Un film qui n’a pas trouvé d’âme pour le soutenir, sauf peut-être celle d’un journaliste, Mick Lasalle, du San Francisco Chronicle [1]. S’adressant à ses lectrices, il écrit : « Ce soir des millions de messieurs vont emmener leur petite amie au cinéma voir ce film et ressortiront en disant “c’est débile”, mais elles sauront, elles, qu’il n’en est rien. » Ce flop cinématographique a même valu le prix de la plus mauvaise interprétation à Halle Berry - un prix qu’elle est venue chercher en personne. Et pourtant, ce film est un pur film féministe d’une logique implacable.
Patience Phillips est une jeune femme pas très affirmée et mal fagotée qui travaille dans une grande entreprise de produits de beauté sur le point de mettre en vente une crème de soin révolutionnaire qui permettra aux femmes de résister aux effets du temps et de garder leur beauté.
Patience : avant et après
Patience est chargée de créer la maquette de la pub pour ce fameux produit. Elle travaille pour un patron (George Hedare/Lambert Wilson) autoritaire et irrespectueux qui ne sait que se servir des femmes qui l’entourent. Elle est gentiment raillée par ses collègues et amis qui la trouvent un peu frigide et pas très « fun » (« my friends say I’m a little fun-deficient »). Elle n’arrive pas à convaincre ses voisins de faire moins de bruit à quatre heures du matin... s’excuse presque de vivre. C’est en venant livrer son travail en main propre à son patron qu’elle découvre le secret toxique que l’entreprise tente de cacher : le produit qui doit être lancé a des effets secondaires très nocifs : à terme il fait des femmes des monstres en les défigurant. Parce qu’elle a surpris des révélations, elle est « liquidée ». Mais sa mort n’est que temporaire ; elle se réveille investie des pouvoirs d’une superhéroïne. Pourtant, son histoire est surtout l’histoire d’une femme qui renaît à et pour elle-même.
« It all started on the day that I died. If there had been an obituary, it would have described the unremarkable life of an unremarkable woman, survived by no one. But there was no obituary, because the day that I died was also the day I started to live. But that comes later. This was my life. Days blended together, consistently ordinary, thanks to a job that was the practical version of my passion. I was supposed to be an artist by now. Instead, I was designing ads for beauty cream. »
(Tout a commencé le jour de ma mort. Si on avait fait ma nécrologie, elle aurait décrit la vie quelconque d’une femme quelconque. Sans héritiers. Mais il n’y a pas eu de nécrologie car le jour où je suis morte est aussi le jour où j’ai commencé à vivre. Mais ça c’est pour plus tard. Voilà à quoi ressemblait ma vie : les jours se succédaient, toujours les mêmes. Mon boulot était un pâle reflet de ma passion, j’étais censée être une artiste mais, au lieu de cela, je dessinais des pubs pour une crème de beauté.)
L’aspect fantastique qui caractérise les histoires de superhéros vient du fait que c’est un chat - et surtout une chatte, « a she-cat » en l’occurrence... car c’est important - qui lui insuffle la vie et ses superpouvoirs félins : une ouïe, un odorat, une agilité, une rapidité, une indépendance surnaturels. Le nom de ce chat, « Midnight », est aussi symbolique. Midnight ou « minuit », c’est ce moment charnière de la nuit, à la fois la fin d’un jour et le début d’un autre, ce qui est l’enjeu même de cette histoire : l’histoire d’un passage, d’une transition, d’un avant et d’un après.
La beauté. De la simple mise en avant de la beauté inaltérable sans cœur et sans âme à la beauté et à la séduction comme forces.
Patience devient l’artiste de sa propre vie. Plutôt que d’utiliser servilement sa passion de l’art pour gagner son pain, elle esthétise sa vie en se la réappropriant. D’abord, elle règle leur compte aux hommes qui ont tué Patience, puis elle remonte jusqu’à la donneuse d’ordre : Laurel Hedare (i.e. Sharon Stone). Celle-ci fait délibérément de la beauté une aliénation, puisque le succès du produit de beauté phare de la firme tient au fait que lorsqu’on en use plus on meurt. Mais cette Laurel n’a pas hésité, entre-temps, à se débarrasser de son mari qui s’est d’abord servi d’elle pour sa beauté et qui voulait l’écarter pour utiliser d’autres femmes plus jeunes et plus « fraîches ».
