Le 20 janvier 2011, ce sont des anticolonialistes très « modérés » qui sont à l’honneur : Félix Eboué (1884-1944), Gabriel Lisette (1919-2001) et René Maran (1887-1960). Ces « ultras marins noirs » étaient « vus parfois par les Africains comme des traîtres », reconnaît Pierre Gény qui ajoute cependant qu’ils « ont servi de facilitateurs, de passeurs ». Le verbe « servir » est adapté : éminents collaborateurs de l’administration coloniale, ces trois hommes, présentés ici comme « artisans de l’émancipation », se montrèrent plutôt dociles et conciliants à l’égard du colonialisme triomphant. « Ils ont apporté leur sensibilité et leur couleur », indique M. Gény.
Toujours sous la supervision de Pierre Gény, la promenade historique vers « l’Afrique indépendante » se poursuit le 27 janvier avec un « focus » sur trois opposants africains à la conquête coloniale française, à la fin du 19e siècle : Behanzin (1844-1906), Lat-Dyor Diop (1842-1886) et Samory Touré (1835-1900). Quoique résistants, est-il précisé, ces « trois hommes qui ont pris les armes » furent finalement défaits par la « puissance logistique de leurs adversaires »... avant d’être soigneusement massacrés, emprisonnés ou exilés.
Par souci d’équilibre sans doute, Direct Matin abandonne les hommes « sensibles » et de « couleur » à partir du 3 février, pour s’intéresser à des gens plus sensés (et sans couleurs…) : les médecins français qui ont accompagné l’œuvre coloniale. Les bonnes actions de ces messieurs permettent au journal de poser enfin la question importante :
« Quels sont les apports de la colonisation ? ».
La réponse ne se fait pas attendre :
« Il est un secteur où tout le monde semble d’accord : les progrès dans le domaine de la santé ».
Et le bon M. Gény d’insister :
« Ces progrès en matière de santé vont être déterminants dans la construction des Etats et contribuer à leur indépendance ».
Et voilà comment Albert Schweitzer (1875-1965), Eugène Jamot (1879-1937) et Louis-Paul Aujoulat (1910-1973) [2], icônes et agents du colonialisme, deviennent des « personnalités qui ont œuvré pour l’indépendance »...
La suite de la série, la semaine suivante, est encore plus stupéfiante. Qui sont les héros de l’indépendance africaine que célèbre Direct Matin le 10 février 2011 ? Nul autres que ceux qui ont conquis l’Afrique et soumis les résistants grâce à leur « puissance logistique » : Louis Faidherbe (1818-1889), Joseph Gallieni (1849-1916) et Joseph Joffre (1852-1931). Eh oui, ceux qui ont soumis une bonne partie de l’Afrique, n’hésitant pas à faire couler beaucoup de sang se retrouvent eux-aussi, par la magie du journalisme bolloréen, promus artisans de l’indépendance !
« Les militaires n’ont pas fait que conquérir des portions de territoires », justifie le journal :
« En Afrique, ils ont également pris part à leur aménagement. Construction de ports, de routes, de voies ferrées, édifications d’écoles, de dispensaires, autant d’infrastructures auxquelles ils ont contribué avec, pour but, la naissance d’un Etat viable ».
Pour comprendre cet étonnant traitement des « indépendances africaines » par Direct Matin, sans doute faut-il se tourner vers Vincent Bolloré lui-même, propriétaire du journal. Ayant pris le contrôle de divers groupes industriels coloniaux ces trente dernières années, l’homme d’affaires s’est en effet constitué un véritable empire africain, dont la principale spécialité est la « logistique » : « ports », « routes », « voies ferrées »… (cf. la vidéo institutionnelle sur les activités logistiques de Bolloré en Afrique, sur le site Bolloré.com, rubrique « Film », sous-rubrique « Transport et logistique Afrique »).
Evidemment, reconnaît M. Gény à propos des trois militaires qui sont passés « des champs de bataille aux chantiers »,
« toutes ces infrastructures avaient une visée stratégique, car elles permettaient d’assurer un meilleur contrôle des territoires ».
Parce que la « stabilité » maintenue à coup de fusil dans les néocolonies, mérite remerciement, le groupe Bolloré n’hésite pas à mettre la main à la poche lorsque quelque épouse présidentielle africaine désire, digne héritière de l’ordre colonial, bâtir à son tour « écoles » et « dispensaires »… [3] Faut-il rappeler que Vincent Bolloré, conquérant post-colonial et logisticien afro-milliardaire, est aussi un fervent catholique ?
« Impossible d’évoquer l’indépendance africaine sans parler du rôle de la religion. À ce titre, le christianisme, à l’instar de l’islam, a beaucoup oeuvré en faveur de l’émancipation du continent noir... »
(Direct Matin, 17 février 2011)