Cette mauvaise expérience, isolée, est anecdotique. Elle est pourtant révélatrice du sentiment de dénigrement que beaucoup de personnes endurent régulièrement sans pouvoir le faire entendre. Elle est révélatrice de la difficulté à montrer et expliquer le racisme lorsqu’il s’exprime de manière subtile, par des termes prudemment choisis, parfois même sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Ce qui rend cette situation pénible à vivre, c’est qu’elle se répète fréquemment et trouve son écho dans le quotidien d’autres noirs, d’autres pauvres, d’autres individus appartenant à une « minorité », jugés eux aussi « excessifs » ou « sensibles » lorsqu’ils répliquent à ces humiliations.
Imaginons.
Un homme, blanc, non raciste, fait en plaisantant une analogie grossière entre la couleur d’un homme noir et un type de comportement. L’homme noir s’en offusque. L’homme blanc, et les éventuels autres hommes blancs présents, non racistes, jugent que l’homme noir n’a pas d’humour, et selon l’ampleur de sa réaction qu’il est « excessif » et/ou « sensible » (jusqu’au très apprécié « on ne peut plus rien dire » ). Personne ne demandera à l’homme noir combien de plaisanteries faussement racistes il a essuyé dans la semaine et s’il ne se sentirait pas à la longue, aux yeux de ses pairs blancs et non racistes, comme un pigment de mélanine avec des bras et des jambes.
Une femme, noire, affirme qu’elle est frileuse. Une femme, blanche, non raciste, lui rétorque gentiment que c’est normal, ses gênes sont adaptés à un autre type de climat. La femme noire se voit refuser d’être individuellement appréhendée comme frileuse, et doit se contenter de l’être ethniquement. La femme noire s’offusque. Incompréhension et démonstration scientifique boiteuse de la part de la femme blanche. Et que la femme noire ne perde pas son temps à vouloir inverser la situation : la femme blanche peut, elle, être frileuse ou peu résistante à la chaleur, puisqu’elle incarne le point de comparaison normatif.
Jamais rien de très grave en somme, mais toujours, à courts intervalles, des petits dénis de notre individualité, de notre légitimé, la solution la moins risquée restant chaque fois le silence et la résignation. C’est ce que le courrier qui suit tente de mettre à jour.
Ma démarche, je le précise, a fortement déplu aux membres de la famille de la patiente : ils ont apporté leur soutien à la personne dont je me plains, en rétorquant qu’il ne fallait pas confondre « racisme et divergence d’opinion », et en condamnant mon courrier jugé délateur, excessif.
Madame,
Si je vous écris aujourd’hui, c’est malheureusement pour rendre compte d’une situation mal vécue auprès de l’une des auxiliaires de vie employées par vos services, Mme Xavier. Je suis la compagne du fils d’une patiente prise en charge par votre organisme, Mme Yolande , et je suis ponctuellement hébergée par celle-ci pour des raisons de déplacements professionnels, ce qui me donne l’occasion de croiser certains des membres de votre personnel.
Je tiens tout d’abord à signaler :
– que j’effectue cette démarche de mon seul gré, ayant été la seule personne incommodée, la patiente n’ayant aucun reproche à formuler ;
– qu’après m’être renseignée auprès de la personne en charge de la « gestion qualité », j’ai pris connaissance de mes torts au commencement de cette situation (à savoir : m’être interposée entre la patiente et l’auxiliaire lors d’une discussion privée, puisqu’il est attendu des proches qu’ils restent en retrait) ;
– qu’après lecture du Code de déontologie des Métiers d’aide à domicile, j’ai pris note qu’il a pour but de « permettre des relations harmonieuses et sans ambiguïté entre l’auxiliaire de vie et son employeur », que j’en ferai malgré tout usage pour expliquer mes doutes quant au bien-fondé du comportement de Mme Xavier.
