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Abou Bakari Tandia, Abdelhakim Ajimi, Pascal Taïs

Trois cas, parmi de trop nombreux autres, de crimes policiers

par Amnesty International
30 janvier 2013

Sept ans après la mort d’Abou Bakari Tandia, mort en janvier 2005 après une garde à vue au commissariat de Courbevoie, la juge d’instruction a prononcé, en septembre dernier, un non-lieu pour les 5 policiers présents au commissariat. La famille a fait appel, et l’’audience est fixée au mardi 12 février 9h à la cour d’appel de Versailles, 5 rue Carnot, Versailles  [1]. En guise d’appel à s’y rendre pour soutenir la famille, nous republions trois extraits d’un récent rapport d’Amnesty International intitulé Des policiers au-dessus des lois, qui reviennent sur trois morts et sur leur absence de suites judiciaires : celle d’Abou Bakari Tandia donc, mais aussi celle d’Abdelhakim Ajimi et celle de Pascal Taïs – morts tous les trois, dans des conditions non-élucidées, après une rencontre avec la police.

Abou Bakari Tandia

Abou Bakari Tandia, Malien en situation irrégulière qui vivait en France depuis treize ans, est mort après être
tombé dans le coma en garde à vue au commissariat de Courbevoie, en décembre 2004. Plus de quatre ans
après, on ignore toujours la cause de sa mort.

Abou Bakari Tandia a été interpellé dans la rue par des policiers le soir du 5 décembre 2004, vers 20 heures, et emmené au commissariat pour un contrôle d’identité. Tombé dans le coma dans sa cellule, il a été transporté vers minuit par les services d’urgence à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris, puis transféré à l’hôpital Louis-Mourier, à Colombes. Il est resté dans le coma jusqu’à sa mort, le 24 janvier 2005.

Sa famille n’a été informée de son arrestation et de son hospitalisation que le 9 décembre. Ses proches se sont alors rendus à l’hôpital accompagnés d’un représentant du consulat malien, mais ils ont dû attendre encore trois jours avant de voir Abou Bakari Tandia car les deux policiers qui gardaient sa chambre ont affirmé qu’il se trouvait toujours en garde à vue. Les membres de sa famille affirment que, pendant toute la durée de son hospitalisation, les policiers et le personnel médical ne les ont pas tenus informés et les ont
traités avec animosité. Quand ils ont demandé à connaître les causes de la mort d’Abou Bakari Tandia, le personnel médical leur aurait répondu de s’adresser à la police. Le rapport d’autopsie attribue le décès à une « décompensation viscérale », mais sans préciser ce qui l’a provoquée.

Quand les proches d’Abou Bakari Tandia ont enfin été autorisés à aller le voir à l’hôpital, il était déjà en état de mort cérébrale. Ils ont constaté que son corps était gonflé et que sa poitrine présentait une grande blessure ronde, dont il n’est fait état dans aucun rapport médical. Ils ont aussi constaté l’absence de plaies visibles sur le crâne, alors que la police affirmait qu’il était tombé dans le coma après s’être volontairement frappé la tête contre le mur de sa cellule. Ni le rapport d’autopsie, ni les rapports médicaux des deux hôpitaux où il a séjourné ne font état de blessures à la tête.

Dans la nuit où Abou Bakari Tandia a été arrêté et admis à l’hôpital, le procureur de Nanterre a été alerté de son état de santé et s’est rendu sur place. En mars 2005, il a classé l’affaire sans suite, n’ayant trouvé dans
le rapport de l’IGS sur cette affaire aucun élément justifiant l’ouverture de poursuites. En avril, la famille d’Abou Bakari Tandia a porté plainte pour « actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort » ; l’affaire a donc été rouverte et confiée à un juge d’instruction en juin. À peu près au même moment, les proches de la victime ont appris que la caméra de surveillance de la cellule d’Abou Bakari Tandia ne fonctionnait pas la nuit de son arrestation parce qu’un détenu en avait arraché les fils.

