Partie 1 : Critique de la règle de la non violence comme stratégie politique.
Dans l’Europe francophone d’aujourd’hui, on le sait, la prose du Comité invisible exerce une forte influence dans les réseaux insurrectionnalistes. La force de ses textes réside dans une véritable proximité avec les luttes, ainsi que dans un style jugé par plusieurs comme insupportable, mais par bien d’autres comme très stimulant, et même enivrant. On lui reproche aussi une certaine « pauvreté théorique » et un manque de stratégie, alors qu’il est plutôt question – selon moi – de réflexions tactiques et d’envolées poético-philosophiques [1].
L’approche de Peter Gelderloos est bien différente : il ne prétend ni produire de la grande poésie, ni de la grande théorie [2]. Résolument empirique, il se réfère à des expériences politiques concrètes, soit pour démontrer l’inefficacité de la non-violence, soit au contraire l’efficacité de la violence politique. En cela, il s’inscrit dans la lignée du militant autochtone Ward Churchill, qui a signé quelques mois avant la Bataille de Seattle un livre méconnu en Europe, Pacifism as Pathology, qui se veut une charge très dure envers les adeptes de la non-violence. Ward Churchill les accuse d’être les victimes de l’illusion d’une certaine efficacité, alors que leur action ne leur procure aucune prise sur la réalité. Il mentionnait en particulier le mouvement contre la guerre du Vietnam, qui s’est effondré bien avant la fin de la guerre. Selon Ward Churchill, c’est la violence armée de la guérilla vietnamienne qui a forcé la fin de la guerre, et non les marches à la chandelle sur les campus américains. Selon l’auteur, la non-violence est pathologique, car elle provoque chez l’activiste une fausse impression de contrôler son environnement, alors que le seul effet réel est de procurer un sentiment de supériorité morale [3].
Si Peter Gelderloos critique lui aussi le dogme de la non-violence, ce n’est pas pour lui opposer un dogme de la violence politique. Bien au contraire, il cherche à convaincre des bienfaits du « principe de respect de la diversité des tactiques », qui avait été conceptualisé par la Convergence des Luttes AntiCapitalistes (CLAC), à Montréal, en prévision des manifestations contre le Sommet des Amériques, dans la ville de Québec en avril 2001. S’inspirant des expériences des contre-sommets précédents, en particulier à Prague en 2000, la CLAC voulait ainsi réduire les tensions inutiles entre camarades, et surtout permettre aux anticapitalistes de se mobiliser ensemble et de manière solidaire. Pour ce faire, la CLAC avait identifié trois zones, rouge, jaune et verte, chacune associée à des formes différentes de manifestations : rouge pour l’affrontement avec la police, jaune pour la désobéissance civile, verte pour la fête et le repos. Cette organisation a fonctionné pendant environ deux journées marquées par des affrontements incessants avec la police, jour et nuit, jusqu’à ce que la police manœuvre pour repousser les milliers d’altermondialistes, y compris de la zone verte.
Même Starhawk, une célèbre féministe pacifiste et formatrice en désobéissance civile non violente, a tiré cette leçon des manifestations à Québec, en 2001 : « La CLAC, la Convergence anticapitaliste […] ne prône pas la violence, mais plutôt la diversité des tactiques. La diversité des tactiques signifie, d’une part, la flexibilité et donc de ne pas être pris par des lignes directrices trop rigides. Cela signifie aussi accepter que chaque groupe prenne ses propres décisions quant à ce qu’il faut faire tactiquement et stratégiquement [4]. » Il faut dire qu’elle était, à Québec, dans un groupe en principe non violent et « qui comprenait beaucoup de personnes qui n’avaient jamais auparavant participé à une action. Oui, le premier jour certaines étaient terrifiées. Mais le deuxième jour, elles étaient plus nombreuses à être prêtes à se rendre sur la brèche. Au troisième jour, elles demandaient de meilleurs masques à gaz pour l’assaut suivant [5]. »
Le livre de Peter Gelderloos s’inscrit dans ce contexte militant post-Seattle et post-Sommet des Amériques. Il attaque les adeptes dogmatiques de la non-violence et il défend le principe de respect de la diversité des tactiques. Profondément antiautoritaire, Peter Gelderloos mène cette attaque contre le dogme de la non-violence car il considère que « personne n’est propriétaire d’une manifestation », comme il l’avance dans un autre livre qui mériterait aussi d’être traduit, The Failure of Nonviolence : From the Arab Spring to Occupy (L’échec de la non-violence : Du Printemps arabe à Occupy). Il plaide donc pour une approche antiautoritaire des mouvements sociaux et des manifestations, ce qui signifie qu’il faut accepter que d’autres que nous veuillent participer à un mouvement selon les modalités qui leur conviennent, et que personne ne devrait prétendre détenir l’autorité politique ou morale pour imposer une seule et unique manière d’être dans les rues.