L’histoire :
Vendredi 25 mars à 6h55, heure à laquelle je buvais mon café, j’ai pu entendre l’opinion tranchée de Mme Xavier sur des questions d’immigration et d’intervention de la France à l’international, avec développement argumenté dont je ne me permettrai pas ici de juger la qualité, le tout s’adressant à Mme Yolande. La situation n’avait rien d’inhabituel : je commence à être familière des interventions de Mme Xavier pour « maintenir le patient en éveil en créant une liaison sociale par le biais de faits dits d’ actualité ». Il m’est arrivé maintes fois d’entendre relater des histoires de « violeur au tournevis » et autre « barbarie au seuil de notre porte » et de me cantonner à mon rôle bienveillant de proche en retrait. Certains réveils étant plus difficiles que d’autres, ce matin-là mon automatisme (qui est aussi ma faute) a été de me joindre à la conversation pour développer un avis non moins vif, contrastant nettement avec le sien. Cet avis comprenait l’affirmation de mon scepticisme à l’encontre de différentes ONG (vantées par l’auxiliaire de vie) ainsi que quelques notions de néo-colonialisme, le préfixe « néo » indiquant bien que je situe le problème dans le présent.
Je m’excuse par avance pour la retranscription sommaire du contexte de la discorde, et je ne m’attends pas une seconde, sur le plan politique, à remporter les suffrages de la personne qui sera en charge de lire ma doléance, il est pourtant nécessaire de vous transcrire cette entrée en matière pour arriver aux raisons de ma perplexité face au rôle de l’auxiliaire de vie.
Suite à cette répartie agrémentée d’une certaine dose d’agacement de ma part, Mme Xavier s’empresse de me faire état de sa situation de femme de gendarme, gendarme à une époque muté « outre-mer » (où ?) pour une période de trois ans, qu’elle a donc suivi lors de sa mutation. S’ensuit un court reportage quelque peu pittoresque, dans lequel Mme Xavier « se mêle à la population », « habite une case », « fait son jogging avec la population », consulte « des médecins noirs qui sont de bons médecins », assiste à des fêtes « dans les champs » (à côté de sa case d’habitation). Ce reportage exotique, supposé lui conférer une expertise dans le débat, lui permet de m’affirmer d’autorité que « non, les choses ne sont pas du tout comme vous dites ». Je finis par répondre qu’en tant que « [personne] blanche » vivant « outre-mer », son témoignage n’est selon moi pas représentatif. Je tente (vainement) d’apporter ma contribution (et par procuration, la contribution de nombreux citoyens) dans le présent en tant que native du département de la Martinique.
Mme Xavier déclare alors :
« Mon mari, il est gendarme, on est d’accord personne n’aime les gendarmes, que l’on soit noir ou blanc ».
A ce stade de la conversation, je réponds :
« Il est clair que non »,
lui permettant de conclure :
« bah pour lui tout s’est bien passé ».
Je fais alors remarquer qu’un noir lambda a tout intérêt à se taire face à un gendarme blanc, ce dont vous jugerez à votre guise.
« Mais non pour nous tout s’est bien passé, donc c’est bien que ce n’est pas vrai ce que vous dites, le tout c’est de ne pas y aller en conquérant, mais de s’acclimater à leurs coutumes ».
Nouvelle tentative de faire entendre la voix de personnes vivant « outre-mer » un peu plus que des vacances prolongées, dans le présent, aussitôt balayée (comptez deux à trois secondes) par :
« Vous n’avez pas eu de chance, oui, hein, c’est vraiment que vous n’avez pas eu de chance ».
L’indignation se manifestant souvent chez moi par des tremblements, l’auxiliaire, triomphante, en profite alors, sur un ton traînant et appuyé, garni d’empathie surjouée, avec un sourire mi-triomphant, mi-condescendant, pour m’assener son diagnostic, du domaine psycho-médical bien que très approximatif et hasardeux :
« Vous êtes écorchée… oui je le vois bien, vous êtes écorchée. Ce dont vous souffrez, c’est du passé de vos ancêtres ».
(Je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit-là du passé de mes ancêtres martiniquais et non de mes ancêtres charentais ou normands, pour la précision)
Et de conclure mauvaisement par un rire hautain et faussement bienveillant, face à mon désarroi et à mon écœurement. Je sors alors pour gagner la voiture de mon compagnon, après avoir conclu :
« Ce dont je souffre, c’est de votre comportement de "française" typique. »
Nouveau rire condescendant. Mon compagnon reste quelques secondes de plus pour réunir des affaires, elle profite alors de ce laps de temps pour le prendre à partie et le faire adhérer au verdict :
« Oh lala… Elle souffre hein ? On le voit qu’elle a souffert ! »
Ce qui pose problème
Outre ce que je considère comme un déballage de racisme ordinaire, accusation que je souhaite porter bien que je sois consciente du langage euphémisé et de la légalité des termes employés par Mme Xavier, une dame aux propos bien plus policés que les miens, bien que je sois consciente également d’un élan de renouveau de la « liberté d’expression » permettant aux langues de se délier jusqu’à porter préjudice à la dignité d’autrui – bref : outre tout cela, plusieurs points me déroutent dans cette situation.