L’affaire n’a ensuite pas beaucoup avancé jusqu’à ce que, plus de deux ans plus tard, en novembre 2007, la famille prenne un nouvel avocat. Celui-ci a formulé un certain nombre de demandes d’actes auprès du juge d’instruction et du parquet, ce qui a permis de découvrir de nouveaux éléments de preuve importants. En avril 2008, l’avocat a demandé officiellement que les vêtements d’Abou Bakari Tandia soient produits à titre
d’éléments de preuve. Abou Bakari Tandia avait été admis nu à l’hôpital, et sa famille affirme que le commissariat ne lui a jamais rendu ses habits
ni ses effets personnels.

Quand, au lendemain de sa mort, ses proches ont demandé à les récupérer, le commissariat leur a répondu qu’il ne les avait pas. Il semble que, lors de la première enquête, les enquêteurs de l’IGS n’aient pas réclamé ces vêtements. À la suite de la demande de l’avocat, un pantalon et une veste sans manches ont été remis à la justice par le commissariat. Cependant, comme Abou Bakari Tandia a été arrêté dans la rue au mois de décembre, sa
famille pense qu’il devait porter au moins une chemise ou un pull, qui n’a jamais été retrouvé. Or, un tel vêtement porterait probablement la trace de la blessure constatée sur le torse d’Abou Bakari Tandia, et pourrait en indiquer la cause.

Fin 2008, une nouvelle enquête de l’IGS ouverte à la demande de l’avocat de la famille a révélé qu’il n’existait aucune trace de panne de la caméra de surveillance de la cellule d’Abou Bakari Tandia, qu’aucun technicien
n’était intervenu pour la réparer et que, compte tenu de l’endroit où elle se trouvait dans la cellule, elle était hors d’atteinte de quiconque, et il était impossible d’en arracher les fils. L’avocat a donc porté plainte pour faux témoignage contre le policier qui avait affirmé que la caméra avait été vandalisée par un détenu.

Immédiatement après la mort d’Abou Bakari Tandia, l’IGS a demandé son dossier médical à l’hôpital, mais on lui a répondu qu’il avait été perdu. Ce n’est qu’en janvier 2009, lorsque l’avocat de la famille a porté plainte pour « destruction de preuves », que l’hôpital a fourni ce dossier, révélant qu’il avait été égaré puis retrouvé deux mois après la mort d’Abou Bakari Tandia mais que personne n’avait alors contacté la juridiction d’instruction pour l’en informer. De même, en août 2008, des radios et des notes médicales ont été remises au juge d’instruction par le parquet, qui a affirmé qu’elles avaient été rangées par erreur dans un mauvais dossier pendant les trois ans et demi écoulés. Des médecins légistes sont en train d’examiner ces documents
médicaux afin d’essayer de déterminer les causes de la mort d’Abou Bakari Tandia. Leurs conclusions sont attendues en mai.

Le 24 janvier 2009, lors d’une conférence de presse, l’oncle d’Abou Bakari Tandia a de nouveau réclamé une enquête exhaustive. Il a réfuté une nouvelle fois les affirmations de la police selon lesquelles Abou Bakari Tandia serait tombé dans le coma après s’être infligé lui-même des blessures, déclarant : « S’ils nous avaient dit que c’était un accident, ou qu’il y avait eu des violences, nous aurions compris. Nous sommes des êtres humains. Mais qu’ils ne nous disent pas qu’il s’est frappé la tête contre le mur. Cela n’a aucun sens. Nous voulons juste savoir la vérité pour pouvoir faire notre deuil. »

Abdelhakim Ajimi

Le 9 mai 2008, Abdelhakim Ajimi est mort à Grasse après avoir été maîtrisé par des policiers lors de son arrestation. Les moyens de contrôle utilisés à son égard semblent avoir été similaires à ceux qui ont causé la mort de Mohamed Saoud en 1997.

