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Juliet Berto, du bateau de Céline et Julie à la Jonque de Lili

Les aventures d’une guerrière du Bonheur et de la Paix

par Pacôme Thiellement
5 mars 2024

Connu de plus en plus, grâce aux camarades de Blast, auprès d’un large public, Pacôme Thiellement trace depuis maintenant vingt ans et vingt livres un sillon et mille lignes de fuite qui, par des entrées différentes, opposées aux notres parfois si l’on regarde de loin, mais finalement pas tant que ça, par des entrées communes aussi, nombreuses, celles notamment qui nous furent ouvertes par les Beatles, Nerval, Colette Thomas, Topor, Lynch, Cassavetes, Billie Holiday, Otis Redding mais aussi Jacques Rivette, Hermine Karagheuz, Juliet Berto et ses co-actrices et co-scénaristes Dominique Labourier, Bulle Ogier et Marie-France Pisier, ses soeurs et avatars Céline et Julie, Angèle, Madlyn, Buffy et quelques autres, tourne autour des mêmes questions que nous, et ont fait de Pacôme l’un·e des habitué·e·s de ce site – et pour ainsi dire « un des nôtres ». Que sa porte d’entrée soit religieuse ou spirituelle, cinéphilique ou rock’n’roll, soul ou jazz, c’est toujours le fil d’une vie vivable qui est poursuivi, comprise comme libérée autant qu’il est possible des rapports de domination. Paix et amour, égalité et justice sont des mots que Pacôme n’emploie qu’avec parcimonie, bien que de plus en plus, parce qu’ils font peur sans doute, parce qu’aussi beaucoup de crapules en ont fait leur – sale – chose, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, toujours. Plus explicitement que jamais, c’est cela qui est au coeur de son nouvel opus : Le secret de la société, qui vient de paraître aux PUF. Comme presque toujours dans ses livres, Pacôme part d’une question simplissime, enfantine (les moins vite répondues) : « Est-ce qu’on pourrait tout changer ? », et se lance dans les pas d’un·e compagnon·ne de route, qui l’embarque avec lui – en bateau, en vélo ou à pied. C’est, de fait la promenade, comme dans les précédents livres de Pacôme, qui structure tout : la pensée, l’écriture, la méthode, le style – avec tout ce que cela implique d’imprévu, d’errance, de pauses et de haltes chez les copines et les copains sur la route, de divagations et de retours éternels sur le même croisement. Le compagnon de voyage se nomme cette fois-ci Jacques Rivette, et chacun·e des rencontres nous ramène à cette question de la vie émancipée. Chacun·e a quelque chose de précieux à nous dire, qu’il ou elle se nomme Karl Marx, Friedrich Nietzsche, Simone Weil, Jean Renoir, Antonin Artaud, Farid Al-Din Attâr, Pascale Ogier, Colette Thomas, Jeanne D’Arc, Juliet Berto, Hermine Kharagheuz… C’est à ces deux dernières, particulièrement chères à nos coeurs, que seront consacrées, ci dessous puis dans une dizaine de jours, les très bonnes feuilles de ce très beau livre.

Céline et Julie vont en bateau a influencé un très grand film féministe déconneur nommé Miso et Maso vont en bateau et réalisé en 1976 par une sororité composée de Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Ioana Wieder et Nadja Ringart. Le film montre les quatre femmes en train de regarder Françoise Giroud et Bernard Pivot pontifier sur la journée de la femme et se foutre joyeuse- ment de leur gueule. Delfeil de Ton en avait immédiatement parlé dans « Les Lundis de Delfeil de Ton » du 22 mars 1976 :

« Françoise Giroud, les auteurs de Maso et Miso ne s’en soucient pas plus que vous, rassurez-vous. Ce qui les intéresse, c’est son discours de femme ministre dans la société aux mains des hommes, discours dominant typique du discours collabo. »

Delfeil de Ton est évidemment un spectateur de Céline et Julie vont en bateau et, dans « Les Lundis de Delfeil de Ton » du 29 septembre 1974, il avait comparé le film à Luis Buñuel et à Sacha Guitry :