Les directives suivantes, extraites du code de Déontologie de la profession, s’appliquent à « l’employeur » ou patient donc :
Une attitude générale de respect.
La discrétion au sujet de sa vie privée.
L’observation d’une stricte neutralité religieuse et politique.
Quid des proches ? Peut-on, sur le plan déontologique, oublier tout égard à leur encontre, leur refuser la tranquillité politique ou religieuse à l’heure du petit-déjeuner (certaines voix n’étant pas aisées à mettre à distance, même à une extrémité opposée de l’habitation) ?
Bonus :
La ponctualité et le respect des horaires doivent être strictement respectés.
Cela concerne-t-il uniquement le retard, ou également le fait d’utiliser des prétextes pour arriver à 6h50, 10mn avant l’heure de départ de mon compagnon et moi-même ?
Ce qui me met mal à l’aise dans la situation du 25 mars :
Diminution de la crédibilité de la personne dans le débat. D’un désaccord sur un fait de société peut naître un débat plus ou moins houleux, chaque partie étayant des arguments et faisant appel à son intellect. Mais ici Mme Xavier soutient le contenu intellectuel et réfléchi de ses propos, qu’elle désire appuyer de son expérience, tout en réduisant les miens à une teneur purement émotionnelle, forcément tronquée. Elle met l’accent sur ce qu’elle nomme ma « souffrance », elle m’habille de l’attribut d’ « écorchée » pour expliquer mon avis, ce qui le rend aussitôt nul et inapproprié. Elle va jusqu’à chercher le soutien de mon compagnon dans ce mouvement de décrédibilisation.
Réduction de la personne à son « origine ethnique ». Mme Xavier n’est à ma connaissance toujours pas renseignée sur mon lieu de naissance et celui de mes parents, sur mon rapport à ce qu’elle appelle « mes ancêtres ». La pigmentation de ma peau lui suffit à dire la messe, une messe simpliste et réductrice, elle lui suffit à assener son verdict sinistre. Elle déplace mes propos sur l’actualité, propos dans lesquels je me situe en France, en tant que citoyenne française, dans un passé que je n’ai pas vécu et dans lequel elle m’enferme par association racisante. Par ailleurs, on ne souffre pas d’un passé, on souffre de ses répercussions, qui elles, se situent dans le présent. Une fois encore, mon propos est disqualifié.
Anecdote cocasse : deux jours auparavant j’étais gratifiée d’un regard très soutenu et narquois sur des mèches de mes cheveux frisées qui ont plus que tendance à s’ériger vers le haut. Bien sûr, aucune remarque n’a été proférée, Mme Xavier est décidément diplomate.
Différenciation à son avantage dans l’échelle des contributions. Cette échelle de valeur tient dans la négation effrontée de tout vécu que j’aurais pu vouloir relater, le mien comme celui de nombreuses autres personnes, par la sentence « Vous n’avez pas eu de chance », qui est, pardonnez-moi la familiarité, à tomber des nues.
Cruauté face à la détresse d’autrui. Mme Xavier me gratifie de ricanements, que je qualifie volontiers d’inhumains, dès lors qu’elle peut lire un sentiment d’humiliation sur chaque trait de mon visage. Tentative d’intimidation ?
Je serais donc en souffrance psychologique... Par ailleurs, ma faute étant ici de m’interposer dans une conversation dont je suis initialement exclue, j’en profite pour préciser que Mme Xavier a sollicité à certaines occasions mon approbation sur des faits d’actualité (comme ce fameux « violeur au tournevis ») dont je n’ai personnellement aucun besoin pour me maintenir en éveil. A de nombreuses occasions j’aurais souhaité pouvoir me tenir à mon rôle de proche en retrait, sans en avoir réellement le loisir. Un jour (comme souvent) où je suis simplement restée coite, elle est revenue vers moi après une courte tâche pour me déclarer sans à propos « qu’elle avait beaucoup de travail et qu’elle ne pouvait permettre qu’on lui mette des bâtons dans les roues ». J’en reste encore pantoise à ce jour.