Le 9 mai dans l’après-midi, Abdelhakim Ajimi s’est rendu à sa banque, le Crédit agricole, pour y retirer de l’argent. Selon des
témoins, ayant essuyé un refus, il s’est montré agressif et le directeur de la banque a appelé la police. Abdelhakim Ajimi a quitté
la banque, mais un groupe de policiers l’a rejoint près de son domicile, boulevard Victor-Hugo, et a tenté de l’arrêter. Il aurait semble-t-il violemment résisté et se serait battu avec les policiers. La vitrine d’un magasin a été brisée et l’un des policiers a eu la clavicule fracturée au cours de l’affrontement.

D’après les informations publiées dans les médias, plusieurs témoins ont déclaré qu’ils avaient été choqués par la façon dont les policiers traitaient Abdelhakim Ajimi et que la force utilisée contre lui paraissait excessive. Après que le jeune homme eut été menotté, ont précisé ces témoins, il a été maintenu à plat ventre sur le sol par trois policiers pendant une période prolongée. Un témoin affirme que l’un des policiers a donné deux coups de poing à Abdelhakim Ajimi pendant qu’il était plaqué au sol. Un autre policier appuyait sur son dos avec son genou, tandis qu’un troisième pratiquait une clé d’étranglement. Selon des témoins, le visage d’Abdelhakim Ajimi est devenu violacé ; de toute évidence, il ne pouvait pas respirer.

Des services de secours sont arrivés sur les lieux et le policier blessé a été conduit à l’hôpital. Toujours selon des témoins, les policiers ont dit aux secouristes qu’il était inutile de s’occuper d’Abdelhakim Ajimi, car ils maîtrisaient bien la situation. Abdelhakim Ajimi a été embarqué dans la voiture de police et emmené au poste, où il a été déclaré mort à 16 h 30. Selon les déclarations de la police, Abdelhakim Ajimi était vivant, mais dans un état de grande faiblesse à son arrivée au poste. Les policiers affirment qu’ils ont tenté de le ranimer mais que leurs efforts et ceux des secouristes appelés au poste sont restés vains. Cependant, plusieurs témoins de son arrestation pensent qu’il était déjà mort quand il a été placé dans la voiture de police.

Deux jours après le drame, le préfet des Alpes-Maritimes a fait une déclaration aux médias, dans laquelle il a affirmé :

« Aucun élément ne permet actuellement de mettre en cause l’action des fonctionnaires ».

Le 13 mai, le procureur de la République à Grasse a néanmoins ouvert une enquête pour « homicide involontaire ». D’après les informations fournies par les médias, le rapport d’autopsie initial n’a pas permis d’aboutir à une conclusion. On y trouvait la double mention de « possibles signes d’asphyxie » et de « possible pathologie cardiaque ».

Fin novembre, une expertise médicale a été remise au juge d’instruction. Selon ce rapport, la mort a été causée par une « asphyxie mécanique » due à l’association de la pression prolongée exercée sur le thorax de la victime plaquée au sol et de son étranglement par une clé de bras.

Les deux policiers soupçonnés d’avoir tué Abdelhakim Ajimi ont été convoqués devant le juge d’instruction le 16 décembre, mais ils n’ont pas encore été mis en examen. Leur avocat a affirmé qu’ils avaient agi conformément à la formation qu’ils avaient reçue, en utilisant les techniques en vigueur. Tous les policiers impliqués dans l’affaire continuent à exercer leurs fonctions à Grasse tandis que l’enquête se poursuit.

Pascal Taïs

Le 1er juin 2006, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu son arrêt dans l’affaire Taïs C. France (requête no 39922/03). Elle a jugé que le décès de Pascal Taïs pendant sa garde à vue constituait une violation du droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme, CEDH). La Cour a également conclu qu’en ne menant pas d’enquête effective sur les circonstances du décès, les autorités françaises avaient aussi violé les obligations incombant au gouvernement aux termes de l’article 2.