« C’est comme dans Buñuel, c’est de la narration qui fout en l’air le système narratif et qui, en même temps, se donne tous les plaisirs de la narration. C’est comme dans Sacha Guitry, c’est fait pour les acteurs et d’ailleurs, comme dans Sacha Guitry qui était la plupart du temps son propre acteur, ça a été fait par les acteurs [...] Avec Céline et Julie vont en bateau, Dominique Labourier et Juliet Berto sont entrées au Panthéon des cinéphiles. »

Delphine Seyrig est évidemment une spectatrice de Céline et Julie. Et, en 1975, elle avait déjà invité Juliet Berto dans son film Sois belle et tais-toi. Un film où elle pose, à chaque actrice, la question suivante :

« Vous (actrices femmes) est-il arrivé d’avoir à jouer des scènes chaleureuses avec d’autres femmes ? »

Ce qui ’est appelé plus tard le « test de Bechdel » :

« Ce film présente-t‐il ne serait-ce qu’une scène où deux femmes sont amies, parlent entre elles et parlent d’autre chose que d’un homme ? »

Et qui vient de la bande dessinée La Règle d’Alison Bechdel parue en 1985 où elle représente une discussion sur le cinéma entre elle et son amie Liz Wallace. Alors quels films peuvent être cités ? Pas des masses. Faysal Riad a repéré et célébré Les Demoiselles de Rochefort, Sylvie Tissot Les Hommes préfèrent les blondes. On peut citer aussi Recherche Susan désespérément de Susan Seidelman : un film inspiré par Céline et Julie, des mots mêmes de la cinéaste.

Mais pas grand-chose de plus. Pierre Tevanian a également proposé l’idée de regarder Céline et Julie comme l’épisode pilote d’une série télévisée potentielle, avec deux magiciennes qui se rendent dans des lieux de pou- voir pour les désensorceler : « On attend forcément une suite et même plusieurs », écrit Pierre Tevanian, « d’autres aventures, où Céline et Julie font de l’avion, vont en Amérique, voyagent sur la Lune... ». Le récit du 7bis, rue du Nadir-aux-Pommes est celui de la façon dont la culture académique (le « théâtre de l’Odéon » évoqué par Julie, le cinéma hollywoodien, le roman du XIXe siècle) tente sans cesse d’étouffer la culture populaire. Céline lit Bécassine, se déguise en Mandrake. Julie affiche des bandes dessinées dans son appartement, et pratique l’occultisme, la magie – qui est une forme de spiritualité pop, un ésotérisme underground. Quand elles vont cambrioler la bibliothèque municipale pour récupérer des grimoires, elles se déguisent comme Musidora dans Les Vampires de Feuillade. Même le sous-titre, « Phantom Ladies Over Paris », renvoie à l’univers des serials ou des bandes dessinées américaines.

Le combat de Céline et Julie, c’est quatre combats qui n’en font plus qu’un. C’est le combat de l’émancipation féminine contre la féminité stéréotypée, qui permet l’amitié entre femmes. C’est le combat de la culture magique contre la rationalité, qui entraîne la réappropriation d’une puissance disparue. C’est le combat de la culture pop contre la culture académique, qui nous ancre dans notre véritable culture. C’est enfin le combat pour l’émancipation des actrices contre les réalisateurs-démiurges.