Laurel est une femme de pouvoir, puissante, certes, mais qui n’a pas renoncé au système dans lequel l’a mise son mari (et les hommes en général) - elle accepte d’être l’esclave de sa beauté pour seulement plaire - elle en reprend même le flambeau, mais sans remettre en cause ce qui la tue et tue les femmes. Elle est aliénée à sa beauté et aux regards des autres.
Mais elle se nie en ne voyant pas ou en refusant de voir que le pouvoir que lui confère sa beauté est éphémère et traître et qu’il tue. En effet, lors de la cérémonie de lancement du produit : une femme qui en reçoit un pot dit qu’elle en mourait d’envie, « I was dying to have one of these », alors que Patience sait que cette crème c’est « de la m... en boîte » (« It’s disease in a jar »).
Cette beauté est sans âme et sans vie. D’où l’oxymore qu’elle emploie pour décrire la peau de son visage : « skin like living marble » (« vivant comme le marbre »).
Laurel est puissante mais elle n’est pas libre, elle est donc le revers inachevé de ce que sera Catwoman, et elle accepte « de mal tourner », même si elle est lucide sur sa condition, au point de reconnaître son aliénation et son humiliation. Elle reconnaît la douleur d’être écartée et remplacée par une autre parce qu’elle prend de l’âge :
« I was everything they wanted me to be. I was never more beautiful. Never more powerful. And then I turned 40 and they threw me away.
(J’étais exactement ce qu’ils voulaient que je sois. J’étais au faîte de ma beauté. Au faîte de ma puissance. Et puis j’ai eu quarante ans et ils m’ont jetée.) »
Elle reconnaît aussi s’être habituée à faire ce qu’elle ne veut pas faire :
« I’m a woman, I’m used to doing things I don’t want to do.
(Je suis une femme, j’ai l’habitude de faire ce que je n’ai pas envie de faire.) »
Contrairement à Laurel, Patience fait donc la peau à la beauté servile et mercantile pour en faire un autre usage. Catwoman fait de la beauté un instrument d’affirmation et de force, d’où là scène finale de combat au cours de laquelle sont détruites les nombreuses images démesurées du visage de Laurel.
Après avoir fait taire ses voisins, coupé ses cheveux, maquillé son visage, enfilé le costume SM de cuir offert par ses amis, qu’elle avait juré de ne « jamais, jamais » porter, elle vole une moto et part trouver des « accessoires » (« Time to accessorize (Il est temps de trouver des accessoires) »). Elle file dans la bijouterie dans laquelle elle avait repéré un collier de griffes en diamants (« a claw necklace from Egypt ») pour se faire une manucure (conseil que lui avait donné son patron). Mais cette manucure n’est pas un simple arrangement, une amélioration esthétique, c’est le signe de son « empowerment » et ses griffes (les éléments qui forment le collier) seront les instruments de sa vengeance.
Elle ne vole pas tous les bijoux parce qu’ils sont beaux et valent cher (ce qui est la motivation des cambrioleurs qu’elle trouve sur place et qu’elle qualifie d’« amateurs ») mais parce qu’elle a besoin de quelque chose qui va lui servir.
Quand elle retrouve son patron au théâtre, elle agite ses doigts et lui demande : « Like my nails ? I’ve just had them done(Vous aimez mes ongles ? Je viens juste de les refaire.). » Mais il s’agit en fait d’une menace et d’une vengeance : « Ce que tu as dénigré, tu vas te le reprendre en pleine figure »... et de le griffer au visage.
A ce moment, et avec son double langage, elle venge aussi sa consœur, la nouvelle égérie et maîtresse de Hedare, car celui-ci vient de lui dire, en réponse à un jugement qu’elle avait émis sur le spectacle :
« “Don’t.” “Don’t what ?” “Don’t think : consider it a condition of our relationship.”
