La tournure abstraite et idéologique qu’a prise le « débat sur le voile » transparaît de manière très nette dans une chronique d’un célèbre éditorialiste « multimédia » : Alain Duhamel [2].
Publiée le 26 novembre 2003 dans Libération, cette chronique fournit un exemple remarquable des « évidences » que les faiseurs d’opinion assènent sans prendre le temps de les établir - et qui, dans le « débat sur la laïcité », ont permis d’éluder les questions délicates (Quelle faute impardonnable commet une élève de confession musulmane en se couvrant les cheveux ? Un refus de se découvrir peut-il justifier une exclusion ? Que devient une élève exclue ?) au profit de considérations beaucoup plus générales sur « l’islamisme », « l’intégrisme », « le communautarisme » et la condition des femmes dans « les quartiers » et dans le monde :
« Le voile islamique à l’école ne constitue, cela va de soi, que le totem du communautarisme. Il implique directement la revendication d’une identité religieuse qui n’a pas sa place à l’école publique, voire - cela dépend des ressorts véritables des jeunes filles concernées - une volonté de différenciation, incompatible à coup sûr avec les principes jumeaux de la laïcité et de l’intégration. »
Dans ces quelques paroles, proférées tranquillement, « en passant », avec la suffisance de l’expert « autorisé » qui sait manier les « gros concepts » [3], on dénombre pas moins d’une dizaine de coups de force rhétoriques, si bien que leur analyse permet de couvrir l’ensemble des travers du discours pseudo-savant qui a proliféré dans les grands médias, et abouti à un débat totalement faussé . Au-delà de la personnalité de son auteur, l’intérêt de ce texte est qu’il déploie une rhétorique commune à l’ensemble des éditorialistes et des animateurs de débats - aussi bien Serge July, Jean-Michel Helvig et Jean-Michel Thénard (Libération) que Georges Suffert, Alain-Gérard Slama et Jean-François Revel (Le Figaro), Max Gallo (France Soir), Claude Imbert et Bernard-Henri Lévy (Le Point), Jean Daniel et Jacques Julliard (Le Nouvel Observateur), Jean-François Kahn (Marianne) et Denis Jeambar (L’Express) [4]. Tous ont pris parti pour la loi interdisant le foulard, tous au nom des mêmes pétitions de principes, des mêmes pseudo-évidences, des mêmes amalgames et des mêmes arguments d’autorité.
Le premier coup de force consiste à réduire la multiplicité des significations possibles du foulard des lycéennes françaises (la piété, le mysticisme, l’affirmation identitaire, la révolte adolescente, la protection face au sexisme, la soumission aux pressions de l’entourage, une manière de se solidariser symboliquement avec leurs pères et mères, auquel l’ordre symbolique républicaniste les somme au contraire de tourner le dos pour « s’émanciper »...), en décrétant que « le voile islamique à l’école » n’a qu’une seule signification : il ne serait « que » le « totem du communautarisme ». Cette réduction va d’ailleurs tellement peu de soi (toutes les études sociologiques sur le sujet soulignent la diversité des motivations et des significations) qu’Alain Duhamel se sent obligé de hausser le ton en décrétant, en incise, que « cela va de soi ».
Second coup de force : l’emploi d’un concept « épouvantail » : le « communautarisme » (associé à un autre terme exotique et vaguement inquiétant : « totem »). Ce « gros concept », omniprésent dans le débat public depuis plusieurs années, n’a jamais été défini, ni par Alain Duhamel, ni par aucun autre des faiseurs d’opinion qui l’emploient à chaque détour de phrase. Or, si ce mot désigne le repli de l’individu sur un groupe social unique, défini par une seule marque identitaire (par exemple la religion, « l’ethnie », ou l’origine nationale), en quoi l’élève de confession musulmane qui porte un foulard mais désire malgré tout aller à l’école publique et côtoyer des élèves de toutes confessions, origines ou opinions, s’enferme-t-elle dans un « repli communautaire » ?
À cette question, ni Alain Duhamel ni aucun de ses confrères prohibitionnistes n’apporte de réponse, tout simplement parce qu’ils ne se la posent pas (laisser car l’important ici est de montrer le non-questionnement). Que le foulard puisse fonctionner comme marqueur identitaire est une chose ; mais inférer du simple port de ce vêtement un jugement définitif sur « le communautarisme » qu’il « signifie », et cela sans examen plus approfondi des motivations et du comportement général de l’adolescente concernée, c’est tout simplement refuser l’un des grands principes du Droit (la prise en compte de l’intention) alors même que c’est le vote d’une loi qui est en question [5].
Par ailleurs, si le fléau qui menace le plus la société française et son école est « le communautarisme », ne faut-il pas s’interroger sur les conséquences d’une interdiction, et notamment sur l’exclusion d’élèves dont le seul tort serait d’être trop « communautaristes » ? Ces exclusions ne risquent-elles pas, précisément, d’isoler certaines adolescentes, en ne leur laissant pour seuls interlocuteurs et éducateurs que des réseaux associatifs musulmans ou des écoles coraniques, fréquentées exclusivement par des musulmans ? À cette question non plus, Alain Duhamel et ses confrères n’apportent pas de réponse - tout simplement, là encore, parce qu’ils ne se la posent pas.