Il discute aussi, dans une annexe de The Failure of Nonviolence, des réactions qu’avait provoquées la parution de How Nonviolence Protects the State. Il admet que son style était peut-être trop abrasif, ce qui peut avoir pour conséquence de s’aliéner les adeptes de la non-violence, ce qui n’est pas très constructif en termes de solidarité et de coalition. Il a donc insisté pour préciser que ses adversaires sont bien celles et ceux qui cherchent à « imposer la non-violence dans une lutte sociale [6] ». Peter Gelderloos en a donc contre une posture dogmatique et surtout autoritaire que ne partagent évidemment pas quiconque pratique la non-violence, mais à laquelle il s’est tout de même souvent heurté dans son militantisme.
Cela dit, les frontières entre violence et non-violence sont souvent plus fluides et poreuses que ne le laissent entendre les débats à ce sujet, dans lesquels les adversaires se campent dans des positions très tranchées (en France, Manuel Cervera-Marzal est sans conteste le théoricien le plus sérieux et nuancé de la politique de la non-violence [7]). Ainsi, les divisions dans la rue entre les Black Blocs, le Pink Bloc, l’Armée de clowns révolutionnaires et les fanfares ne correspondent pas toujours à des conflits au sein du mouvement.
Déjà à Prague lors des manifestations contre le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale, en 2000, l’une des fées géantes du Collectif Tactical Frivolity, du Pink & Silver Bloc s’était positionnée dans le débat là où on ne l’attendait pas : « Qu’est-ce que la violence de toute façon quand l’État tue des gens tous les jours ? Et quand les membres de la Banque mondiale mangent des bébés du Tiers monde pour petit déjeuner ? Alors, s’ils reçoivent des briques, alors, c’est de leur faute [8]. » Une fée géante amie du Black Bloc ? En 2001, lors de manifestations à Ottawa le collectif écologiste Living River, auquel participait Starhawk, a formé un cercle de solidarité autour du Black Bloc pour le protéger de la police, qui l’encerclait. La sarabande a si bien agité des foulards que le Black Bloc est parvenu à s’extirper de l’encerclement [9].
En 2005 lors du Sommet du G8 en Écosse, le Black Bloc a effectué une manœuvre de diversion pour attirer la police vers lui, lors de la « Marche suicide », en solidarité avec les groupes de clowns qui sortaient des bois pour bloquer les autoroutes [10]. En 2009 à Strasbourg, les clowns rebelles et le Black Bloc se sont solidarisés face à la violence policière, lors des manifestations contre le Sommet de l’OTAN. En 2013, lors de grandes mobilisations au Brésil contre la vie chère, un syndicat d’enseignantes et d’enseignants appelait le Black Bloc à se joindre à leurs manifestations.
Plus récemment en France, le « cortège de tête » est constitué en général de quelques centaines d’individus qui forment un Black Bloc, mais aussi de plusieurs centaines d’autres individus qui restent groupés pour offrir un appui politique et une zone de manœuvre au Black Bloc (c’est en tous les cas ce que j’ai pu observer en participant au cortège de tête de la manifestation du 14 juin 2016, contre la Loi travail, à Paris). Ce qui rappelle le commentaire de Stephen D’Arcy au sujet des émeutes : il s’agit le plus souvent d’événements où quelques individus pratiquent le saccage, le pillage et l’affrontement avec la police, appuyés par un nombre bien plus important d’individus qui les observent, les applaudissent, rient et chantent, restant non loin pour exprimer un appui politique et moral.
Cette réalité plus complexe que ne le laisse croire le débat entre non-violence et violence rend d’autant plus légitime la diversité des tactiques.
Enfin, au fil des années, le débat au sujet de sexisme et du racisme de l’insurrectionalisme a évolué, en partie en raison d’une intégration plus importante du principe de respect de la diversité des tactiques. Parmi bien d’autres, Harsha Walia, du collectif antiraciste No One Is Illegal (Personne n’est illégal) a pris la défense du Black Bloc qui est entré en action à Vancouver, lors d’une manifestation contre les Jeux olympiques d’hiver, en février 2010.
« Une des critiques adressées à la tactique du Black Bloc suggère qu’elle n’est adoptée que par des hommes blancs et donc qu’elle est par essence oppressive pour les femmes de couleur et les femmes autochtones plus spécifiquement. En tant que femme de couleur affectée par un ensemble de blocages systémiques, y compris un statut légal précaire et des problèmes de santé, je peux dire – mais je ne parle qu’en mon nom – que la tactique du Black Bloc ne m’opprime pas et ne me rend pas plus vulnérable en manifestation [11]. »
Même si l’égalité ne règne pas entre insurrectionnalistes et dans les Black Blocs, en termes de division du travail militant, par exemple, de plus en plus de femmes participent aux Black Blocs et forment même des groupes d’affinité uniquement de femmes dans les Black Blocs (à Montréal, à tout le moins) [12].
Partie 3 : Why She Doesn’t Give a Fuck About Your Insurrection.