A cet égard, la loi du 23 février 2005 est pleine d’enseignements. On sait que cette loi entend faire obligation aux professeurs d’histoire des lycées et collèges de mentir à leurs élèves, en valorisant l’œuvre positive (sic) de la France dans ses colonies. Christian Vanneste (député UMP du Nord) affirme à propos de cette loi révisionniste, dont il l’est l’un des auteurs, que
« c’est le rôle de la loi de dire le contenu de l’enseignement et de donner aux citoyens des buts d’éducation civique ».
Le problème posé par ce texte est ainsi d’une réelle richesse théorique, pour qui s’intéresse aux rapports qu’entretiennent, dans la République, politique et vérité.
Que ce soit le rôle de la loi de dire le contenu de l’enseignement peut d’abord être contesté sur le plan juridique : le ‘domaine de la loi’, qu’on l’approuve ou qu’on le regrette, est en effet limité par la Constitution en vigueur à des questions plus générales. C’est au pouvoir réglementaire qu’il appartient de définir les programmes scolaires, et ce sont les Inspections Générales de l’Education Nationale qui les élaborent. Le législateur est heureusement resté dans les années soixante-dix à l’abri de la querelle des ‘mathématiques modernes’. La loi n’a pas grand-chose à faire avec la vérité, et nul n’imagine une loi imposant d’enseigner que deux et deux font cinq, ou que la Lune est un énorme fromage épinglé sur le velours céleste. Le cas, pourtant, n’est pas sans précédent. On se souvient du procès de Giordano Bruno ou de celui de Galilée. Aujourd’hui encore, dans une grande nation moderne comme les Etats-Unis, la question de l’enseignement de la théorie de l’évolution est régulièrement posée.
Ce n’est pas simplement avec la vérité, que la loi n’a en principe pas grand-chose à faire, mais aussi avec l’histoire : ce qui importe au législateur, en effet, ce n’est a priori pas l’histoire, mais la politique. Non ce qui a eu lieu hier, mais ce qui doit avoir lieu aujourd’hui et demain. Pourtant, c’est une évidence que l’histoire intéresse la politique ; mais ce n’est pas pour ce qu’elle dit du passé, c’est pour ce qu’elle fait du présent. C’est parce que l’histoire informe les consciences vivantes que la politique peut être tentée de la réécrire, ou d’en travailler l’interprétation. Ce qui est en cause, ce sont les hommes et les femmes d’aujourd’hui, parce que leur mémoire agit sur leurs représentations du monde, et donc sur leur investissement dans le monde actuel et dans son avenir.
Il en allait déjà ainsi avec l’Affaire Galilée. La véritable question n’était bien sûr pas de savoir si la Terre tourne vraiment (« et pourtant... »), ou si elle ne se tient pas plutôt immobile dans un ciel parfait. Elle était de savoir si l’autorité absolue de l’Eglise pouvait être mise en cause. C’est la cohérence du système ptolémaïque avec l’idéologie qui fondait le pouvoir des papes et des évêques, qui justifiait qu’on brûlât Giordano Bruno ou qu’on condamnât Galilée au silence. Il en va ainsi avec le passé colonial de la France.
Ce qui intéresse nos politiques, ce n’est pas tant de savoir si la colonisation a vraiment inondé l’Afrique de ses bienfaits, que d’obtenir, de préserver, de conforter l’allégeance à la République coloniale de celles et ceux qui en sont les victimes. S’il faut taire la vérité sur le colonialisme passé, c’est pour cacher la vérité du colonialisme présent. C’est pour éviter la décolonisation de la République à laquelle appellent ses ‘Indigènes’.
Pourquoi en effet est-il si difficile à la République d’assumer son passé ? Pourquoi le révisionnisme en matière coloniale est-il si prégnant - bien au-delà de la loi du 23 février 2005 ? Après tout, il ne reste sans doute en vie aucun survivant des responsables des crimes coloniaux, des enfumades d’Algérie aux massacres de Madagascar. Ce n’est pas seulement pour préserver le confort moral d’un quarteron de tortionnaires en retraite, voire celle de leurs enfants, que la société s’arc-boute sur la négation de son passé. C’est que ce passé est celui qui met en lumière les contradictions mêmes d’un système qui se veut de la plus belle et cohérente perfection. Ce sur quoi bute la mémoire de la vérité, ce sont en fait les apories du mythe républicain.