(“Evite.” “Evite de quoi ?” “Evite de penser, et considère cela comme une condition de notre relation.”.). »
Qui n’est ni plus ni moins qu’un « sois belle et tais-toi ». Pour George, les femmes n’ont pas à penser, n’ont pas de jugement, elles l’accompagnent, doivent plaire et vouloir plaire.
Renaître à soi-même. Renouer avec son histoire.
Patience, quant à elle, pense, mais son jugement est plus subtil. Il suffit d’une courte scène pour comprendre qu’elle est loin d’être bête. Intervenant dans une école (« an inner city school »), Tom explique aux enfants qu’il y a les bons et les méchants et qu’eux doivent être - ou devenir - des bons. Ses propos sont visiblement à côté de la plaque puisque les enfants ne font que lui rappeler qu’il est policier en lui demandant de montrer son arme. A cette manière de pensée moralisante et caricaturale Patience répondra plus tard : « Good, “bad”, don’t you think it’s a little more complicated ? »
C’est ce doute et ce besoin de complexifier le réel qui permettent aussi à Patience de chercher à renouer avec son histoire.
Pour se réapproprier sa vie Patience doit retrouver ses racines et, en l’occurrence, celles-ci ne sont pas occidentales. Or, le fait que le rôle ait été donné à Halle Berry n’est pas sans importance. Comme dans tout mouvement de « minorités » et notamment celui des African-americans (ce qu’est Halle Berry), l’idée est qu’on ne peut être soi-même que si l’on sait d’où l’on vient, que si l’on retrouve sa place au sein d’une culture dominante qui vous impose ses codes pour vous imposer sa domination, puisque la domination culturelle est un instrument de la domination politique.
Catwoman-Patience découvre qu’elle vient d’ailleurs, qu’elle n’a donc pas à accepter ce qui ne lui permet pas d’être elle-même, ce qui a même tenté de la détruire. Lorsque l’on suit sa recherche - de même que dans le générique de début - les mots et titres que l’on voit défiler, tels que « devil », « witches », « reward offered »(« Diable », « sorcières », « récompense offerte ».), nous font penser à la thèse de Françoise d’Eaubonne dans son essai Le Sexocide des sorcières [2], dans lequel elle argumente sur le fait que la chasse aux sorcières a été, sinon un crime, du moins une tentative de mise au pas du féminin et de ce que l’on considérait comme « ses égarements » ou les excès de sa manifestation.
Certes, cette recherche, elle la fait sur Google mais aussi auprès d’une femme étrange, Ophelia Powers, dont le nom dit tout [3] : une femme qui, après avoir été professeur pendant vingt ans et écartée par ses confrères masculins (« male academia ») - et qui sait donc de quoi elle parle puisqu’elle a fait les frais de la domination masculine - attend et aide les femmes à se réapproprier leur vie, à se libérer (« You’ve been caged ») en tant que femmes qui s’émancipent des codes et des règles de la société et agissent d’après leurs propres désirs.
Le désir et la séduction. Assumer son pouvoir de séduction et y trouver du plaisir.
Et il s’agit aussi de cela car, en devenant Catwoman, Patience assume aussi son pouvoir de séduction et son désir sexuel. Son costume SM en est le signe le plus évident, mais le one-to-one match de basket avec le policier aussi. Elle reprend, littéralement, le dessus : après avoir marqué un panier elle retombe sur ses pieds et sur lui - « she’s on top ». Les jeux du chat et de la souris avec son ami policier ne sont ni plus ni moins que des jeux amoureux truffés de sous-entendus sexuels. Quand Tom lui passe les menottes, par exemple, et lui dit : « Je t’ai eue » (« I gotcha ! »), elle répond « oh ! pas le premier soir ! » (« oh ! not on a first date... »). De même, quand il l’invite au restaurant et qu’elle se jette sur le plat, il lui fait remarquer : « You like your sushi ? » (A la fois « Vous aimez les sushis » et « vous aimez votre con »), or « sushi » est aussi un terme d’argot utilisé pour désigner le sexe de la femme, et son sourire est donc plus un sourire coquin qu’un sourire gêné.