Le troisième coup de force est le lien « direct » qui est établi entre le port d’un foulard « la revendication d’une identité religieuse ». Comme on l’a déjà souligné, cet acte peut avoir bien d’autres motivations, qui n’ont rien à voir avec une quelconque posture revendicatrice : la piété par exemple, le mysticisme ou encore l’obéissance à une pression de l’entourage... Si vraiment le port du foulard « impliquait » de manière aussi « directe » cette dimension revendicative, cela ne se traduirait-il pas par une attitude générale de défi de toutes les élèves « voilées » ? Or, ce n’est pas le cas : l’une des caractéristiques les plus fréquentes de ces élèves est au contraire une grande conformité aux normes comportementales en vigueur dans l’espace scolaire (sérieux, assiduité, discrétion, une certaine « docilité »).
En outre, quand bien même les élèves « voilées » seraient toutes rebelles, vindicatives, agressives, ne serait-il alors pas possible, pour l’institution, de répondre à leurs provocations ou à leurs demandes exorbitantes en s’appuyant sur le corpus de lois déjà existant, qui pose comme non-négociables l’obligation d’assiduité à tous les cours, l’acceptation de tous les enseignements et l’interdiction d’exercer des pressions sur les autres élèves ? Cette question n’a pas davantage effleuré l’esprit d’Alain Duhamel, ni de ses confrères éditorialistes. Pourtant, l’Avis du Conseil d’État de 1989 envisageait clairement la possibilité de l’exclusion en cas d’absentéisme ou de comportements vindicatifs [6].
Le quatrième coup de force d’Alain Duhamel est l’affirmation selon laquelle « la revendication d’une identité religieuse » n’a « pas sa place » dans l’école publique. Or, en quoi est-ce si évident ? Tout ne dépend-il pas de la forme que prend cette revendication ? N’est-ce pas plutôt le caractère agressif, violent, non-respectueux d’autrui des revendications identitaires qui est à proscrire, plutôt que l’idée de revendication en elle même ? N’est-il pas acceptable, voire souhaitable, que les élèves se définissent, s’expriment, se revendiquent d’une identité particulière (« musulman », « chrétien », « juif », mais aussi « rasta », « gothique », « anarchiste », « gauchiste », ou encore « immigré », « arabe », etc.), si l’on veut que des échanges aient lieu avec l’enseignant, et qu’éventuellement ces échanges fassent évoluer les définitions identitaires des uns et des autres ? Et inversement, le meilleur moyen pour que chacun campe sur ses appartenances « primaires » (« l’origine », « l’ethnie », la religion), n’est-ce pas justement de les étouffer, d’empêcher leur expression - et par là même leur confrontation avec l’altérité dans une discussion ? Tous ces questionnements, qui sont le lot quotidien de n’importe quel éducateur, sont totalement absents du discours d’Alain Duhamel, comme de celui de ses confrères.
Le cinquième coup de force consiste à affirmer que port du foulard dénote « une volonté de différenciation » et que cette volonté est « incompatible » avec l’école publique. Il ne va pourtant pas de soi que la volonté de se différencier qui peut animer certaines élèves « voilées » est incompatible avec un cursus normal au sein de l’école publique. En effet, qu’y a-t-il de si intolérable dans ce fait anthropologique d’une vertigineuse banalité qu’est l’aspiration de tout individu à une identité singulière ? En quoi surtout ce désir de différenciation serait-il particulièrement malvenu à l’école publique ? Cette école n’est-elle pas, comme son nom l’indique, le lieu qui ne choisit pas son public, et qui doit accueillir et traiter également tous les individus, quelles que soient leurs différences ? Mieux encore : l’une des missions principales de cette école n’est-elle pas d’armer son « public » de savoirs et de savoirs-faire de manière à les rendre capables de choix singuliers ? L’École publique ne doit-elle pas se réjouir, au lieu de s’en inquiéter, de la volonté qu’ont certains élèves de se différencier ? Alain Duhamel ne se pose pas ces questions.
Les ultimes coups de force consistent brandir des « gros concepts » : ce qui poserait problème, dans la volonté de se différencier, ce serait qu’elle est « à coup sûr » [7] incompatible avec « les principes jumeaux de la laïcité et de l’intégration ». Le problème est que ni Alain Duhamel, ni ses confrères unanimement mobilisés pour l’interdiction du foulard, n’ont jamais pris la peine de définir la laïcité, d’expliciter ce qu’ils entendent par intégration, d’expliquer en quoi ces deux principes sont « jumeaux » , en quoi ils sont nécessaires, et enfin en quoi la volonté de se différencier s’y oppose. Car aucune de ces affirmations ne va de soi : au contraire, les textes fondateurs de l’école laïque (les lois des années 1880, 1882 et 1886) conçoivent cette dernière comme un cadre nécessaire pour la formation de citoyens autonomes, et elle impose pour cette raison un devoir de « neutralité » aux agents du service public d’éducation, et non pas au « public » qui doit en demeurer le bénéficiaire : les enseignants, les locaux et les programmes scolaires doivent être neutres, mais les lois n’imposent aucune obligation de réserve aux élèves [8]. Quant à « l’intégration », soit elle est synonyme d’uniformisation et de normalisation, et dans ce cas il ne va pas de soi qu’elle soit souhaitable ; soit elle consiste à accueillir chaque enfant, et à veiller à son épanouissement au sein de la collectivité nationale, et dans ce cas il ne va pas de soi que la libre expression des convictions religieuses ou politiques lui fasse obstacle.
C’est ainsi qu’à partir d’un premier déplacement (le passage de la question : pour ou contre l’exclusion ? à la question pour ou contre le voile ?), le débat public a vite dérivé vers des questions encore plus générales, absurdes et fermées, comme celle que formule Alain Duhamel : pour la laïcité et l’intégration ou pour le communautarisme ? - ou ses variantes : pour ou contre l’intégrisme ?, ou encore : pour ou contre l’oppression sexiste ?