Le récit de ce mythe, dans son épure, est relativement simple, si l’on s’abstrait de ses différentes variantes. Il pourrait s’énoncer ainsi :
« La France est une République. C’est sa chance et sa grandeur. L’idée républicaine est issue de la Révolution Française, modèle universel de l’émancipation humaine, elle-même héritière des Lumières que la France a apportées au monde. Nous vivons aujourd’hui sous la cinquième République, car la République est à la fois une et plusieurs : elle se numérote. La République par excellence est la troisième, au cours de laquelle furent adoptées ce que le préambule à la constitution de la quatrième, repris par celle de la cinquième, appelle « les grandes lois de la République ». La République est grande et généreuse. Chacun y compte pour un [les versions les plus modernes du mythe ajoutent que chacune y compte pour une, et la version ‘dernier cri’ ajoute qu’hommes et femmes y sont parfaitement égaux ; voire égales]. L’emblème de la République est une femme courageuse et belle, coiffée du bonnet phrygien, et dont le nom de baptême est Marianne. La devise de la République, son idéal, ce vers quoi elle s’efforce toujours de tendre, est « Liberté, Egalité, Fraternité ». Cette devise est inscrite au fronton des écoles républicaines [écoles de garçons comme écoles de filles - même si ces écoles sont devenues mixtes depuis une quarantaine d’années], des mairies républicaines, des monuments républicains. Et c’est beau. Le système républicain est ainsi le plus égalitaire qui soit. L’idéal républicain est essentiel à l’identité française. Nos pères ont lutté pour la elle [aucune version du mythe ne précise que pendant ce temps, nos mères s’occupaient des enfants]. Gare à qui s’en prend à la République ! »
La République est donc, dans l’imaginaire informé par ce mythe, indissolublement et tout à la fois un ensemble d’institutions - dont le bouleversement caractérise le passage d’une République à l’autre - soutenues par un ensemble de lois et de règlements (la ‘Loi républicaine’), et un certain nombre de principes que ces lois et institutions sont censées incarner. Au-delà, elle est caractérisée par les politiques mises en œuvre dans le cadre de ces institutions et à travers ces lois et règlements. Le mythe mêle ainsi - c’est le propre des mythes - le temporel et l’intemporel.
La grande force de ce mythe, c’est qu’il permet ainsi d’imbriquer un idéal indiscutable - liberté, égalité, fraternité... qui pourrait être contre ? - et des politiques contestables, odieuses, voire criminelles : les ségrégations et discriminations de tous ordres ; l’exploitation capitaliste ; l’accaparement du pouvoir par une caste professionnelle ; le colonialisme ; le néocolonialisme ; la gestion postcoloniale de la société, etc. Il en résulte qu’on peut difficilement critiquer ces politiques sans avoir l’air de s’en prendre à l’idéal.
Le mythe - et c’est bien là sa fonction - empêche tout accès à la réalité, parce que, dès qu’on interpelle la République sur ses politiques réelles, elle se drape dans ses idéaux prétendus. La substance de ce mythe n’est donc pas la République elle-même ; c’est ‘l’idée républicaine’.
Il n’est pas de mythe dont l’intemporalité plonge réellement ses racines dans la nuit des temps, et l’archéologie d’un mythe peut révéler des origines qui ressortissent plus à l’actualité politique qu’à l’épigraphie antique. Malgré cela, lorsque, comme c’est le cas du mythe républicain, il est riche d’une certaine complexité, ses interprétations et exégèses se superposent parfois en palimpsestes indéchiffrables.
On peut dès lors trouver avantage à isoler, aux fins d’analyse, un aspect du mythe républicain : Choisissons celui de la « République de l’égalité ».
Les éléments d’un mythe peuvent parfaitement comporter une part de vérité. Tel n’est pas le cas de cet élément-ci. La « République de l’égalité » n’est pas seulement un mythe, c’est un mensonge. Jamais, à aucun moment de l’histoire républicaine, l’égalité n’a été l’horizon de la République. L’affirmation de la citoyenneté n’a à aucun moment correspondu ou tendu à correspondre à une réalité générale. Le mot « Egalité » n’a jamais fait autre chose que servir de masque à son contraire, et de justification aux politiques qui fondaient et pérennisaient ce contraire. La manière dont la République a considéré les femmes et les Indigènes est à cet égard exemplaire. On ne s’étonnera donc pas de la fascination permanente éprouvée par l’idéologie républicaine post-coloniale pour la femme indigène.