Dans la soirée du 6 avril 1993, Pascal Taïs et sa compagne ont été victimes d’un accident de la circulation bénin ; par la suite, ils ont été interpellés par la police lors d’une rixe survenue à Arcachon vers 23 h 45. Pascal Taïs a été conduit à l’hôpital vers minuit pour y subir un examen médical, mais il a refusé d’être examiné et s’est montré agressif. Les policiers l’ont soumis à la contrainte et l’ont frappé à coups de matraque pour le maîtriser. Le certificat médical établi par la médecin de garde faisait mention de l’état d’ébriété de Pascal Taïs, mais d’aucun signe de blessure. Pascal Taïs a été conduit au commissariat d’Arcachon et placé dans une cellule de dégrisement pour la nuit.

Le lendemain matin, vers 7 h 30, Pascal Taïs a été retrouvé mort dans sa cellule, gisant dans une mare de sang mêlé d’excréments. Selon le rapport établi après l’autopsie réalisée le jour même, le corps présentait de nombreuses blessures, dont de multiples ecchymoses et érosions sur le visage et sur le corps, deux côtes fracturées et des lésions à un poumon et à la rate. En conclusion, affirmait le rapport, Pascal Taïs était mort d’une hémorragie causée par une lésion de la rate.

Une information judiciaire a été ouverte sur le décès, les parents de Pascal Taïs se constituant partie civile. Cependant, le 28 juin 1996, le juge d’instruction a classé l’affaire en déclarant que rien ne permettait d’affirmer que les policiers de garde au commissariat aient été responsables des blessures qui avaient causé la mort de Pascal Taïs, et il a conclu que l’origine des blessures était inconnue. Le 19 juin 2003, la cour d’appel de Bordeaux a confirmé la décision du juge d’instruction.

La Cour européenne des droits de l’homme a précisé dans son arrêt que l’État avait l’obligation de protéger la vie des personnes en garde à vue. En l’occurrence, la Cour a noté une discordance entre le certificat médical établi lors du passage de Pascal Taïs à l’hôpital dans la soirée du 6 avril et le constat fait lors de l’autopsie, ainsi qu’une contradiction entre la feuille d’écrou (qui rend compte de la période d’enfermement en cellule de dégrisement) et d’autres descriptions du comportement du jeune homme. Elle a souligné qu’aucune explication plausible n’a été présentée au sujet des blessures (qui ne peuvent être survenues que pendant la détention). La Cour en a conclu que les autorités françaises étaient responsables de la mort de Pascal Taïs et qu’elles avaient violé l’article 2 de la CEDH, qui garantit le droit à la vie.

La Cour a ajouté qu’« une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquête sur le décès d’une personne détenue, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux ». Elle a observé que dans l’affaire Taïs c. France, à l’issue de plus de dix ans d’enquêtes menées par les tribunaux nationaux, la cause du décès n’avait toujours pas été établie. Le juge d’instruction n’a entendu les policiers concernés que quatre ans après les faits et a refusé la reconstitution des faits demandée par la partie civile, alors que cela aurait pu aider à établir la cause de la lésion splénique de Pascal Taïs.

Aucune déposition détaillée de la compagne de Pascal Taïs n’a été recueillie, alors qu’elle avait été interpellée en même temps que lui et qu’elle était en garde à vue dans le même commissariat la nuit de la mort du jeune homme.

La Cour a par conséquent considéré que l’enquête menée par les tribunaux français n’avait été ni efficace ni prompte et que cela constituait en soi une violation des obligations incombant à la France en vertu de l’article 2.

Présentation générale du rapport d’Amnesty International

Autres extraits :

Josyane, Salif, Albertine, Évelyne et Patricia

Fatimata M’Baye, Lamba Soukouna

Cf. aussi :

1997-2003 : Six ans d’impunité policière

P.-S.

Ce texte est extrait du rapport d’Amnesty International : Des policiers au dessus des lois ?, dont nous recommandons la lecture intégrale. Le rapport est téléchargeable ici.

Sur « l’affaire Pascal Taïs », on lira aussi la monographie que lui a consacrée Maurice Rajsfus aux Éditions L’Esprit Frappeur.

Notes

[1Pour y aller : RER-C, descendre à Versailles-rive gauche, puis 12 minutes de marche