghedalia Tazartès à la table à côté. Et il y a à nouveau Ghedalia Tazartès dans Mon cœur est rouge de Michèle Rosier, en 1977, où Hermine apparaît en petite loubarde. Elle surgit dans l’image à moto, a un accident et demande à Françoise Lebrun de l’emmener à Lariboisière. « C’est vrai que le cerveau des femmes est plus petit que celui des hommes ? », demande Lebrun, pince-sans-rire, à un médecin. « C’est faux », répond celui-ci, sérieux comme un jeune homme. « Alors, dans mille ans, si on se bagarre un peu, on y arrivera, hein ? », commente Hermine.

En 1975, Hermine jouait carrément Alice Guy, la réalisatrice de La Fée aux choux, le tout premier film de fiction de l’histoire du cinéma, dans Qui est Alice Guy ? de Nicole Lise Bernheim. En costume d’époque et canotier à voilettes, on la voit dire « J’ai inventé le film de fiction » à un vendeur de gaufres. « C’était sans doute une idée dans l’air, mais je l’ai eu la première », ajoute-t‐elle. « Au sucre, hein, la gaufre ! ».

Toutes ses apparitions sont des fulgurances. Mais la plus folle est peut-être dans La Mémoire courte d’Eduardo de Gregorio en 1979. Hermine y est Irène, l’épouse de Marcel Jaucourt, un personnage joué par... Jacques Rivette. C’est un traducteur de l’espagnol, présenté comme le premier traducteur de Borges, qui découvre l’existence d’un réseau de nazis exfiltrés en Amérique du Sud et se fait assassiner parce qu’il en sait trop : le seul véritable rôle de composition de Rivette dans le film d’un autre.

L’année suivante, Hermine réapparaît dans Guns de Robert Kramer, où elle retrouve Juliet Berto. Elle joue une réfugiée traumatisée qui a vu son enfant tué à coups de marteau devant ses yeux et qu’on voit retrouver lentement l’appétit, la parole et le mouvement. Elle explique son histoire dans un monologue en anglais. Avec Le Désordre à vingt ans, les films mis en scène par Rivette et La Mémoire courte, c’est son apparition la plus forte, la plus marquante. « Ses yeux sa voix sont un rébus », pour reprendre les mots mêmes d’Hermine Karagheuz dans « Flash 1 », un poème inédit.

Et puis, lentement, Hermine Karagheuz, qui a toujours écrit, a commencé à publier. Encore plus timide- ment que Juliet Berto. Pour des écrits aussi essentiels. Tout d’abord, elle écrit une pièce de théâtre qu’elle met en scène en 1982 : De quelle falaise dites-vous ? Et puis La Lune avait l’épaisseur d’un cil. Et puis elle écrit des articles dans L’Autre journal, où ses textes croisent ceux de Delfeil de Ton et les dessins de Gébé.

Enfin, c’est ce livre sur son ancien compagnon, Roger Blin, Une dette d’amour, en 2002. Roger Blin est mort en 1984. Dix-sept à dix-huit ans, c’est tout ce temps qu’il a fallu à l’Univers pour qu’une personne vienne demander à Hermine d’écrire ce livre. C’est Michel Archimbeau qui le lui a proposé pendant une conversation – en lui disant qu’il l’éditerait. Et, dès la première phrase, ça y est, on y est :

« J’ai toujours voulu raconter les derniers jours de Roger, comment Roger Blin a quitté la vie, à tous ceux qui l’ont connu, que je connais ou ne connais pas, à tous ceux qui l’ont aimé. »

Le livre commence sur les derniers jours de Roger Blin. Roger Blin est en train de s’éteindre à l’hôpital. Hermine l’accompagne, le veille, l’écoute raconter ses sorties de corps.

« Un voyage à travers des villes somptueuses, des architectures grandioses et bizarres, baignées d’une lumière crépusculaire de fin du monde. Le voyage s’est achevé dans les souterrains de la Comédie-Française, où l’on torture me confie-t‐il... »

Roger s’étonne :

« Mais comment ai-je pu quitter mon lit, je ne peux pas bouger ? »

« C’est ton double », lui répond Hermine.