La tradition républicaine s’ancre, en France, dans le long combat mené par la bourgeoisie contre la monarchie - combat dans lequel elle eut pour allié constant les masses urbaines. Mettre fin à la monarchie, c’était mettre fin aux Ordres de l’ancien régime - noblesse, clergé et tiers-état, mais aussi corporations et regroupements divers. L’une des premières lois républicaines consista ainsi à interdire la constitution de syndicats. Il s’agissait d’affirmer l’émergence du citoyen, libre de toutes attaches, valant seulement pour lui-même et par lui-même, l’homme atomisé et séparé, l’individu abstrait. Quant à la citoyenne, la femme, l’individue, on verrait bien quand on aurait le temps. L’avènement du citoyen était le corollaire républicain de la disparition du sujet. Sauf que...
Sauf que, d’une part, cette atomisation sociale caractérise plus la société bourgeoise en général que la République en particulier ; sans même discuter le côté vraiment monarchique ou presque républicain de certains épisodes de la Restauration (« La meilleure République, la voilà ! », disait La Fayette, présentant Louis-Philippe au Peuple), il suffit de penser aux sociétés européennes de forme ‘monarchique’, dans lesquelles institutions, relations sociales, façons de vivre, ressemblent plus à celles de la République qu’à celles de l’Ancien Régime : Espagne, Belgique, Pays-bas, Suède, Luxembourg, etc.
Sauf que, d’autre part et surtout, la République n’a jamais vraiment, depuis le milieu du XIXème siècle, oublié la catégorie de sujet. C’est le Code de l’Indigénat qui a construit ce qui serait un oxymore insupportable, si la République avait véritablement eu vocation à ressembler à son mythe, en donnant un statut juridique complet à ce qui existait déjà de façon partielle ou latente : des « sujets de la République ». Les Indigènes, ce sont ces habitants des colonies qui ne sont ni français - puisqu’ils n’exercent aucune citoyenneté, ni étrangers, puisqu’ils sont soumis à l’autorité exclusive de la France. Le seul embryon d’une législation de ce style était dans les chapitres du Code Civil relatifs à la famille, qui consacraient l’infériorité juridique de la femme, et singulièrement de la femme mariée ; mais il fallait les combiner avec, par exemple, certaines dispositions du Code électoral, ou certains usages validés par la jurisprudence, pour compléter le tableau permettant de mettre en évidence le troublant parallélisme entre l’Indigène et la femme française.
Dès lors que la République triomphante a ainsi, non seulement eu, mais constitué expressément des sujets, soumis à un statut d’infériorité de droit et à une situation d’infériorité de fait, l’affirmation que le principe égalitaire serait consubstantiel à la République porte manifestement à faux. Qu’on le répète à la nausée n’y change rien : on y verra juste un indice supplémentaire de la force du mythe. N’aurait-on pas bien ri des Indigènes s’ils avaient dit : « La République de l’Egalité est une réalité » ?
Il faudrait faire preuve de beaucoup de cécité ou de mauvaise foi pour affirmer que, devenues citoyennes, dégagées progressivement de la tutelle maritale, les femmes ont conquis l’égalité qui était au cœur de leurs luttes. Seule la même cécité et la même mauvaise foi permettraient de prétendre que la disparition du Code de l’Indigénat a mis fin à l’indigénat lui-même. Ni le patriarcat, ni l’indigénat, ne sont en réalité les conséquences d’institutions ou de règles de droit. Il s’agit de rapports sociaux qui peuvent être plus ou moins confortés ou plus ou moins contredits par des relations juridiques, mais qui n’en sont jamais la simple conséquence.
Prétendre que la réalité républicaine s’est enfin ajustée à son prétendu modèle, c’est vouloir à toute force en pérenniser le mythe. Il y a de la logique à cela : Hors le mythe, point de République majuscule ; point de républicanisme. Prétendre contester les politiques républicaines sans rompre avec le mythe républicain, c’est se condamner à l’enfermement dans le piège qu’il tend. Le républicanisme d’aujourd’hui est ainsi l’avatar avancé de l’idéologie colonialiste. C’est pourquoi les Indigènes sont généralement peu sensibles à la rhétorique républicaine.
