Première partie : Batailles de rue
Tout laisse pourtant à penser que ce changement de terme n’a pas modifié la réalité du rapport républicain à l’autre, la logique d’assimilation que décrivait Frantz Fanon au début des années 1950 s’appliquant par exemple mot pour mot aux jeunes « indigènes » d’aujourd’hui. Prisonnier de son sentiment de diminution, de rétractation du moi, esclave de son infériorité comme le Blanc l’est de sa supériorité, le Noir se retrouve devant ce dilemme : « blanchir ou disparaître » [2].
« Le Noir antillais sera d’autant plus blanc, c ’est-à-dire se rapprochera d’ autant plus du véritable homme, qu’il aura fait sienne la langue française ».
Fanon évoque le changement des gestes, du ton de la voix, l’élimination des expressions créoles et l’élidation [3] des « r » au profit de leur soulignement. Le Noir est décrit par Fanon comme piégé par le regard de l’autre, tous ses efforts d’égalité ne faisant que marquer son infériorité :
« C’est parce que le nègre appartient à la race « inférieure » qu’il essaie de ressembler à la race supérieure » [4] ;
« Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur... Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal » [5]
En Echo au « blanchir ou disparaître », Abdelalli Hajjat souligne à propos de l’immigration postcoloniale – plus d’un an avant la circulaire Sarkozy sur les familles sans-papiers d’enfants scolarisés posant l’oubli de la langue d’origine comme condition de la régularisation – que l’injonction à l’assimilation
« demande à l’individu en instance d’intégration de tirer un trait sur son passé pour pouvoir entrer de plain-pied dans l’histoire légitime. Cela fait partie des conditions imposées de l’ “assimilation” qui suppose de passer de l’altérité a l’identité (au sens d’identique) » [6].
Comme dans le cas du Noir, cette intégration semble un piège qui renverse la responsabilité de l’acceptation, d’autant plus que c’est un piège sans fin :
« Le discours sur l’ "intégration" et le rapport de domination qu’il véhicule, a quelque chose d’irritant, puisqu’il attribue la responsabilité de la "non-intégration" aux "assommés" de s’intégrer, qui se demandent a partir de quel moment ils sont considérés comme étant intégrés » [7].
La persistance d’une logique assimilationniste derrière l’affichage d’intégration est énoncée par une série d’ouvrages récents comme le résultat de la persistance durable de la logique coloniale. Cette logique coloniale n’est-elle pas un des contenus importants de cet inconscient de la nation contractuelle refoulé dans le corps de la nation ?
« On peut faire l’hypothèse que les "structures d’attitudes et de pensée" qui se sont construites lors de l’époque impériale tendent a perdurer malgré une relative distance historique, ce qui suppose de considérer ces structures comme disposant d’une force d’inertie rendant difficile le changement. Cette inertie s’illustre notamment à travers les représentations de l’Arabe et du musulman (homme et femme) et toute une série d’attitudes et de pensées vis-à-vis des populations issues de l’immigration post-coloniale qui n’ont pas fait l’objet d’un travail de deuil de la période coloniale » [8].
Nacira Guenif-Souilamas – en se référant au texte de Norbert Elias sur La dynamique de l’Occident [9] – pointe que cette logique trouve sans doute des racines plus anciennes dans « la colonisation (qui) a pu s’exercer sur des "couches dominées" de la société française de l’Ancien et du Nouveau Régime ("guerriers" puis bourgeois et enfin ouvriers) » [10]. Colonisation également des régions de France, destruction de leurs langues et tentative de faire disparaître, avec un succès inégal, le catharisme et le protestantisme.
Les questions de l’intégration au monde du travail et de la discrimination se posent alors différemment. A la façon de l’aristocratie mettant tout en place pour empêcher que la bourgeoisie devienne son égale (puis de la bourgeoisie – avec plus de succès – vis-à-vis des ouvriers), les dominants mettent tout en place pour ne pas voir les anciens colonisés devenir leurs égaux, installant en permanence de nouvelles barrières à franchir : le bien parler, l’islam, la coupe de cheveux, le corps comme marquage permanent de la différence...
Cela explique l’impression des personnes issues de l’immigration de ne jamais savoir à partir de quel moment elles sont considérées comme étant intégrées mais aussi l’impression de développement des discriminations – ainsi que le souligne Patrick Simon. Elles sont, selon lui, moins le signe d’un développement du racisme que le contrecoup de l’arrivée de populations post-coloniales dans des secteurs, des métiers, de couches sociales a qui ils étaient jusque-la fermés.