En somme, la question qui me taraude est la suivante : dois-je craindre de me voir déclarer souffrant de troubles mentaux (soit à la cantonnade [communale] , soit par signalement auprès d’un professionnel de la santé) si je contrarie l’une de vos employées ?
Témoignage annexe
En complément à ce courrier, et en tant que fils de Madame Yolande ayant assisté à la situation, je me permets d’apporter quelques précisions :
Suite au débat unilatéral ayant eu lieu entre ma compagne et Mme Xavier , l’auxiliaire de vie dont il est question s’est élancée vers moi en l’absence de son interlocutrice dans une tentative d’influence de mon jugement, avec de redondantes conclusions sur la condition psychologique de ma compagne :
« Oh, elle est écorchée, ça se voit n’est-ce pas ? »
« Elle ne se rend pas compte que la réalité n’est pas comme ça ».
Vous remarquerez à nouveau l’excellence de cette rhétorique visant à faire passer le ressenti de ma compagne comme une simple crise de paranoïa.
J’en viens à mon expérience personnelle avec Mme Xavier, afin d’établir un lien rapide avec la situation évoquée plus haut. Je tiens à préciser que cela s’est passé il y a de cela quelques années et que je ne ressentais pas le besoin d’exprimer mon mécontentement jusqu’à aujourd’hui. J’y reviens aujourd’hui, étant données les similitudes des deux situations.
Lors de la venue de mon ancien médecin généraliste à domicile, votre employée, sous couvert d’exercer sa profession, s’est autorisée à circuler maintes fois dans la salle où je m’entretenais avec mon médecin. Attitude intrusive et indiscrète que je retrouve de manière récurrente chez Mme Xavier . Par pudeur et également par souci de préserver ma vie privée, au moins sur un plan médical, je me suis permis de lui faire savoir que cela me gênait. Elle s’est alors défendue en invoquant la nécessité d’effectuer son travail. Compte tenu de la profondeur de son argumentation, je me suis, je le concède quelque peu agacé.
Suite à cela, mon médecin (médecin qui, lui aussi aurait dû avoir la présence d’esprit de demander poliment à cette chère Mme Xavier de patienter ailleurs le temps de ma consultation) a dressé un bilan m’invitant fortement à aller consulter une unité psychiatrique.
J’ai également, par moi même, consulté une psychologue qui a elle-même beaucoup rigolé lorsque je lui ai annoncé le non-diagnostic du médecin suite à mon altercation avec Mme Xavier. Ladite psychologue a confirmé que l’auxiliaire de vie ne devait pas se trouver sur le lieu de l’entretien médical. D’autres tâches étaient réalisables chez Mme Yolande, et celle du moment ne m’a pas parue prioritaire. J’en viens donc à poser la question suivante : Est-il bien normal que Mme Xavier déambule lors d’une consultation médicale me concernant ? N’est- ce pas une atteinte caractérisée à ma vie privée ? Étant donné que le code de déontologie impose à vos employées de respecter la vie privée de ma mère, ne serait-il pas de bon ton d’en faire de même pour ses fils ?
En conclusion, j’émets des réserves sur le caractère professionnel du comportement de Mme Xavier. Certaines plaintes à notre encontre ont par exemple été formulées à haute voix lorsque nous occupions une pièce, concernant l’accessibilité de la pièce en question. Ses plaintes n’ont pas été suivies par une demande expresse à y entrer, ce qui peut nous porter à croire que sa remarque avait pour seul motif que de nous faire comprendre la gêne occasionnée par notre seule présence.
Je rappelle que ma mère a fait le choix en toute autonomie, et en pleine possession de ses moyens, de nous héberger moi et ma compagne, et qu’à ce titre il va de soi que les auxiliaires de vie et le personnel médical se doivent de respecter ce choix, dans la mesure où nous-mêmes ne portons pas atteinte au bon déroulement de l’exercice de leur fonction.
Pour rappel :
« L’auxiliaire de vie a pour mission de veiller au confort physique et moral des personnes qu’il (elle) a sous sa garde, tout en préservant le mieux possible leur autonomie à savoir : leur liberté, leurs activités, leurs choix et leurs goûts. »
Nous vous prions d’agréer Madame, l’expression de nos sincères salutations.