Dès la création du Collectif Les mots sont importants, il y a plus de dix ans, l’ethnicisation de la question sociale a été au centre de notre réflexion. Occulter les clivages de classes en mettant l’accent sur les différences culturelles, rendre l’immigration responsable d’un chômage généré en réalité par la rigueur budgétaire et les contraintes de la construction européenne, restreindre les droits des immigrés au nom de la défense de l’identité nationale : autant de stratagèmes qu’il était et qu’il est toujours important de pointer, d’analyser et de combattre. Mais cette démarche salutaire s’est vite avérée renfermer ses propres pièges. Car les questions dites ethniques ne sont pas seulement des opérations de diversion : elles existent bel et bien, même si ce n’est pas sous la forme dépolitisée ou stigmatisante qu’on retrouve dans les débats publics. Il y a bien une question raciale, qui n’est ni la criminalité des immigrés, ni le séparatisme ethnique dans les banlieues, mais la discrimination subie par leurs habitant-e-s – une discrimination que la classe politique et les grands médias entretiennent en ethnicisant lesdit-e-s habitant-e-s. Le mot diversion est donc lui-même un mot piégé, car il implique toujours le risque d’introduire une hiérarchie entre « la question sociale », identifiée à la seule question de classe, et les autres questions – de race, de genre, de sexualité – considérées comme simplement « sociétales ».
Ces dernières sont pourtant loin d’être secondaires. D’abord parce que la domination de classe elle même ne cesse de recourir aux subterfuges de la pensée raciste et sexiste : pour stigmatiser les « jeunes de banlieues » et les faire taire, l’héritage colonial a fourni son vocabulaire (sauvageons ou racailles) et ses dispositifs d’exception (forces de l’ordre spéciales et couvre-feu), et l’invention d’un problème du voile à l’école, construit de toutes pièces au printemps 2003, a permis de mettre un terme définitif à la révolte contre la réforme des retraites. De même, c’est une rhétorique viriliste qui est mobilisée pour faire passer la soumission aux intérêts des plus riches pour du courage politique.
Il est vrai que nos élites savent aussi adopter le langage de l’anti-racisme et de l’anti-sexisme : c’est par exemple au nom de l’antiracisme que le Non au référendum sur le Traité européen, réduit à un simple repli nationaliste, a été disqualifié, et on ne compte plus les féministes les plus intransigeant-e-s dès que pointe un foulard islamique ou, plus largement, dès qu’il s’agit de dénoncer le sexisme des « jeunes de banlieue ». Faut-il en conclure, comme le fait par exemple Walter Benn Michaels dans un pamphlet caricatural et au fond assez odieux [1], que ces élites sont soudainement devenues anti-racistes et anti-sexistes ? Que ces causes sont tout à coup devenues légitimes, intégrées par un système disposé à céder sur les fronts secondaires pour sauver l’essentiel : la domination économique et sociale ? Le croire serait aussi naïf que de penser que la classe dirigeante, lorsqu’elle se penche sur les « quartiers difficiles » pour y promouvoir la « mixité sociale » et la « citoyenneté », est désormais résolue à lutter contre la pauvreté. Nulle hiérarchie ne peut en fait être établie entre un front principal, le front de classe, sur lequel les dominants ne céderaient rien, et des fronts secondaires, les dominations racistes et hétérosexistes, sur lesquels ils seraient prêts à lâcher du lest.
Car après tout, s’ils savent adopter des postures antiracistes, féministes et même gay-friendly à des fins de stigmatisation des classes populaires (disqualifiées comme racistes, sexistes et homophobes), la réciproque est tout aussi vraie : les gardiens de l’ordre raciste et hétérosexiste – qui sont souvent mais pas toujours les mêmes que les défenseurs de l’ordre capitaliste – adoptent avec tout autant de facilité une posture et un vocabulaire populiste, ouvriériste voire classiste quand il s’agit de disqualifier le mouvement féministe, les revendications homosexuelles ou les luttes de l’immigration : les unes sont stigmatisées comme des bourgeoises mal baisées, les autres comme des nantis du Marais, les troisièmes comme une « beurgeoisie » bobo terrorisant les petits-blancs-prolétarisés-qui-votent-FN, et tou-te-s sont accusés de méconnaître la pauvreté voire de mépriser les pauvres – forcément mâles, blancs et hétérosexuels. Au mépris de classe déguisé en antiracisme ou en féminisme répond symétriquement ce que Christine Delphy a nommé la haine des femmes déguisée en amour des prolétaires, à quoi il convient d’ajouter la haine du « garçon arabe » déguisée en féminisme pro « beurette » et la haine de l’immigré déguisée en compassion pour le prolétariat lepénisé, ou à l’inverse – chez un Alain Soral par exemple – la haine des femmes et des Juifs déguisée en amour des Arabes [2]. Bref : le pouvoir manie à la perfection la division et les alliances opportunistes, et aucun groupe dominé ne peut à cet égard se prévaloir d’un traitement de faveur.
Si les préoccupations antiracistes et antisexistes ne constituent pas une diversion et un funeste oubli de la question sociale, c’est enfin parce que cette dernière est une totalité complexe où s’intriquent aussi bien le genre et la race que la classe. Si la catégorie des ouvriers, des chômeurs et des précaires est plus féminine que masculine, et si les non-blanc-he-s y sont sur-représenté-e-s, si la population la plus aisée est massivement blanche et masculine – et si, pour revenir au monde médiatique, le groupe des patrons de presse, des directeurs de rédaction et des grands éditocrates est quasi-exclusivement blanc et masculin – c’est bien que l’oppression raciste et sexiste est partie prenante de l’oppression économique. Dissocier la question sociale du racisme et du sexisme, réduits au rang de questions sociétales, n’a donc aucun sens.