« Où va ce quelque chose qui resterait de nous, après la mort ? », se demande Hermine Karagheuz dans Une dette d’amour. « Le voyage souterrain des âmes ; les quarante jours d’errance dans le labyrinthe, tunnel, purgatoire, no man’s land... avant d’accéder à la délivrance, à l’autre monde [...] Roger semblerait l’avoir pleinement vécu dans ses différents lits d’hôpitaux. Et si cela est, c’est d’un coup, plus ailé qu’un oiseau, qu’il serait monté très haut. »

2002, c’est l’époque où Hermine se retire plus ou moins de la scène. Ses apparitions jusqu’à sa mort en avril 2021 seront essentiellement des lectures de poètes. Rainer-Maria Rilke : les Élégies de Duino qu’elle avait commencé à dire en 1986. Mais aussi René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, qu’elle lira à Paris, à Reims et à Toulouse.

Ses deux dernières apparitions en public furent en 2016 et 2018 à Bourges et à Paris. En 2016 à Bourges dans une salle appelée Le Nadir, une lecture d’Antonin Artaud, avec Eyvind Kang et Jessika Kenney. Et, seule, Aurélia de Gérard de Nerval. En 2018 à Paris, au Centre Pompidou, c’est une lecture de Delfeil de Ton, en sa présence.

Artaud, Nerval, Delfeil. Lire Artaud, disait-elle, était « une nécessité », « comme une prière ». C’était lié à Blin, bien sûr. Roger Blin, qu’Artaud avait choisi, et qui apparaissait, comme elle, dans Le Désordre à vingt ans de Jacques Baratier, où il racontait la séance d’Artaud au Vieux-Colombier à laquelle il avait assisté en 1947. Nerval, qui est l’alpha et l’oméga de toute cette histoire. Et Delfeil de Ton qui avait si bien compris la spécificité de Rivette dans le paysage cinématographique français des années 1970.

Lire les poètes était devenu quasiment la seule activité apparente d’Hermine. Mais elle avait une activité secrète, secrète jusqu’à ses proches. Une écriture poétique qu’on ne connaît pas encore et qui, un jour, comptera. Certains poèmes contiennent « les parfums et vibrations essentielles des éternelles enfances » (« Oh La La »). D’autres l’expérience de l’âge, de la maturité : « illusions perdues adieu place à tout le reste », « une femme vraie est triste son rire le confirme » (« Si Fa Fa »). D’autres enfin expriment une radicale liberté qu’on n’avait plus entendu depuis les surréalistes :

« Lâchez les chimères pour l’ombre
L’ombre au soleil
Lâchez le soleil pour la lumière
Les lumières
Lâchez la lumière
Pour rien rien du tout
Lâchez tout »

Tous parlent d’une expérience déterminante :

« Métamorphose et toujours à la même place
Il ne s’est rien passé pourtant est différemment perçu
Tout est différent »

Et tous préparent à l’entrée dans l’autre pays :

« Se déchausser
Entrer dans sa nuit
Millénaire
Le cri des enfants
Sur la place désertée »

Surréalisme ? Non. Hermine est de la famille de Daumal, de Gilbert-Lecomte :

« Faites entrer les dieux
Les nouveaux et les anciens
Les nouveaux sont très anciens
Comme eux de tout temps comme eux
Nous les fîmes ils nous font je suis faite
Ils me font me défont et m’harnachent
Je les quitte les appelle
Ils me trouvent et se prouvent je les boude
Libre arbitre
N’en faire qu’à sa tête et y laisser sa vie
Nous connaissons les règles du Grand Jeu »

Out 1 n’a pas rencontré immédiatement ses spectateurs, mais Céline et Julie et Duelle ont rencontré leurs actrices. Et ce fut l’ambition la plus sainte du cinéma de Jacques Rivette. En émancipant ses actrices comme Breton n’a pas su émanciper Nadja, il s’est émancipé lui-même. Et en se libérant, il a libéré ses spectateurs. La Révolution Sans Roi du cinéma de Rivette, c’est celle des actrices poétesses : Juliet Berto, Hermine Karagheuz. Guerrières du Bonheur et de la Paix qui connaissent les règles du Grand Jeu.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pacôme Thiellement, Le secret de la société. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Presses Universitaires de France.