4. " Les femmes algériennes nous mettent en garde : elles savent, elles, ce que c’est que l’intégrisme "
Réponse :
Cet argument est construit sur le même modèle que le précédent, et il pose le même type de problèmes. Tout d’abord, les femmes algériennes ne forment pas un bloc homogène. Si, pour des raisons aisément compréhensibles, elles sont sûrement plus nombreuses que les hommes à percevoir la régression que constituent les idées du FIS, il ne faut malgré tout pas les essentialiser, les uniformiser, pour mieux ensuite les instrumentaliser. Il y a des femmes qui ont voté pour le FIS, et il y a surtout des femmes qui, tout en étant radicalement opposées aux valeurs du FIS, ont estimé que la stratégie des " éradicateurs " n’était pas la bonne. On ne peut donc pas invoquer , en bloc, " les " femmes algériennes en tant que porteuses d’un même regard et d’une même stratégie contre l’intégrisme.
Par ailleurs, si une leçon peut être tirée de l’expérience algérienne, c’est qu’effectivement, toute concession faite par l’État aux intégristes (comme, du reste, au Front national en France) apporte à ces intégristes une légitimation qui crée les conditions de con succès aux élections ; mais en l’occurrence, la concession n’est pas le fait d’autoriser une jeune fille de porter un foulard à l’école (un droit n’a qu’une faible valeur normative : ce qui est permis n’est pas prescrit, et encore moins obligatoire ; le droit, c’est l’autorisation de faire une chose, ou de ne pas la faire) ; la concession réelle, lourde de conséquences, c’est le Code de la famille voté par l’État FLN. Or, rien d’équivalent n’est à l’ordre du jour en France.
Par ailleurs, aussi bien en Algérie que, d’une autre manière, en Tunisie, l’histoire ne montre pas que la " manière forte " face aux courants politiques islamistes permet de faire disparaître ces courants et de préserver les droits fondamentaux de la personne humaine. Non seulement l’État s’autorise alors, au nom de la lutte " prioritaire " contre le " mal absolu ", des moyens que la morale et les conventions internationales réprouvent ; mais en plus, l’adversaire continue de prospérer. C’est en tout cas le tableau que dressent de la Tunisie des militants de la Fédération des Tunisiens Citoyens des deux rives. Démocrates et laïques, ils voient dans l’islamisme un écueil, mais ils sont obligés de constater que la laïcisation " par en haut " et " par la force " que Bourguiba avait engagée, puis la répression brutale que Ben Ali a déployée pour seule réponse face aux courants islamistes, ont abouti à un résultat alarmant : la Tunisie est aujourd’hui un État laïque, certes, mais dictatorial, avec une opposition islamiste qui prospère de plus en plus.
Enfin, qu’il s’agisse de l’Iran ou de l’Algérie, ou encore de l’Afghanistan, il est non seulement faux, mais aussi très dangereux, de surestimer les liens qui existent entre les foulards d’ici et les foulards de là-bas. Le port du foulard n’a pas forcément la même genèse, les mêmes motivations, et donc les mêmes significations ici et ailleurs, hier et aujourd’hui. S’il peut exister en France des mouvements islamistes affiliés à des groupes étrangers, il ne faut pas surestimer leur poids, ni sous-estimer les raisons franco-françaises qui peuvent expliquer la relative augmentation du nombre de femmes portant le foulard. Il est notamment un peu trop commode de se focaliser sur " l’internationale islamiste ", et d’occulter les décennies de relégation et de discrimination, la gestion policière et néo-coloniale de l’immigration et des banlieues, et deux décennies de démolition ou de récupération de toutes les formes de contestation laïques issues de la Marche pour l’Égalité de 1983. Ainsi que la stigmatisation à outrance de l’islam par la classe politique, qui a donné au foulard une dimension d’étendard politique qu’il n’était pas forcément appelé à avoir dans la France du début des années 1980.