La première marque de cette transformation se lit dans les mots : on ne dit plus « quartiers populaires » ou « grands ensembles » ; on parle des « quartiers sensibles ». Et ce changement dans les mots est le résultat d’un long travail de redéfinition des problèmes sociaux, d’un changement profond de perspective sur le monde social qui contribue largement à sa transformation. Si la question des banlieues a été érigée, de façon consensuelle, en question prioritaire à la fin des années 1980, c’est au prix de la mise en sourdine systématique des explications traditionnelles, sans doute jugées trop triviales : le chômage (particulièrement fort dans les quartiers d’habitat social délaissés par les classes moyennes à partir du milieu des années 1970), le racisme et les discriminations subis par les habitants des cités (pour beaucoup des familles immigrées), l’augmentation des conflits des jeunes avec la police (la mort de l’un d’eux à la suite d’une interpellation policière est à l’origine de nombreuses « émeutes », du début des années 1990 à novembre 2005).
À partir du milieu des années 1980 sont mis en exergue l’anomie, le manque de lien social, de dialogue et de communication qui règneraient dans les quartiers, constitués en petites sociétés locales quasi autonomes alors que les banlieues se définissaient en globalité dans leur rapport à la ville et au monde du travail.
Les effets de ce changement de perception sont frappants : les solutions qui ont été proposées, et mises en œuvre à travers les dispositifs de la Politique de la ville ont toutes été centrées sur l’injonction faite aux habitants, présumés coupables d’un défaut de solidarité locale, de participer à nouveau à la vie commune, de tisser le lien social entre eux, de restaurer les solidarités de proximité d’autrefois. La révolte des jeunes apparaît alors aussi comme le produit du décalage entre les solutions proposées et les problèmes qu’elles ont commencé par occulter.
À ce titre, ce livre est autant un livre de sociologie urbaine que de sciences politiques. Il dévoile un élément essentiel de la transformation de l’action sociale des décennies 80 et 90, en faisant apparaître la politique en faveur des quartiers comme la légitimation, dans le domaine de la politique de la ville, du rétrécissement général de l’Etat providence : la promotion de la participation des habitants et l’éloge de la mixité sociale ont pris la place de la lutte contre le chômage et l’élaboration de vrais programmes de redistribution sociale.
Produire un changement d’orientation politique aussi profond ne va pas de soi, et ne se fait pas sans heurts. Au cœur de ce livre se trouve un dispositif d’observation et d’analyse très précis et rigoureux, permettant d’identifier les forces qui l’ont favorisé et les étapes successives qui ont conduit à sa réalisation. Le livre montre d’abord que ce sont des acteurs dominés de l’administration et partie prenante de la vague critique de Mai 1968 qui ont réussi à importer, au sein des politiques urbaines, de nouveaux mots d’ordre (comme la « participation ») et à convaincre les pouvoirs publics de l’urgence de les mettre en œuvre sur les « quartiers sensibles ». Il explique les conditions qui ont rendu possible l’institutionnalisation de ces nouvelles manières de faire et de penser (comme la remise en cause de la planification, la décentralisation, la crise du travail social, la recomposition du monde des études urbaines). Il souligne à quel point cette institutionnalisation a contribué à effacer la dimension « militante » de pratiques collectives visant à mobiliser les habitants, pour laisser place à l’obligation de s’intéresser à des questions essentiellement locales, largement dépolitisées et de portée restreinte (défense de la qualité de l’environnement urbain, incitations à organiser des moments festifs...).
L’ouvrage repose sur une méthode qualitative rigoureuse (dépouillement d’archives, entretiens et observations) ; il est issu d’une longue enquête, portant sur des terrains classiques de la science politique (administration, politique municipale), de la sociologie des professions (travailleurs sociaux) mais aussi sur des milieux peu étudiés, qui jouent un rôle fondamental dans la manière dont des évidences structurent aujourd’hui notre perception de la question des « quartiers », comme les experts, les statisticiens, mais aussi les sociologues. Le chapitre consacré à la construction statistique de la catégorie de « quartier sensibles », montre ainsi les effets politiques et sociaux très réels de la traduction en données quantifiées d’un « problème social » aux contours jusque là assez flous.
Mais seule l’enquête de terrain, menée ici dans la commune de Montreuil, permet de faire apparaître la traduction locale de ce changement global de politique, qui prône une action menée à l’échelle du quartier avec la participation des habitants eux-mêmes. Une analyse de l’histoire de Montreuil et du rapport que la ville entretient avec son histoire permet de mesurer à quel point a changé le regard porté sur les cités HLM, longtemps objet de gloire et de fierté et instrument de promotion sociale de la classe ouvrière. L’appréciation négative qui prévaut aujourd’hui, on le comprend maintenant, ne résulte pas seulement des transformations à l’intérieur des quartiers (dégradation, paupérisation). Elle révèle avant tout l’abandon d’un certain volontarisme politique au sein des partis de gauche en matière de transformation sociale.
L’Etat et les quartiers est sorti en février 2007 en librairie.