Dans ma pratique professionnelle déjà longue de travailleur social et de formateur, qui allie l’action sur « le terrain », la transmission auprès de futurs professionnels en formation et la réflexion sur les actes que je pose quotidiennement avec différents publics aux problématiques diverses, je suis forcément confronté aux discours. Discours de mes pairs, des usagers et de la hiérarchie. Je m’arrêterai ici sur le discours de mes pairs (travailleurs sociaux et médico-sociaux) sur les usagers et leurs situations. Discours entendu au détour de discussions informelles (dans un bureau ou au « café ») ou formelles (en réunion !).
Comment les usagers sont-ils parfois qualifiés ? Et comment leur situation est-elle qualifiée ? Depuis quelque temps déjà il m’arrive d’entendre des termes comme « toxique » ou « ça pue ». Ces deux termes me semblent emblématiques d’un processus de rupture inconsciente à l’œuvre entre le travailleur social ou médico-social et l’usager.
Qualifier un usager de toxique par rapport à son entourage revient en quelque sorte à l’assimiler à une substance mortifère, comme un poison puissant ou un déchet nucléaire. Il s’agit là de dénier à cette personne toute perspective d’évolution, de transformation. Il est aussi évident que cette personne ne possède aucune potentialité, aucune qualité, aucune expérience sur lesquels s’appuyer pour mettre en place le travail pour lequel nous sommes formés.
Qualifier une personne de toxique, c’est aussi lui enlever une part de son humanité, voire la totalité. Notre rôle de travailleur social consiste au contraire à participer à la restauration de la dignité d’être humain. Dignité bien souvent bafouée par une société qui tend à ériger l’individualisme, le chacun pour soi et la compétition en valeurs absolues. De même que la peur de l’autre, de l’étranger, du « différent » constitue maintenant le fond de commerce de nombre de formations politiques constamment tirées vers le bas par le parti de toutes les peurs qui squatte impunément les médias. En tant que travailleurs sociaux, nous devons avant tout être les garants de valeurs humanistes comme la tolérance et le respect de l’humain. Et nous devons réagir face aux forces de l’obscurité car notre action est aussi politique (ensemble des affaires publiques).
Une autre expression, « ça pue », employée ici et là pour qualifier une situation, tend à s’insinuer dans nos pratiques langagières. Il ne s’agit pas ici de faire le procès de travailleurs-sociaux et médico-sociaux, mais d’identifier une dérive de langage qui, à mon sens, n’est pas sans conséquences sur la façon dont la situation sera appréhendée. Comment entamer un travail d’évaluation et de compréhension en s’appuyant sur un postulat métaphorique renvoyant, encore une fois, à une certaine toxicité ou infection ? Comment dépasser ensuite les représentations induites par cette expression ?
Le travail d’évaluation est la première étape vers l’émergence d’un accompagnement social. Si cette évaluation se base sur la formation d’un jugement préalable et sans appel, un jugement qui implique que la situation, et par extension l’ensemble de ses protagonistes, donc l’usager, est à tenir à distance du fait de l’odeur (même si il s’agit d’une odeur virtuelle, ou métaphorique), alors le travail social n’a plus lieu d’être. Car accompagner signifie entre autre : « marcher à coté de » – ou plus littéralement : « manger le pain avec ». Maintenir une distance est bien sûr nécessaire en travail social, mais celle-ci s’inscrit avant tout dans une dimension de respect de l’usager et de professionnalisme, et non dans un système de préjugés relevant du café du commerce.
De plus cette expression « ça pue » renvoie à un système normatif en termes d’hygiène et de propreté qui peut faire écho aux mouvements dits hygiénistes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, hantés par la présence ouvrière au sein des villes.
En définitive, même si il s’agit de simples mots, utilisés sans doute sans arrière pensée, il reste qu’ils introduisent (ou réintroduisent) dans le champ du travail social la main de l’idéologie dominante basée sur la peur de l’autre et sur la scission de la société en deux entités : ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas vraiment. En tant que travailleurs sociaux nous ne pouvons cautionner cela, et nous devons prendre conscience que les mots, tous les mots que nous utilisons, sont importants. Il faut savoir prendre des distances avec un vocabulaire largement utilisé par d’autres à des fins de stigmatisation et de discrimination.