Or, quand on affirme de ce point de vue qu’il n’est pas juste de dire : « Oh, après tout, ce n’est peut-être qu’une vieille histoire (...). L’histoire d’un pays qui brille de mille feux et que tout le monde peut rejoindre. Il y a des mots pour ça : eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa. C’est l’histoire de ces bateaux qu’on appelle ici kwassas kwassas, ailleurs barque ou pirogue ou navire (...). C’est l’histoire de ces êtres humains qui se retrouvent sur ces bateaux et on leur a donné de ces noms à ces gens-là, depuis la nuit des temps : esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat people, réfugiés, sans-papiers, clandestins » [3]
Quand on dit que ceci est faux car, depuis la nuit des temps, les hommes et les femmes de ces quatre îles des Comores ont toujours circulé librement.
Quand on dit que cet espace est singulier parce qu’il est probablement le seul au monde où ceux qui vont vers l’eldorado sont les mêmes que ceux qu’ils vont rejoindre, qu’ils partagent la même langue, la même religion, la même culture, les mêmes habitudes alimentaires et vestimentaires, et bien d’autres choses encore : ils ont des liens familiaux indéfectibles.
Quand on dit que cet espace est unique au monde parce qu’il est le seul pour lequel les Nations Unies ne reconnaissent pas la présence française, et qui se trouve inscrit dans la constitution de deux pays – les Comores étant composées de quatre iles, dont l’une (Mayotte) est occupée par la France (en dépit d’une indépendance conquise en 1975, et d’une vingtaine de condamnations par l’ONU) tandis que les trois autres sont autonomes.
Quand le point de vue du lion affirme cela, il est disqualifié : c’est de la politique ! crie-t-on.
En revanche, la voix du chasseur peut s’élever et parler des « clandestins venus des autres îles des Comores » [4], de « pression migratoire constante venue des Comores » [5], de « cette île française » [6] (et la liste n’est pas exhaustive) sans que personne ne songe à qualifier ces propos de politiques. Mais si j’affirme qu’il n’y a pas de clandestins comoriens sur cette île comorienne, ni d’immigration des autres îles des Comores, mon discours est immédiatement discrédité : c’est de la politique ! N’est-ce pas ce que l’on appelle la politique du fait accompli ?
La parole du chasseur peut librement, tranquillement faire circuler les clichés sur Mayotte :
« l’île aux parfums ou l’île au lagon [7]
« le plus beau lagon du monde » [8]
« nager avec des dugongs et des cœlacanthes » [9]
« les sillons invisibles que tracent les dugongs et les cœlacanthes » (sic) [10],
circulez ! Rien à signaler !
Cette voix du chasseur peut aussi répéter les antiennes à l’envi, personne ne la contredira :
« La maternité de Mamoudzou est devenue la plus grande de France » [11]
« Toutes ces clandestines venues accoucher sur cette île française pour des papiers » [12]
« On te chuchote que la moitié des habitants de Mayotte est constituée de clandestins » [13].
Personne, sauf quelques voix qui s’expriment parfois dans le milieu associatif [14].
Je voudrais me faire la voix du lion et exprimer le malaise profond ressenti à la lecture de ces propos du personnage de Marie :
« toutes ces clandestines venues accoucher sur cette île française pour des papiers et je me retiens de leur demander : Mais tu le veux vraiment ce bébé ou tu veux juste venir à Mayotte pour avoir des papiers ? » [15]
J’ai eu l’impression qu’on enlevait à ces femmes issues des classes sociales les plus défavorisées [16], dans une société de castes, le peu de dignité qu’il leur restait.
Malaise encore face à ces propos de Marie, toujours, que j’ai ressentis comme insultants :
« Il a déjà une autre femme, une Comorienne (...) La pute (...) C’est une pute de clown. Elle a des fesses rebondies, une peau jeune et noire. Tu veux du noir maintenant ? Tu te fais des petites clandestines ? (...) C’est bien de baiser des nègres ? » [17]
Propos encore de Marie que j’ai vécus comme outrageants que l’on retrouve un peu plus loin :
« Il m’annonce que sa pute de clown attend un enfant ou cette chienne »
ou encore : « Bye bye pute de clown » [18].