Pourtant, il en va bien sûr du républicanisme comme des autres idées dominantes : les dominé-es s’y soumettent parfois. Et si l’appel « Nous sommes les Indigènes de la République » se tient très clairement à l’écart de cette rhétorique, il n’est pas rare d’entendre certaines des personnes qui le soutiennent se réclamer de la République. « Nous sommes - entend-on ainsi - les enfants de la République ! ». Et l’on justifie parfois cette déclaration d’amour au nom de l’idée que certes, la République ne nous considère pas comme tel-les, mais que ce serait par l’effet d’une perversion de sa propre essence. Voici que la République rêvée, la République du mythe vient une fois de plus recouvrir d’un voile pudique la République réelle. Il suffirait de la rendre à son essence pour qu’elle cesse d’être coloniale. Le racisme républicain pourrait disparaître par l’effet magique d’un rappel à la raison. Il suffirait de « mettre la République face à ses responsabilités ». Il suffirait, en somme que le célèbre « modèle d’intégration républicaine » dont nos élites déplorent la ‘panne’ soit enfin réparé.
Or, il n’existe aucun modèle d’intégration républicaine qui ne soit pas l’assimilation. L’intégration, c’est toujours l’injonction faite, de devenir conforme à la norme dominante ; au pire, de demeurer invisibles. Cela, les Indigènes, au fond, le savent bien. C’est pourquoi, lors de leur marche du 8 mai 2005, on les entendait - entre autres slogans - scander celui-ci : « L’intégration : Y’en a marre ! ». Adhérer au mythe républicain, c’est s’exposer au laminoir ou au silence. L’idée républicaine ne connaît pas d’adhésion qui ne soit soumission. C’est ce que le républicanisme moderne expose lorsqu’il s’affirme universaliste et s’invente - la monarchie féodale étant définitivement morte - un nouvel adversaire : le communautarisme.
Dans le débat politique d’aujourd’hui, il est aussi obligatoire d’être républicaines et républicains qu’il est obligatoire d’être anticommunautaristes.
C’est précisément ici que les idéologues républicains guettent les Indigènes : les ayant sommé-es de se soumettre au mythe républicain, ils les accusent de communautarisme. Et l’Indigène qui aura accepté cette soumission devra jurer ses Grands Dieux : « Non, je ne suis pas communautariste ! Oui, je suis universaliste ». Ce faisant, il ou elle aura accepté de voir sa posture politique évaluée à l’aulne des critères de son adversaire. Car le modèle de l’universel, c’est le ‘blanc’. C’est l’homme occidental, hétérosexuel, et de tradition chrétienne - tradition avec laquelle il peut d’ailleurs prendre des libertés. C’est l’héritier de l’Encyclopédie, des Lumières, de la Révolution française. Se dire ‘universaliste’, c’est se condamner à singer ce modèle. Revendiquer d’autres références culturelles, d’autres traditions religieuses, voire d’autres habitudes culinaires, c’est sombrer dans le communautarisme le plus prohibé.
Il nous faut donc refuser l’injonction. Non pas être ‘pour le communautarisme’ ou ‘contre l’universalisme’, mais en récuser la problématique même. Les Indigènes ne pourront vivre librement que dans une société où chacune et chacun aura le droit de vivre à sa façon. Ils et elles ne demandent pas à être confiné-es dans des ghettos communautaires, dans des écoles communautaires, dans des épiceries ou des boucheries communautaires. Ils et elles demandent simplement le droit de vivre où bon leur semble et avec qui bon leur semble, de se vêtir, de se nourrir comme bon leur semble. Nous ne demandons pas de faveurs collectives : nous nous contenterons d’être exempté-es des défaveurs collectives qui caractérisent l’indigénat postcolonial. Qu’on appelle cela communautarisme ou universalisme nous importe peu. Que ce soit là ou non un comportement républicain est le cadet de nos soucis : ces mots n’appartiennent pas au vocabulaire des Indigènes ; ce sont des catégories importées d’un univers qui n’est pas le nôtre : précisément celui dont nous voulons hâter la fin.
...
Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, tout encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !
Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur
Mon Esprit ! Tournons dans la morsure : Ah passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !
...
(Arthur Rimbaud, 1871)