« On a fait Céline et Julie nous-mêmes », dira Juliet Berto à Delphine Seyrig dans Sois belle et tais-toi :

« C’est un film, vraiment, de filles. Jacques, qui est une fille en fait, à ce niveau-là, qui n’a pas eu l’attitude d’un homme, nous a laissées absolument créer, écrire, improviser. Il a été là presque comme une machine, comme la caméra est là. Il n’a pas été là en tant qu’homme. Le seul moment où il l’a été, c’est quand il a imposé les autres personnages [...] Jacques a imposé la maison où il y avait les fantômes. Après, ça a été intéressant qu’il y ait eu ça. »

Juliet Berto s’est exprimée quelquefois sur le féminisme. Mais, à ma connaissance, jamais aussi bien que dans un entretien pour Marie-Claire que la journaliste Luciène Mardore a intitulé « Le féminisme, c’est moi ». Dans celui-ci, Berto, magnifique, dit :

« Le féminisme, qu’est-ce que c’est ? J’ai envie de dire : je ne sais pas ce que c’est. Je ne veux plus savoir ce que c’est, parce que c’est trop à la mode et que je n’aime pas les modes. C’est utilisé comme une étiquette, et moi les étiquettes, j’ai passé mon temps, à les arracher ! [...] Le féminisme, ce qui est dur, c’est qu’on l’adule ou on le rejette. C’est injuste. Le féminisme est nécessaire [...] Les rapports de jalousie entre femmes s’expliquent par la course à l’apparence dite “féminine”. C’est la joie des hommes et c’est ma tristesse. »

C’était annoncé à la fin de son texte « The Last Summer in Paris », dans le dossier de presse de Céline et Julie vont en bateau : le temps était venu pour Juliet Berto d’apparaître dans toute sa poésie. Après avoir évoqué, avec un mélange de tendresse et d’ironie, ses « deux maîtres » – Jean-Luc Godard, le « savant fou qui a ouvert ma voie cinématographique », et Jacques Rivette, le « magicien, last samouraï » – Juliet Berto écrivait :

« Je n’ai plus ni dieu ni maîtres – je vais essayer de tirer les leçons de mes deux éminents professeurs et partir à ma propre recherche, de ma propre créativité. »

Juliet Berto aura encore beaucoup de rôles étonnants dans de grands films de grands réalisateurs. Mais sa « propre créativité » s’exprimera, tout d’abord, dans des textes publiés dans des revues (Sorcières, Subjectif, Le Grand huit, etc). On sait encore trop peu que – avant même Céline et Julie vont en bateau – Juliet Berto avait commencé à écrire et publier des textes. Elle avait même publié un drôle d’essai-poème, « All About Mister Rivette », où le cinéaste apparaît comme réalisateur japonais sous le nom d’Ojaka Rivetta :

« contre toute mode, contre toute politique dogmatique, au nom de la folie, au nom du rêve mort, au nom de la non-reconnaissance. »

Comme Céline et Julie, les textes de Juliet Berto sont remplis de poupées :

« cheveux jaune blond vaguement cendrés – des yeux bleu turquoise ouverts tout grands ».

De chats :

« des chattes égyptiennes qui ne ronronnent pas et qui se meuvent dans le temps et l’espace ».

D’images de stars :

« Hey sister Rita Hayworth – where are you now old broken puppet ».

Et de réminiscences carrolliennes :

« Acter, jouer à... comme Alice de l’autre côté de la vie ».

En 1977, elle finit par écrire un livre dans ce style, La Fille aux talons d’argile, publié en 1982. Vers la fin du livre, Berto a des phrases visionnaires sur un féminisme à venir. Un féminisme libertaire, poétique :

« Le Pouvoir des Femmes n’existera pas car Elles refusent le Pouvoir – Elles de la terre les Amazones du plaisir et de la jouissance – guerrières du bonheur – de la paix. »

Puis il y a ses trois longs-métrages. Neige, tout d’abord, en 1981, où elle joue le rôle principal, Anita, une patronne de bar au grand cœur que sa générosité pour les grandes âmes junkies de son quartier va entraîner dans une confrontation perdue d’avance avec des flics sans foi ni loi. Neige, c’est un film policier qui est bien plus qu’un film policier. Un film musical et rythmique où tout résonne et réagit, avec une intensité archaïque, presque mythique. Et un film politique visionnaire sur ce que va devenir Paris dans les années 1980. Comme le dit très bien Pierre Tevanian :

