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Parler la dictature

Retour sur la novlangue benaliste

par Myriam Marzouki
30 janvier 2011

Depuis plusieurs semaines, une effervescence médiatique sans précédent rattrape deux décennies de mutisme, de mensonges et d’ignorance sur la nature du régime tunisien. La révolution de janvier oppose un démenti cinglant à tous les discours de complaisance ou de complicité qu’il est inutile de recenser ici : un wall of shame se construit actuellement sur Facebook pour archiver la succession des déclarations honteuses des responsables français depuis la prise du pouvoir par Ben Ali en 1987. Comment expliquer que de si nombreuses voix tunisiennes, depuis près de vingt ans, aient alerté l’opinion publique sans être entendues ? Comment comprendre qu’après tant de rapports de la Ligue tunisienne des droits de l’homme relayés par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), Amnesty International, Reporters sans frontières, la Tunisie ait continué à passer pour le pays ami vanté par les slogans publicitaires ?

Ben Ali a d’abord réussi, à l’intérieur du pays, à réduire la parole
publique autorisée à un niveau de médiocrité rarement atteint. J’ai vécu,
enfant, en Tunisie le "coup d’Etat médical" du 7 novembre 1987 et grandi
dans le régime de Ben Ali. Comme tous les proches, conjoints et enfants des
militants des droits de l’homme, journalistes et opposants - Sihem
Ben Sedrine, Hamma Hammami, Radhia Nasraoui, Taoufik Ben Brik parmi tant d’autres - j’ai été, plus que le reste de la population tunisienne, et plus tôt qu’elle, peut-être, exaspérée par la prose perverse du régime parce que
nous avons été confrontés à l’écart entre le discours public et le prix que
ces adversaires du régime ont payé individuellement - grèves de la faim,
emprisonnement, harcèlement de tout ordre, procès arbitraires.

En 1992, après avoir quitté la Tunisie, où j’ai grandi, pour étudier en
France, chaque retour a d’abord été le choc du contact avec la langue de la
dictature. N’en déplaise à Frédéric Mitterrand, la Tunisie de Ben Ali
a bien été la moins équivoque des dictatures, pour qui se donnait la peine
d’ouvrir les yeux et de ne pas se boucher les oreilles. De l’arrivée à
l’aéroport jusque dans la plus misérable des échoppes, dans les halls
d’hôtel clinquants, sur les routes, des affiches de Ben Ali ornées de
slogans à la gloire de l’"Artisan du changement" :

 "Ensemble derrière Ben Ali"

 "Ben Ali, on t’aime".

Dans les taxis, impossible d’éviter l’omniprésente RTCI, Radio
Tunis Chaîne Internationale : entre la millième rediffusion d’un tube ringard de pop occidentale - Whitney Houston ou Elton
John - et un échange navrant avec un auditeur, le flash info : inlassablement, avant les brèves indigentes de l’actualité internationale, une série de communiqués lus par le "journaliste" porte-voix du régime, du type :

"Le président Zine El-Abidine Ben Ali incite en permanence les associations et les organisations nationales à adhérer avec une responsabilité totale et avec efficience à la vie publique et au processus de développement global."

On n’a pas seulement étouffé un peuple en le privant de tout espace de
parole et de contestation mais aussi en produisant une novlangue inédite,
hybridation monstrueuse de verbiage technocratique, de lexique pompeux, d’un
usage délirant de la majuscule : l’"Ere du Renouveau", la "Voie du
Développement "
, la "Promotion du Changement" ont noirci des milliers de
pages des journaux officiels que plus aucun Tunisien ne se donnait la peine
de lire depuis de nombreuses années.

Il faudrait de toute urgence archiver tous les numéros de La Presse, l’organe
de propagande bénaliste où l’on pouvait lire à longueur de pages des
prouesses stylistiques telles que :

"Les journalistes tunisiens ont salué hautement le souci permanent du président Zine El-Abidine Ben Ali de promouvoir davantage le paysage médiatique tunisien, en cohérence avec la mutation qualitative du secteur de la communication, dans le monde, de manière à servir les ambitions de la société tunisienne, préserver son identité civilisationnelle et accroître davantage le rayonnement de la Tunisie, à l’échelle régionale et internationale, dans le cadre de l’engagement pour la crédibilité, l’objectivité et l’allégeance à la
Tunisie."

Comment a-t-on pu penser si longtemps que les symptômes de la dictature sont
uniquement l’assassinat politique en pleine rue ? Le cas tunisien a témoigné
avec une forme de génie de la bassesse que la dictature manifeste aussi dans
l’instrumentalisation des discours que les opinions et les dirigeants
occidentaux veulent entendre.

C’est ainsi qu’au moment où de plus en plus de voix, tunisiennes et
occidentales, commençaient, dans les années 1990, à alerter sur la situation
des droits de l’homme, le régime tunisien a inventé une ahurissante
propagande en faveur des droits de l’homme, promouvant à tout-va la liberté
d’expression dans un pays où presque aucun journal occidental d’information
n’était disponible dans le hall d’un aéroport international, où Libération et Le Monde entraient au compte-gouttes, régulièrement interdits pendant
plusieurs mois. En revanche, quotidiennement, les Tunisiens se sont vu
infliger une prose pathétique, voire comique.