Ou encore ces propos d’un autre personnage, Bruce, s’adressant à Moïse :
« Tu m’as raconté comment ta mère, ta vraie mère, cette pute, t’a donné à la muzungu » [19]
ou de Marie, à nouveau :
« de jeunes Comoriennes et Malgaches qui se parfument le sexe au déodorant » [20]
ou, enfin, de Bruce encore :
« Le vigile ce connard d’Africain qui est venu ici sur un kwassa comme un malheureux crevard » – tant il est vrai que grand nombre de Comoriens, ainsi que d’habitants de l’Afrique du nord ou de l’île Maurice, ne se considèrent pas comme Africains...
Aux propos insultants et outrageants on peut ajouter ceux dénigrants de la comparaison que fait Bruce entre l’école française et la madrasa (école religieuse comorienne) :
« A l’école française on m’apprend je suis tu es il (...) est nous sommes vous êtes ils (...) sont et les maîtresses sont fines et blanches et elles disent vous êtes français, allons enfants de la patrie, et elles n’utilisent pas de bâton pour taper quand tu fais une bêtise mais elles te caressent les cheveux en disant petit coquin. A la madrasa on s’habille de blanc et on récite le Coran et si on se trompe fachak on se prend un coup de branche de manguier » [21].
Gare à moi si j’ose considérer ces propos comme colonialistes ou néocolonialistes : je fais de la politique !
A d’autres moments je suis blessé, heurté :
« Avant, nous aurions échangé des blagues sur les clandestins qui chopent tout ce qu’ils trouvent, (...) ton vieux slip, le mari de ta voisine. »
La blague me semble humiliante et ce « mari volé » n’est pas sans réveiller de vieux fantasmes remontant à l’époque du transfert de la capitale des Comores de Dzaoudzi à Moroni : les Comoriennes des autres îles volant les maris des femmes mahoraises [22].
J’en arrive à me demander ce qu’ont fait ces pauvres « clandestins » pour mériter un tel mépris (Marie, parlant d’un chien : « Je me suis demandé s’il était, lui aussi, arrivé par kwassa, avec son maître, des chèvres et des poulets ») et une telle violence. Car l’acte charitable que fait Marie en direction d’une « petite fille » en lui donnant « un paquet de biscuits, une orange ou une pomme » [23] se transforme en violence verbale : « Casse-toi » puis physique : « Je lui lance le bâton dans le dos. Elle hurle et moi aussi » [24].
Pour moi, le plus difficile à accepter, après tout cela, c’est peut-être cette impression d’un discours attribué à Bruce mais complètement importé d’ailleurs, d’autres cieux. Des Antilles, de la Réunion, des Caraïbes, que sais-je : « c’est comme ça que mon père vit en moi et aussi le père de mon père et mes ancêtres, les premiers, les esclaves. Je n’ai pas honte de dire que je suis un descendant d’esclaves » [25]. Il est évident qu’aucun enfant des quatre îles des Comores ne saurait tenir de tels propos.
Mais cher ami, me dira-t-on, tout ce que vous avez cité ce n’est pas Nathacha Appanah. C’est Marie, Moïse, Bruce, Olivier ou Stéphane – on aurait, d’ailleurs, pu imaginer un personnage comorien féminin, ce qui n’aurait toutefois pas changé grand-chose s’il devait parler comme Bruce et Moïse... Mais qu’on ne s’y trompe pas. C’est d’une vision du monde qu’il est question. Une vision du monde euro-centrique où le bonheur ne peut être conçu que venant de l’Occident, du Blanc, du muzungu. Bruce et Moïse (à commencer par leurs noms) sont complètement aliénés, ce sont des « peaux noires masques blancs » [26] et ne se reconnaissent qu’à travers l’Occident. Bruce dit ceci dès les premières pages quand il s’exprime pour la première fois :
« Moi aussi je voudrais que quelqu’un me prépare un bol de céréales, putain des céréales je sais même pas le goût que ça a des céréales » [27]
Nathacha Appanah nous dit dans ses remerciements [28] que « ce roman n’aurait pas existé sans l’aide précieuse et l’amitié » d’un Sous-préfet de Châteaudun, ancien chef de la sécurité civile, attaché à la préfecture de Mayotte, et d’un lieutenant-colonel qui a occupé les fonctions de directeur départemental adjoint au Service départemental d’Incendie et de secours (SDIS) durant huit ans à Mayotte. C’est la vision du monde du chasseur. Et la voix du chasseur est toujours la plus forte. Comme dirait La Fontaine : La raison du plus fort est toujours la meilleure [29].