« Gentrification, nettoyage social et racial, via la drogue, le deal, la police, la guerre à la drogue et la bavure... Neige montre en fait une foule de choses qui s’amorcent en 1980 et qui mettront une décennie à triompher, et le montre avec une simplicité, une efficacité, une économie de moyens impressionnante. »

Puis c’est Cap Canaille, en 1982. Un film policier-politique sur les incendies de forêt provoqués par les promoteurs immobiliers. Comme Neige, le film montre « une foule de choses qui s’amorcent en 1980 et qui mettront une décennie à triompher ». À savoir les magouilles immobilières dans le Var qui culmineront publiquement dans l’affaire Yann Piat dans les années 1990 – et l’affaire Agnès Le Roux. Juliet Berto joue Paula, la fille d’un membre de la pègre qui rentre en guerre contre ceux qui ont brûlé sa forêt. Parmi les complices des incendies, on trouve un couple de notables de la ville, amis de son père, qui l’ont connue toute petite : Les Kebadjan, joués par Jean-Claude Brialy et Bernadette Lafont. Deux acteurs qui ont joué dans les premiers films de quasiment tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Le fait de donner à ces deux acteurs des rôles d’amis de la famille n’est sans doute pas anecdotique, même si le contexte du film rend cet hommage pour le moins ambivalent.

Enfin, ce sera Havre en 1986, le seul des trois films qui ne soit pas cosigné par Jean-Henri Roger. Le plus étonnant de tous. Le plus libre et le plus visionnaire. Et le seul où elle ne joue pas. Havre, pour reprendre les mots de Pierre Tevanian, annonce « une foule de choses qui s’amorcent en 1980 » mais qui ne mettront, elles, pas dix ou vingt mais carrément trente à quarante ans à apparaître. Havre se passe parmi les dockers. Deux spiritualités sauvages s’y opposent. Tout d’abord « La croyance régénératrice » : une secte misogyne, raciste et sexophobe qui annonce les incels trente-cinq ans en avance. Leur leader, le « directeur de conscience », fait la guerre à Lili, une jeune « sorcière blanche » jouée par Frédérique Jamet, la nièce de Juliet Berto.

Lili vient de perdre son petit ami : Pablo, un geek avant l’heure qui travaillait sur un jeu vidéo, « La chasse aux sorcières » (pas dans le sens où il faut les brûler, dans le sens où il faut en retrouver une, à savoir Lili). Le jeu vidéo est inachevé mais il a laissé des instructions avant de mourir que décrypte un enfant, Paulo. Même mort, Pablo continue à apparaître. Et on ne sait pas si son jeu vidéo suit le récit initiatique de Lili ou si c’est elle qui le suit. Lili brûle toutes les images de Pablo qui, alors, cesse de revenir.

Dans le rôle du docteur Digitalis, on voit Joris Ivens féliciter Lili d’avoir brûlé les images et lui dire :

« La mort, ce n’est pas la fin. La mort, c’est un nouveau commencement. Comme un long voyage, une grande promenade la nuit. C’est un courant énorme, des millions, des milliards de gens, des milliards de ciels, de planètes. La relation entre le grand et le petit dans l’espace, le cosmos et nous, c’est la même chose. Si on comprend ça, la vie et la mort c’est naturel. »

Lili est muette pendant la majeure partie du film. Elle ne commence à parler qu’après avoir dansé, être entrée en transe et avoir crié. Lorsqu’elle retrouve la voix, elle peut partir, mystérieusement, à l’instar de Céline et Julie, sur un bateau.

Havre ne ressemble à rien de connu. Il est entièrement ésotérique, magique, à la fois enfantin et cru. Et c’est un film beaucoup moins sombre que les deux précédents. Juliet Berto, qui fait une apparition-éclair avant le générique de fin et traverse le hall de la gare du Havre au milieu du casting du film, morts et vivants réunis, meurt en 1990. Beaucoup, beaucoup trop tôt.

Second extrait : Hermine Karagheuz, actrice poétesse

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pacôme Thiellement, Le secret de la société. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Presses Universitaires de France.