Patience est devenue appétissante et elle a aussi de l’appétit !
Son désir et son plaisir sont présentés comme épanouissants. Ce qui n’est pas le cas pour ceux de la version masculine du pouvoir et de la séduction chez George Hedare, puisque sa femme lui conseille de devenir un homme en cessant de se bourrer de viagra et de frôler la pédophilie : « My advice to you...George is quit the self-tanning. Stop eating Viagra like they’re vitamins. Resist the urge to date children who were born the same day they invented the cell hone. For once, in your miserable life ... be a man ! »( Un bon conseil George... arrête l’auto bronzant. Arrête de prendre du viagra comme si c’était des vitamines. Résiste à l’envie de sortir avec des enfants nés le jour où on a inventé le téléphone portable. Pour une fois, dans ta pitoyable existence... sois un homme ! )
L’indépendance. De la nécessité de marcher seule.
La persuasion, la sincérité, la reconnaissance de l’Autre (de la « bonne » fille) ne suffisent pas car, lorsque Catwoman-en-civil tente de convaincre Tom de sa bonne foi, il ne fait que douter, la juge imparfaite et la remet en prison. C’est lorsqu’elle est assise seule dans sa geôle que Midnight lui rend à nouveau visite. Patience lui dit :
« Lassie would’ve brought me a key. »
(Lassie - le fameux chien de la série - m’aurait apporté une clef).
Ce qui signifie que, si elle avait pu et pouvait compter sur son/un chien fidèle - Tom ou Batman ou tout autre beau seigneur - pour lui rendre justice et lui donner raison et la libérer, il serait déjà là, elle le saurait... Et donc de s’échapper en se faufilant à travers les barreaux de sa cage pour finir le boulot et se rendre justice elle-même. Ici, nul besoin d’un homme, ni d’un superhéro pour la sortir d’un mauvais pas car elle peut s’en sortir seule [4].
La dernière scène filmée (en contre-plongée) montre Catwoman s’offrant un catwalk bien particulier : habillée de cuir, adoptant la démarche des défilés, mais faisant claquer son lasso. Sur les toits, dominant la ville, au clair de lune, elle donne en voix off son explication, avec ses propres mots, des raisons qui la poussent à marcher seule malgré son amour (ou son attirance) pour Tom Lone. Celui-ci - devenant du coup un « lonely Tomcat » (Un matou/minou solitaire) - lit la version manuscrite de cette « déclaration d’indépendance » qui est aussi une lettre de « rupture » aux deux sens du terme, car il s’agit à la fois de la fin d’une relation avec quelqu’un qu’elle considère tout de même « bon » mais aussi, et plus généralement, la fin d’une vie dans laquelle sa beauté et son caractère ne trouvaient leur aboutissement que dans la reconnaissance d’un homme.
« In my old life, I longed for someone to see what was special in me. You did, and for that you’ll always be in my heart. But what I really needed was for me to see it . And now I do [...]
Freedom is power. To live a life untamed and unafraid is the gift that I’ve been given and so my journey begins. »
( Dans ma vie d’avant, je cherchais désespérément que quelqu’un voit ce que j’avais de spécial. Vous l’avez vu, et pour cette raison je vous porterai à jamais dans mon cœur. Mais ce qu’il me fallait vraiment c’était le voir moi-même. Et maintenant, c’est le cas. La liberté fait la force. Vivre une vie sans entrave et sans peur est le don qu’on m’a donné et ainsi commence mon voyage.)
Le voyage de Patience, devenue Catwoman, est donc celui d’une femme qui a compris que sa force vient de la valeur qu’elle reconnaît et voit en elle-même ; d’une femme qui s’est affranchie du regard de l’Autre et du besoin de reconnaissance des hommes. Et en cela, quelle que soit sa qualité cinématographique, ce film est jouissif.