Alors même que tous les journaux d’opposition étaient peu à peu laminés,
alors que le droit d’association était supprimé, qu’aucune manifestation n’a
jamais été autorisée, pendant que les opposants politiques étaient harcelés,
on pouvait lire dans La Presse en 2010 :

"Les journalistes tunisiens célèbrent cette fête dans l’engagement à accomplir le rôle qui leur revient dans la consécration des attributs d’une société moderniste et ouverte fondée sur les principes de liberté, de démocratie, de dialogue, de pluralisme et d’acceptation de l’opinion contraire."

Cette détermination puise sa force dans la volonté politique du président
qui ne cesse d’accorder au secteur de l’information et de la communication
une attention particulière et un appui constant et qui oeuvre inlassablement
à renforcer davantage le rôle de ce secteur dans l’impulsion du processus
démocratique pluraliste, à travers la consécration d’une information libre,
pluraliste et objective qui répond aux aspirations et aux intérêts du
citoyen et qui interagit avec ses préoccupations et ambitions, sur la base
du principe que la responsabilité est le corollaire de la liberté.

J’ai aussi le souvenir surréaliste d’un Festival du logiciel libre organisé
dans le port de plaisance d’une ville touristique : des chaises en
plastique, vides, surmontées de bannières blanches avec des slogans,
quelques types en bermuda et tongs, avachis derrière un ordinateur, écran
éteint, et des touristes en short flânant devant, indifférents.

La cause des femmes, extraordinaire caution auprès des opinions publiques
occidentales, a elle aussi été totalement manipulée par le régime de Ben
Ali. Voici ce qu’on pouvait lire par exemple dans La Presse en 2003 :

"Ouvrant les travaux du congrès, présidé par Chadlia Boukhchina,
présidente de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), M.
Kamel Haj Sassi, secrétaire d’Etat auprès du ministre de la culture, de la jeunesse et des loisirs, a souligné l’intérêt dont bénéficie la jeune fille tunisienne
depuis le changement et la place stratégique qu’elle occupe dans l’échelle
des priorités du projet social du chef de l’Etat, relevant que la jeunesse
féminine est une pionnière dans l’action menée par les associations
féminines en matière d’encadrement, d’enracinement des valeurs du Changement et de sensibilisation aux défis de la modernité."

Il n’y a pas jusqu’à la cause environnementale qui n’ait été elle aussi
récupérée : alors même que le développement d’un tourisme de masse aux mains de la clique au pouvoir a accéléré une destruction sans précédent du
littoral, tous les Tunisiens ont eu l’occasion de se voir gratifier, jusque
dans la ville la plus modeste, d’un boulevard de l’Environnement, avenue
sinistre, vaguement agrémentée de trois misérables palmiers et de quelques
lauriers flétris.

Cette langue absurde et vide imposée dans les frontières d’un pays cadenassé
a été soutenue en écho, à l’extérieur, et tout particulièrement en France,
par le discours de nombreux responsables politiques, agences de
communication et éditorialistes influents. Les arguties lexicales sur la
nature du régime tunisien sont le symptôme criant de l’incapacité et du
refus franco-français à distinguer le signifiant du signifié. La Tunisie de
Ben Ali a servi sur un plateau doré tous les signes démocratiques que
l’Occident voulait voir : des femmes cheveux lâchés, des plages accueillant
des touristes autorisées à s’exhiber en monokini, des supermarchés remplis,
des entreprises accueillies à bras ouverts, une libéralisation des services,
une coopération active en faveur de la lutte contre le terrorisme.

L’histoire de la relation franco-française pendant deux décennies est celle
d’un aveuglement volontaire, d’une acceptation de tous les signes clinquants
d’un toc démocratique. Elle est l’exemple de la complaisance à l’égard du
discours de communication, de la capacité des démocraties à rester les yeux
figés sur un décor. La fin de la dictature tunisienne est à l’image
grotesque de ce qu’on aurait pu qualifier de "dictature d’opérette" si tant
d’hommes et de femmes n’avaient pas payé pendant près d’un quart de siècle
le prix d’une véritable oppression.

Un despote gominé fuyant en avion, une régente de Carthage se réfugiant
quelques jours dans un hôtel de carton-pâte à Disneyland avec une tonne et
demie d’or sous le bras : quand les signes de la fin de l’ancien régime sont
devenus à ce point criants, il est devenu impossible à la France, aux médias
et aux responsables politiques de conserver ses "éléments de langage" sur la
Tunisie.

P.-S.

Cet article a été publié dans Le Monde du 22 janvier 2011. Nous le reproduisons avec l’autorisation de l’auteure.

Née en France en 1975, Myriam Marzouki a passé son enfance en Tunisie. Metteure en scène, elle adapte des textes contemporains qui abordent la question politique à travers l’écriture poétique, tels United Problems of coût de la main-d’oeuvre, de Jean-Charles Massera, en 2008, et Europeana, de Patrik Ouredník, en 2009. Elle est la fille du militant des droits humains Moncef Marzouki. Myriam Marzouki, metteure en scène, est aussi professeure de philosophie.