Dans le contexte français, en plus d’un certain blocage de la mobilité au regard des réalités anglo-saxonnes en raison des fonctionnements élitistes entretenus par le système des grandes écoles, « chaque domaine de la société fonctionne comme un club ou les centres d’admission sont fondés, entre autres systèmes de cooptation, sur un ordre ethnico-racial » [11]. Chaque domaine fonctionne comme un corps, partie d’un système social vu lui-même comme corps, ayant ses barrières contre les pollutions et n’assimilant que ce d ont il a besoin (d’ou le concept d’immigration choisie).
On est donc loin d’un fonctionnement de contrat, et même d’une vraie logique méritocratique. Fonctionne bien plus une très classique logique de distinction comme l’a pointé Pierre Bourdieu, qui nous rappelle la pertinence de la critique de Marx dans Sur la question juive [12]. Les dominants disposent de capitaux – économiques, culturels – qui sont les capitaux légitimes assurant la domination. Des structures potentiellement égalisantes comme l’école opèrent en réalité une distinction qui permet de reproduire les inégalités de capitaux culturels et cette domination.
Parmi ces capitaux culturels légitimes se retrouvent également des normes sexuelles, les conceptions d’un bien commun, une origine culturelle, une façon de parler, de se tenir, une couleur de peau, etc. Ce fonctionnement pervertit alors les efforts pour l’égalité. Se référant toujours à Norbert Elias et à la société de cour, Nacira Guenif-Souilamas écrit :
« Pendant qu’une infime minorité est curialisée, la majorité récusée est domestiquée pour tenir la place subalterne qui lui incombe, à laquelle elle est irremplaçable » [13].
C’est déjà cette fausse égalité offerte aux ouvriers que dénonçait au milieu du XIXe siècle le pédagogue Joseph Jacotot, ressuscité par Jacques Rancière dans Le maître ignorant :
« Le coup d’oeil plaisait aux amis du progrès : c’est ainsi que la science se répand des sommets jusqu’aux plus modestes intelligences. Le bonheur et la liberté descendent à sa suite. Cette sorte de progrès, pour Jacotot, sentait la bride Manège perfectionné, disait-il. (...) Plus exactement son problème n’était pas l’instruction du peuple : on instruit les recrues que l’on enrôle sous sa bannière, les subalternes qui doivent pouvoir comprendre les ordres, le peuple que l’on veut gouverner - la manière progressive, s’entend, sans droit divin et selon la seule hiérarchique des capacités » [14].
D’un coté, les dominés sont tentés par un impossible rattrapage de la nomme du dessus qui se transforme en domestication, minorisation permanente qui renforcerait les dominations ; de l’autre, le refus de cette course sans fin par un repli identitaire exclusif – identités gay, ouvrière, musulmane – est un piége que pointait déjà Michel Foucault pour les identités sexuelles : cet enfermement ne produit pas une alternative mais se contente d’être « l’anormal » défini par le « normal », miroir inverse de la norme qui renforce encore cette dernière.
Tandis que la progression des postcoloniaux dans les différents domaines de la société française met au jour ses ressorts discriminatoires, c’est bien le refus de cette alternative impossible entre domestication et repli exclusif qui émerge – nous y reviendrons – aussi bien avec le rap, des groupes comme Zebda et La Rumeur, les émeutes de novembre 2005 ou 1’auto-organisation des mouvements issus de l’immigration comme les Indigènes de la République, le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), les associations turques comme le Rassemblement des associations citoyennes des originaires de Turquie (Racort) ou les collectifs de sans-papiers.
Rejetant la pédagogie du perroquet comme le risque de l’enfermement, ils appliquent la même recette d’autonomie que celle proposée par Jacotot dans sa pédagogie de l’émancipation aux ouvriers du XIXe. Un maître lui-même ouvrier, maître qui ne sait rien, soutient l’élève pour qu’il découvre lui-même ce qu’il veut apprendre en se demandant : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Que fais-tu ? ».
On retrouve quasiment mot pour mot ce qui sera la devise de la Jeunesse ouvrière chrétienne : « Voir, juger, agir. » Partir de l’égalité des personnes comme a priori récusant toute limitation contractuelle ou corporelle pour mieux saisir comment, ainsi considérée, l’égalité – dynamique et non icône dévitalisée – met en cause tout ce qui la limite dans la réalité :
« Ce qui nous intéresse, c’est l’exploration des pouvoirs de tout homme quand il se juge égal a tous les autres, et juge tous les autres égaux à lui. »